Dans un rapport d'observation encore provisisoire, la Chambre régionale des comptes critique sévèrement la gestion des comptes de la ville de Bastia entre 2012 et 2019. Une période qui englobe la fin de la dernière mandature d'Emile Zuccarelli et les premières années au pouvoir des nationalistes.
Bastia, deuxième ville la plus peuplée de Corse après Ajaccio, est confrontée à des enjeux socio-économiques majeurs : dans un rapport d’observations provisoire que France 3 Corse ViaStella a pu se procurer, la chambre régionale des comptes s’est intéressée à l’évolution de la situation financière à partir de 2012. Un document long de 177 pages et délivré le 20 juillet 2020 à la municipalité pour contradictions.
Les conclusions de la juridiction financière territoriale ne sont pas tendres. Inflation des dépenses de personnel couplée à une minoration de la durée annuelle de travail des agents communaux, absence de suivi du plan pluriannuel d’investissement (PPI), dysfonctionnements dans la mise en œuvre des grands projets de la ville… Les magistrats financiers critiquent dure la gestion des comptes de Bastia.
Ainsi, entre 2012 et 2019, "l’évolution de la situation financière est marquée, d’une part, par la hausse notable des charges de gestion, particulièrement sous l’effet des dépenses de personnel, et d’autre part par la progression des recettes fiscales et les moyens supplémentaires alloués par l’État et la collectivité de Corse."
Inflation des dépenses de personnel
Sur la période examinée, l’effectif total, c’est-à-dire les agents communaux titulaires et non-titulaires, a progressé de 9%, passant de 670 à 727 emplois. Un chiffre qui ne reflète pas, néanmoins "la véritable ampleur des recrutements car, dans le même temps, 79 agents communaux ont été transférés, et leur financement supporté par d’autres budgets."
Considération faite, à périmètre constant, ce sont donc 136 emplois qui ont été créés, indique la Chambre régionale des comptes, soit 17 postes supplémentaires en moyenne chaque année. Des recrutements de titulaires intervenus pour la majorité entre 2012 et 2014, quand celui des personnels non-permanents s’est opéré à partir de 2015.
Des recrutements massifs, qui, combinés notamment à une majoration du régime indemnitaire alloué aux personnels titulaires, ont un coût : de 25,1 millions d’euros en 2012, la charge du personnel a grimpé à 31,6 millions en 2019 (+6,5 millions d’euros).
En complément, poursuivent les magistrats financiers, l’économie de 1,2 millions d’euros prévue avec le transfert d’agents communaux n’a pas eu lieu, les crédits dégagés ayant été injectés pour des dépenses nouvelles ou supplémentaires de personnel.
"L’accroissement réel de la masse salariale peut donc être estimé à 7,7 M€, soit près d’un tiers de plus en 2019 qu’en 2012." En 2019, précise le rapport, les dépenses de personnel représentaient 65% des charges de gestion courante de Bastia, contre 61% pour les communes appartenant à la même strate de population.
Temps de travail en deçà des durées réglementaires
Cette inflation conséquente des dépenses de personnel est opposée à leur activité amoindrie, du fait "d’un régime très favorable instauré dans le cadre de la réforme sur l’aménagement et la réduction du temps de travail (ARTT), de la mise en œuvre partielle du dispositif de la journée de solidarité et d’un nombre majoré de congés."
Dans le détail, de 2012 à 2016, le régime du temps de travail des agents communaux bastiais était fixé à 1572,5 heures par an, à raison de semaines de travail de 37,5 heures. Les agents exerçant leurs fonctions à l’Hôtel de ville voyait leur durée hebdomadaire de travail réduite à 35 heures durant les mois de juillet et d’août. Enfin, près de la moitié des agents communaux bénéficiait d’une durée de travail annuelle se situant entre 1460 et 1560 heures selon les services.
Des durées annuelles largement en deçà des durées réglementaires : "1607 heures, prévues par l’article 1er du décret 25 août 2000 encadrant la réforme sur le temps de travail dans la fonction publique."
