La nouvelle génération de médecins généralistes bouscule les attentes et les habitudes de la profession. Si le métier reste une passion, et le patient une priorité, leur bien-être prend également une place essentielle. Un positionnement qui peut surprendre leurs aînés.
Quatre médecins partagent le cabinet où exerce le docteur Jean-Paul Carrolaggi. Et l’organisation de ses deux jeunes confrères a rapidement intrigué ce médecin généraliste installé à Ajaccio depuis 30 ans.
“Ils se dispersent beaucoup plus vite, ils changent leurs horaires toutes les semaines. Plus généralement, la jeune génération consulte sur rendez-vous, utilise doctolib, ne veut pas faire de visite à domicile”, explique le praticien.
Une nouvelle conduite difficile à envisager pour le docteur Carrolaggi. “Je consulte sans rendez-vous et je continuerai à faire comme ça. Pour moi, c’est ça la médecine générale. Je me dis qu’il peut y avoir une urgence, même si en cas d’urgence, je sais qu’il y a l’hôpital”, continue-t-il.
"J’ai reçu 70 patients dans la matinée”
Un constat que dresse aussi le docteur Antoine Grisoni. Installé depuis 1986 à Sari-Solenzara, il n’arrive pas à décrocher totalement. “Il faut savoir que 40 % des médecins en exercice ont plus de 60 ans, je crois que ce n’est pas le moment de s’arrêter. C’est un métier difficile à lâcher, j’ai du mal à décrocher de la relation avec le patient. On a le sentiment d’être utile notamment en zone isolée où on est le premier recours et la porte d’entrée à tous les soins”, livre-t-il.
Les deux médecins ne comptent d’ailleurs pas leurs heures, et sont incapables d’évaluer précisément leur temps de travail hebdomadaire. Ils évoquent 65 heures, voire 70. De retour d’un court séjour à l’étranger, Jean-Paul Carrolaggi fait face à une matinée chargée. “Beaucoup de patients m’ont attendu, plaisante-t-il. J'en ai reçu 70 durant la matinée.” Sa journée se poursuivra par des visites à domicile.
"Ils font en sorte que la médecine ne soit pas sacrificielle”
Néanmoins, cet investissement renferme son lot d’inconvénients. “Parfois, quand je croise des patients sur mon temps libre, ils ne comprennent pas forcément que c’est ma vie personnelle, ils viennent me parler. Ils ont l’habitude que l’on soit proches. On suit parfois des familles sur plusieurs générations, on est au courant de leurs difficultés professionnelles, personnelles, parfois sociales. On est intégré dans leur vie comme celui qui gère la souffrance. Ça crée des liens forts”, livre le docteur Grisoni.
D’une même voix, ils estiment que leurs jeunes confrères “ont peut-être raison”. “Ils font en sorte que la médecine ne soit pas sacrificielle”, considère Antoine Grisoni. Il avance pour potentielle explication, une évolution des formations. “J’ai le sentiment qu’aujourd’hui, on leur dit de ne pas travailler seul, nous, on n’avait pas le choix. Ils sont beaucoup plus encadrés, et grâce aux stages, ils ont la possibilité de pratiquer la médecine générale telle qu’elle est.”
" 70 heures par semaine, ce n’est pas normal ”
Lorsqu’il est question du temps de travail hebdomadaire de ses ainés, le docteur Cécilia Costa, vice-présidente de l'union régionale des professionnels de santé - médecins libéraux de Corse, marque un temps d’arrêt. “Je ne fais pas ces heures, réagit-elle. Il ne faut pas banaliser de travailler 70 heures par semaine, ce n’est pas normal. Ni pour un médecin, ni pour personne. C’est fondamental que la population comprenne cela.”
Installée à Ajaccio depuis 2018 avec une consœur, elles ont imposé la prise de rendez-vous dès l’ouverture de leur cabinet. “La médecine générale est une spécialité qui peut être compliquée émotionnellement. C’est un choix complètement assumé, car pour que l’on puisse bien s’occuper des autres, il faut d’abord que l’on s’occupe bien de soi. C’est peut-être un peu cliché de dire ça, mais la vie est courte et qu’elle mérite d’être vécue”, soutient-elle.
La disparition du médecin omniscient
Une évolution expliquée par la prise en compte du “bien-être” mais aussi par une “nouvelle façon d’exercer.” “Le médecin tout-puissant n’existe plus. Maintenant le savoir est partagé, parfois certains patients sont renseignés avant de venir consulter, avec de l’information ou de la désinformation. La pédagogie est plus compliquée, surtout au niveau des vaccins. Ça change beaucoup de choses, il y a beaucoup de remises en cause”, complète-t-elle.
Une idée partagée par Antoine Grisoni. “Nous étions déjà en rupture avec la génération des médecins dans les années 1950. Ils avaient une omniscience, une omnipotence. Ils n’aimaient pas le dialogue et étaient autoritaires. Avec notre génération, les patients ont commencé à être plus intégrés dans le processus. La relation reste déséquilibrée, car on a besoin de nous et que l’on est censé détenir un certain savoir, mais on n’est plus omniscient.”
Pour les trois professionnels, il est également nécessaire d’observer les changements sociétaux. “La médecine est devenue une consommation comme une autre”, analyse Jean-Paul Carrolaggi. Il continue : “On peut avoir le sentiment de se plier en quatre pour eux. Personnellement, je passe mes journées à faire des ordonnances et parfois sans aucun remerciement. La société change et la médecine avec. Chacun veut tout pour lui et il n’y a pas de sacerdoce.”