En Corse, la situation de l'accès aux soins est devenue critique. Au-delà des spécialistes, ce sont désormais les généralistes qui semblent en voie de disparition. Et l'avenir n'est guère rassurant, à en croire les conseils départementaux de l'Ordre des médecins.
"Jamais, jusqu'ici, je n'ai connu de période où les gens m'accostaient dans la rue comme on le fait aujourd'hui, en me demandant de leur trouver un médecin !", reconnaît Bruno Manzi, président du Conseil de l'Ordre des médecins de Haute-Corse depuis de nombreuses années.
Pénurie de spécialistes ET de généralistes
Traditionnellement, en Corse, il a toujours été difficile d'obtenir un rendez-vous avec un médecin spécialiste dans tel ou tel domaine. Bruno Manzi, qui est également gastro-entérologue, le sait bien.
Mais si, aujourd'hui, il est interpellé dans la rue, c'est en raison de la pénurie de médecins généralistes. Dans le rural mais également en ville. Ça, c'est une vraie nouveauté. "Et pourtant, on ne peut pas dire que ce n'était pas prévisible..." souffle le praticien.
Creux générationnel
Selon le président du Conseil de l'Ordre 2B, la raison de ce manque est assez simple : "c'est la conséquence de la politique menée par les technocrates du ministère de la Santé, de droite comme de gauche. Ça a commencé dans les années 70. Il fallait combler le trou de la Sécu. Et que pour cela, selon eux, il fallait diminuer l'offre de soins, en resserrant la vis".
Au niveau de la capacité à assurer le boulot, il faut souvent deux personnes pour remplacer un retard à la retraite...
Bruno Manzi
"Ça s'est fait à travers le numerus clausus, ajoute Jean Canarelli, président du Conseil de l'Ordre des médecins de Corse-du-Sud. En quelques années, on est passé de 9.000 étudiants admis en deuxième année de médecine, à moins de 4.000..."
"C'est une aberration, poursuit Bruno Manzi. Les médecins s'en sont alarmés très tôt, sans succès. Et la catastrophe qu'on pressentait, on doit y faire face aujourd'hui. Les enfants du Baby-boom s'en vont à la retraite, et on se retrouve confronté à un creux générationnel. Ça a d'abord touché les spécialistes. Et maintenant, ça touche les généralistes. En Corse comme partout ailleurs dans le pays".
Un difficile passage de relais
Pour Jean Canarelli, il existe des solutions. "Il faut absolument favoriser le maintien total ou partiel des médecins les plus âgés, en leur permettant de continuer leur activité dans de bonnes conditions, même à temps partiel. C'est cela qui permettra de passer le relais dans les meilleures conditions".
Mais passer le relais à qui ? C'est la question qui se pose. Jean Canarelli se veut optimiste. "C'est tendu, c'est vrai, mais la pyramide des âges laisse entrevoir quelques éléments rassurants. En Corse-du-Sud, on compte 138 médecins généralistes, et 137 spécialistes. Ce qui représente, en tout, 275 praticiens libéraux "purs". En 2019, seuls 94 d'entre eux avaient moins de 40 ans. Aujourd'hui, on en dénombre 139. Ce qui est assez encourageant pour la suite".
Le libéral, c'est celui qu'on voit sur le terrain.
Jean Canarelli
À en croire Bruno Manzi, pas sûr que cela suffise :"il y a autre chose à prendre en compte dans notre réflexion. Le logiciel de fonctionnement de ces nouveaux médecins est différent. Ce n'est pas leur faute, c'est ce qu'on leur a inculqué durant toutes leurs études. Surtout, ne pas faire comme leurs aînés ! Alors ils veulent plus de temps libre, ils ne veulent plus travailler de façon isolée, ils ne veulent plus faire de visites à domicile... Aujourd'hui, au niveau de la capacité à assurer le boulot, il faut souvent deux personnes pour remplacer un départ à la retraite..."
Salarié contre libéral
Un élément sur lequel s'accordent volontiers les deux présidents de l'ordre, c'est le manque d'attractivité de la médecine libérale. "Le libéral, c'est celui qu'on voit sur le terrain. Le médecin salarié, lui, on le retrouve dans les établissements de santé, les hôpitaux, dans les Ehpads, ou au sein de l'administration, de la Collecitivité de Corse, de la Sécurité Sociale...", rappelle Jean Canarelli.
En Haute-Corse, cette année, on compte 150 médecins généralistes, et 130 spécialistes, soit 280 médecins libéraux. Et autant, voire plus, de médecins salariés. "C'est paradoxal, souligne Bruno Manzi. Il n'y a jamais eu autant de médecins inscrits à l'Ordre départemental, mais il n'y en a jamais eu aussi peu sur le territoire, en libéral..."
Le ministère de la Santé, et son bras armé, l'Agence Régionale de Santé, veulent mettre la main sur la médecine libérale
Bruno Manzi
Et selon le président de l'Ordre, ce n'est pas près de changer, alors que le pourcentage de médecins salariés ne cesse d'augmenter. À l'en croire, cela irait même dans le sens de la volonté des instances nationales.
"Le ministère de la Santé, et son bras armé, l'Agence Régionale de Santé, veulent mettre la main sur la médecine libérale. Leur volonté, c'est d'enfermer ces médecins dans des structures. Ils n'ont pas le moindre intérêt pour un médecin qui s'installerait tout seul. Je suis très inquiet pour l'avenir de la médecine libérale. À plus forte raison quand on voit le contenu de la scélérate loi Valletoux qui est censée améliorer l'accès aux soins..."
Volonté étatique
La loi Valletoux pointée du doigt par Bruno Manzi a été adoptée, en première lecture, le 15 juin dernier. Pour beaucoup, dans la profession, c'est la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Et la preuve que, derrière la dégradation de l'accès aux soins, il y aurait une volonté étatique.
Nombreux sont les médecins libéraux qui ont choisi de faire entendre leur ras-le-bol, souvent par l'intermédiaire de collectifs formés dans le sillage de cette annonce. C'est le cas du collectif des médecins libéraux 2B, qui réunit une centaine de praticiens du département. Nous les avons rencontrés.