La littérature corse s'est rarement aussi bien portée. Jean-Marc Graziani signe "De nos ombres", un premier roman qui s'apparente à un coup de maître. Alors que s'ouvrent à Bastia, les rencontres littéraires Libri Mondi, ,rencontre avec un pompier/écrivain/historien qui ne mâche pas ses mots.
Son premier roman, De nos ombres, est sorti il y a à peine une semaine dans les librairies. Publié par les très recommandables éditions Joëlle Losfeld, un label pour le moins prestigieux pour un nouvel auteur.
D'autres arpenteraient le boulevard Paoli en se rengorgeant, remplissant la ville de leur réussite. Pas Jean-Marc Graziani.
"J'ai du mal à voir le verre à moitié plein, c'est dans ma nature. Je n'ai pas l'habitude de tout ça, je suis un novice dans le monde de la littérature, alors je ressens la sortie de ce premier livre avec les tripes..."
"Pas du tout, l'art appelle la critique. Et puis, les premiers retours, des blogs, des libraires, des lecteurs, sont bons. Quand je les lis ça me fout des frissons...Je n'ai pas peur d'être critiqué. Ca ne me fait pas mal. Ce qui me fait mal, c'est la peur d'être invisible".
Le quadragénaire a passé du temps sur son premier livre, il l'a travaillé, retravaillé, il y a mis beaucoup de lui, beaucoup de sa vie et de son monde.Je ressens la sortie de ce premier livre avec mes tripes
Avec une sincérité et une audace parfois bouleversantes.
Alors aujourd'hui, il aimerait que De nos ombres soit lu. Par le plus grand nombre. "Attention, je ne trouve pas mon roman meilleur que les autres. Mais je ne peux m'empêcher de me dire, "pourquoi pas ?" Jusque-là, dans cette aventure, tout tient du miracle, et les bonnes choses tu t'y habitues !"
Libérer les morts de leurs secrets
Est-ce du pessimisme, ou une manière de conjurer le mauvais sort en s'attendant au pire, pour laisser toute la place au meilleur ?Ce ne serait guère étonnant de la part de l'auteur de De nos ombres, où les croyances ancestrales, les superstitions, et plus largement l'irrationnel, ont toute leur place.
Le roman débute en 1954, à Bastia. Joseph, un petit garçon âgé d'une douzaine d'années, découvre, en musardant dans un grenier poussiéreux, qu'il a un don.
Il entend des voix, qui l'invitent à libérer les morts de leurs secrets. Et lui demandent de rappeler au monde qu'ils "étaient de sang, (...) qu'ils étaient de larmes, (...) qu'ils étaient en vie."
Il serait dommage d'en dire plus sur l'intrigue, et de déflorer un récit aux multiples ramifications, où les voix des différents narrateurs se mêlent à celles des esprits qui hantent la Corse des années 50.
"En général, quand on me demande de quoi parle le livre, je dis juste que ce sont deux histoires qui se répondent. Une histoire familiale, locale, qui va rejoindre une histoire plus universelle, et les deux vont faire naître un jeu de miroirs entre plusieurs époques", confie l'écrivain.
Un parcours atypique
L'entretien avec Jean-Marc Graziani se déroule à l'ombre de la préfecture de Haute-Corse.L'année dernière, le Bastiais y était décoré, avec une poignée de collègues, de la médaille d'argent de la Défense nationale. Un honneur qui venait saluer son comportement exemplaire, et courageux, lors de la fusillade dramatique qui avait ensanglanté le quartier de Montesoro en janvier 2019.
Son métier de pompier, Jean-Marc Graziani l'aime profondément, et il entend bien ne pas le négliger alors qu'une autre carrière se dessine dans le monde de l'édition.
Ses études, pourtant, le destinaient à autre chose que l'uniforme.
Après une année de lettres sup' à Bastia, au Fango, Jean-Marc Graziani poursuit un cursus d'histoire à Corte, où il décroche sa maîtrise en Histoire ancienne avec mention très bien et félicitations du jury. L'année suivante, sa compagne tombe enceinte. Et il décide de mettre un terme à son DEA.
"Je travaillais sur les guerres Puniques. J'avais trouvé quelque chose qui me plaisait vraiment... Et puis le destin s'en est mêlé. J'avais une bourse mais il fallait subvenir à nos besoins, avec notre enfant qui arrivait, alors j'ai passé le concours de pompier, comme mon père, et je l'ai décroché".
Les premières années ne sont pas vraiment propices à l'écriture, un exercice qui attirait pourtant Jean-Marc Graziani, et auquel il s'était essayé plusieurs fois...J'ai passé des années à jouer à FIFA, j'étais le meilleur de la caserne !
"J'ai eu tendance à m'installer dans un train-train... Tu travailles un jour sur quatre, tu es avec des types plutôt sympas et loin d'être cons, tu vas faire de la montagne, tu joues au foot avec eux...J'ai passé des années à jouer à FIFA, j'excellais, j'étais le meilleur de la caserne !", s'amuse le quadragénaire.
Alors je me suis lancé."
Un style superbe
Résultat, des années après, ce formidable De nos ombres, qui, malgré les craintes de son auteur, risque fort de marquer de son empreinte la littérature insulaire, et devrait faire son chemin de l'autre côté de la méditerranée. Fort d'un style superbe, et d'une force d'évocation renversante, faite pour dépasser les frontières de l'île.Au côté d'un prix Goncourt, Nicolas Mathieu, de deux Grands prix de littérature policière, Marion Brunet et Richard Morgiève, et d'une poignée d'autres auteurs et autrices à la renommée bien assise. Sa première apparition publique en tant qu'écrivain.
Chez lui.
Jean-Marc Graziani éclate de rire, le regard pétillant, pas encore totalement certain qu'il est, désormais, passé de l'autre côté du miroir...