Inspiré de l'histoire de la surveillante pénitentiaire mise en cause dans le double assassinat de Bastia-Poretta en 2017, le film "Borgo" a été présenté en avant-première, ce vendredi, à Arte Mare, au théâtre de Bastia. Entretien avec Stéphane Demoustier, le réalisateur du film.
"Borgo" est directement inspiré d'un fait divers : celui de l'assassinat d'Antoine Quilichini et Jean-Luc Codaccioni, devant l'aéroport de Bastia-Poretta, le 5 décembre 2017. Le film suit le parcours d'une surveillante pénitentiaire tout juste débarquée en Corse. Pourquoi avoir choisi de vous intéresser à cette histoire et à ce personnage en particulier ?
L'idée, c'était de faire le portrait de quelqu'un qui, en quelques mois, passe d'une vie ordinaire à celle d'une personne qui se retrouve immergée dans le crime organisé. Je me suis demandé comment en si peu de temps, on pouvait basculer, je trouvais qu'il y avait là quelque chose de très mystérieux.
Et le film, sans se situer ni à charge ni à décharge de ce personnage, ni d'ailleurs avec ceux qu'il côtoie y compris du milieu criminel, explore cette question, ce mystère.
Au-delà de sa vie professionnelle, au sein de la prison, vous vous êtes aussi attaché à dépeindre son quotidien familial et ses difficultés personnelles, notamment d'intégration sur l'île...
C'est aussi une histoire sur sa vie personnelle. J'ai essayé de montrer les ressorts, ses raisons d'agir, ses problématiques. Non pas pour justifier ses actions, mais pour partager ce que traverse ce personnage.
Sa vie personnelle, les individus qu'elle rencontre, détenus, surveillants ou criminels, je les ai tous inventés, et je voulais montrer une certaine complexité dans la manière dont elle a été "contaminée" jusqu'à un point de non-retour. Elle est à la fois victime et coupable, le tableau ne penche ni pour elle ni contre elle, c'est bien plus complexe.
Second "acteur" principal, la prison de Borgo, qui donne d'ailleurs son nom au film. Le tournage ne s'est pas effectué au sein du véritable centre pénitentiaire, mais son ambiance, son fonctionnement et plus largement son particularisme sont omniprésents...
Ce qui m'a attiré, c'est cette prison qui est un lieu clos au milieu d'un autre lieu clos, une île, et qui ne fonctionne comme aucune autre prison en France. Elle a son mode opératoire très singulier, avec ses règles officielles ou souvent tacites, et ça, c'est une singularité corse que je voulais explorer.
Ce qui est intéressant quand on réalise un film, c'est d'aller à la rencontre de territoires, mais aussi de personnes, et donc parfois de fonctionnement. En faisant ce film, je n'ai pas voulu enquêter sur ce fait divers, mais plutôt être proche de la réalité corse.
J'ai rencontré dans ce cadre des surveillants de Borgo. Deux d'entre eux jouent d'ailleurs leur propre rôle dans le film. J'ai aussi pu échanger avec certains anciens détenus. Je n'ai pas fait une restitution à l'identique : la prison qui est dans le film ne ressemble pas à celle de Borgo. En revanche, c'est fidèle à une réalité de son mode de fonctionnement.
Le casting fait la part belle aux acteurs corses. C'était un point important pour vous ?
C'était essentiel. Dès lors que je réalisais un film en Corse qui parlait d'une réalité corse, je voulais le faire avec des Corses, il ne pouvait pas en être autrement. Dans le film, on a ces groupes de Corses qui existent tous bien, et ça, j'en suis fier.
J'étais ravi de les caster. La plupart n'avaient jamais tourné de leur vie, et j'étais très heureux de les filmer, de travailler avec eux. Je les trouve magnifiques dans le film, et c'est leur vitalité qui donne sa force à "Borgo".
La sortie officielle du film est prévue pour le printemps 2024, et pourrait donc précéder le procès du double assassinat de Bastia-Poretta, qui doit se tenir en mai prochain. Les avocats des accusés ont pu s'inquiéter que l'œuvre puisse altérer la sérénité et la neutralité des débats judiciaires... Vous comprenez la polémique ?
Moi, je m'attache à affirmer que le film est avant tout une fiction, avec des personnages intégralement inventés, qui n'ont rien à voir avec les personnages du fait divers. Le fait divers agit comme une étincelle au départ, il y a des événements qui sont communs, qui ont été relatés dans la presse, mais les personnages sont totalement fictifs.
Donc nous sommes loin du fait divers en lui-même, et dans ce cadre, les personnages ne s'appellent pas de la même manière, n'ont pas le même destin, pas la même histoire. L'héroïne, la surveillante du film, n'est pas Cathy Sénéchal [l'ex gardienne de prison au centre pénitentiaire de Borgo qui aurait, selon les juges, permis au tueur d'identifier les deux victimes"Tony" Quilichini et Jean-Luc Codaccioni, et qui sera prochainement jugée pour "assassinat" et "corruption", nldr], mais bien un personnage à part.
Donc je ne pense pas qu'il y ait conflit avec la justice, même si je comprends bien que cela puisse inquiéter. Je pense que la meilleure des choses, c'est que les gens voient le film, finalement, pour peut-être mieux s'en rendre compte.
Quel public attendez-vous pour "Borgo" ?
"Borgo" sur le continent, ça ne dit rien à personne. Mais j'aime sa sonorité, et je pense que cela peut-être intriguant pour les continentaux. Je crois que chacun, Corse ou continental, peut trouver un intérêt dans ce film. J'ai essayé de dépeindre une réalité de la Corse. Pour les Corses, parfois, un regard extérieur peut permettre de mettre en avant des choses dont on n’a pas forcément conscience.
Et pour les continentaux, je pense que le fait que l'héroïne soit une Parisienne qui arrive en Corse, dans un territoire qu'elle ne connaît donc pas encore et qu'elle essaie de comprendre, c'est un moyen de le découvrir aussi. Je sais que pour moi, son personnage m'a aussi servi de porte d'entrée pour essayer de comprendre avec elle cette microsociété et son fonctionnement.