Jérôme Ferrari est l'un des invités du festival Libri Mondi, qui se déroule du 13 au 15 septembre à Bastia. Le lauréat du Goncourt 2012, qui vient de publier son nouveau roman Nord Sentinelle, a accordé un entretien à nos équipes, en marge de ces rencontres littéraires.
France 3 Corse ViaStella : Votre nouveau roman Nord Sentinelle a reçu l'assentiment de la critique, cela vous fait-il toujours plaisir ?
Jérôme Ferrari : Bien sûr que cela me fait plaisir. On n'écrit pas des livres nécessairement pour recevoir l'assentiment de la critique, mais évidemment qu’on y est toujours sensible. Ce serait difficile de ne pas l'être.
Vous ne ressentez pas cette "malédiction" d’après le prix Goncourt, cette page blanche, cette pression pour faire un autre roman aussi bon que celui qui a été primé ?
D’abord, je ne suis pas sûr que le prix Goncourt soit un gage automatique de qualité. En revanche, il fait en sorte qu’il y ait beaucoup d'attention attirée sur un roman en particulier, ce qui peut être un peu effrayant pour la suite. Mais ce sont des questions que je me suis posées après 2012. Depuis, j'ai écrit. Je ne me pose plus du tout ces questions-là.
Dans ce roman, vous vous attaquez notamment au tout tourisme, en tout cas au tourisme de masse et au fait que les "indigènes" caricatureraient leur identité face à ce flot de touristes. Avez-vous le sentiment que les choses ont changé, puisque la Méditerranée, depuis les Grecs, les Romains, était une terre d'accueil ; c’est fini désormais ?
Je ne pense pas que le tourisme ait grand-chose à voir avec l'accueil. Il y a la même différence entre le tourisme et l'accueil qu'entre l'hospitalité et un hôtel, par exemple. Ce n'est pas du tout le même ordre d'idée. Par ailleurs, ce n'est évidemment pas un roman qui défend une thèse et notamment la thèse radicale selon laquelle il faudrait virer tous les gens qui mettent le pied sur le rivage. Ça, c'est la théorie d'un narrateur qui est à la fois exaspéré, de très mauvaise humeur et de très mauvaise foi.
Ce narrateur, c'est un peu vous quand même : un professeur qui a vécu à l'étranger, qui travaille en Corse...
Ah non, non... Je partage des traits biographiques avec le narrateur, mais ce n'est pas moi. Je n'arriverai jamais à écrire un roman si le narrateur devait être moi. Ce qui est intéressant dans un roman, c'est de prendre la parole à la place de quelqu'un d'autre, et ce n'est certainement pas de se servir du personnage comme d'un masque qu'on enfile pour dire ce qu'on pense mais qu'on n'ose pas dire.
La Corse est tout de même moins bétonnée que certains rivages espagnols, la Côte d’Azur, l'Italie, voire l'Algarve portugaise...
C'est certain. J'ai eu l'occasion d'aller le constater moi-même la première fois que je suis allé sur la côte espagnole à Alicante. Mais la question n’est pas tellement le béton. Au départ, je ne tenais même pas particulièrement à ce que le roman ait lieu en Corse. J'aurais voulu imaginer un endroit paradigmatique du tourisme, sauf que ça ne marche pas comme ça, un endroit paradigmatique qui n'est pas situé quelque part, ce n'est pas un vrai endroit, ce n'est pas authentique... Et donc je me suis dit que, après tout, si j'avais besoin d'un lieu qui pouvait servir d'exemple à une certaine pratique du tourisme, la Corse ferait l'affaire aussi bien qu'un autre. Et comme c'est un endroit que je connais, c'était le plus simple. Et ce n'est pas une question de bétonisation, ce qui m'intéressait, c'est la transformation du rapport qu'on peut avoir avec l'autre...
Quand on se folklorise ?
Pas nécessairement, mais un peu quand même. Et même si on ne se folklorise pas, quand les gens arrivent, ils sont toujours à la recherche de quelque chose qu'ils ont imaginé avant, et dont ils cherchent la confirmation. Et il me semble qu'il y a toujours une dialectique un peu perverse entre celui qui regarde et celui qui lui donne à voir ce qu’il est venu chercher.
Voir mes anciens romans comme une critique du nationalisme relève un peu du contresens. J'essaie de montrer les choses dans l'étendue de leur complexité.
Jérôme Ferrari
Dans vos romans précédents, vous vous montrez critique vis-à-vis de la politique et des nationalistes. L'un d'eux, sur son blog, a beaucoup vanté votre dernier roman en disant qu'il adhérait complètement à votre vision de ce que le tourisme de masse pouvait entraîner sur la société corse : il s’agit de Jean-Guy Talamoni.
Je ne savais pas que Jean-Guy Talamoni avait écrit quelque chose, mais je suis ravi car c'est quelqu'un que j'apprécie, que je vois de temps en temps. Par ailleurs, je voudrais juste préciser qu'en fait, un roman ne consiste pas à faire la critique ou l'apologie de quelque chose. Voir mes anciens romans comme une critique du nationalisme, à mon avis, relève un peu du contresens. J'essaie de montrer les choses dans l'étendue de leur complexité.
Jean-Guy Talamoni vous adresse un petit reproche : il dit que vous dénoncez une défaillance collective alors qu'il y a des gens formidables sur l'île. Il ajoute que lui-même, en tant que professeur, voit des jeunes qui sont bien plus intéressants que votre personnage, Alexandre...
Je suis professeur moi-même, et heureusement, je vois de nombreux jeunes formidables ! Sinon je pense que j'arrêterai d'être professeur, ce serait assez simple... Mais un personnage de roman ne peut pas être l'exemple type de l'idéal qu'on voudrait voir. Par ailleurs, dans le roman, le narrateur déteste son petit-cousin et dit pis que pendre à son sujet, mais je ne suis pas sûr qu'il faille prendre au pied de la lettre tous les jugements du narrateur, qui est quand même particulièrement malveillant envers ses proches...
Plusieurs critiques pointent dans ce roman un côté caustique, même sarcastique. Ce qui est quand même une forme d'humour. Avez-vous l'impression que la maxime de Boris Vian, si c'est bien lui qui l'a écrite en premier, "L'humour est la politesse du désespoir” vous correspond ?
Pas vraiment. Si je devais répondre par une référence, celle qui me plaît le plus, c'est celle de Schopenhauer qui dit que nous vivons, nous les êtres vivants, une tragédie, mais que dans cette histoire on ne nous a même pas laissé la noblesse du héros tragique, et que nous sommes, par-dessus le marché, condamnés à y tenir un rôle de bouffon. Et la place de l'humour là-dedans, c'est plutôt de faire apparaître une part de grotesque et rires grinçant au cœur même de ce que j'ai conçu comme une tragédie.
Retrouvez un extrait de l'entretien réalisé par Pierre Nicolas et Clément Tronchon :