Cette inflation des dépenses de personnel contraste avec l’activité des agents communaux notoirement amoindrie.
Une révision du dispositif est bien intervenue en juillet 2016, constate la Chambre régionale des comptes, et la durée annuelle du travail a été fixée par le conseil municipal à 1607 heures. Mais cette évolution n’a concerné que la moitié des effectifs.
Deux régimes dérogatoires ont ainsi été mis en place pour les personnels des services culturels et des interventions techniques, du fait de rythmes et conditions de travail pénibles.
Si ces dérogations sont autorisées, les magistrats financiers estiment que leur champ d’application "apparaît particulièrement étendu, tant au regard du nombre de personnels bénéficiaires qu’en ce qui concerne les volumes horaires de minoration retenus."
En conséquence, la juridiction financière estime que la commune de Bastia devrait rééexaminer par service et par agent les conditions d’application des dérogations. "Un tel réexamen permettrait de finaliser la démarche engagée en 2016 de régularisation et de rationalisation du temps de travail des agents communaux."
En complément, le rapport invite la commune à supprimer les jours de congés supplémentaires accordés aux agents communaux bastiais (27 contre 25 comme le prévoit le décret relatif aux congés annuels des fonctionnaires territoriaux).
Important taux d’absentéisme
La commune de Bastia enregistre sur la période examiné un niveau élevé d’absentéisme pour raisons de santé. Celui-ci représentait 17.000 jours en 2012 contre 27.100 jours en 2017 (soit une augmentation de près de 60%). Malgré un net repli intervenu en 2018 puis 2019 (20.300 jours), on compte tout de même sur la période une hausse de 20%. Une réduction d’activité qui représente 71 emplois.
Pour les magistrats financiers, "le non-remplacement des départs en retraite et la réduction en volume des personnels sous contrat, conjugués à la poursuite des efforts pour faire décroître l’absentéisme, pourraient redonner des marges de manœuvre financières, surtout si cela s’accompagnait d’une meilleure identification des besoins des services en personnel, immédiats et à venir, afin d’y répondre prioritairement par des redéploiements internes plutôt que par le recours systématique à des recrutements externes."
Hausse des recettes fiscales
Dans le même temps, la chambre régionale des comptes enregistre une augmentation significative des recettes fiscales issues des taxes foncières et d’habitation, sans évolution des taux d’imposition par la commune sur la période examinée : de 16,6 millions d’euros en 2012, elles étaient de 19,7 millions en 2019, soit une hausse de 19%.
Dans un contexte national marqué par la réduction notable des ressources allouées par l’État aux collectivités territoriales, la commune a vu le niveau de ses dotations se maintenir.
Autre constat, "dans un contexte national marqué par la réduction notable des ressources allouées par l’État aux collectivités territoriales, la commune a vu le niveau de ses dotations se maintenir." La dotation globale de fonctionnement (DGF) et la dotation générale de décentralisation, de l’ordre de 16,4 millions d’euros en 2012, représentaient ainsi 16,8 millions en 2019.
La commune a également bénéficié d’une majoration des participations allouées par l’Etat (passant de 100.000 euros en 2012 à 400.000 en 2019) et la collectivité de Corse (100.000 annuellement en 2012 contre 700.000 euros en 2019).
Absence de suivi du PPI
La commune de Bastia s’est dotée en 2016 d’un plan pluriannuel d’investissement (PPI) retenant 56 actions et d’une capacité d’engagement de 90 millions d’euros sur la période 2016-2020. Problème, pointe le rapport, "à aucun moment le conseil municipal n’a été tenu informé de son avancement."
Le PPI, estiment les magistrats financiers, souffre par ailleurs "d’une certaine incomplétude". Ils prennent pour exemple les préconisations contenues dans les nombreuses études diligentées en faveur du développement durable, à l’instar des diagnostics énergétiques des bâtiments municipaux. Celles-ci, estiment-ils, "devraient déboucher sur une inscription au PPI."
"L’absence d’affichage du suivi des projets est regrettable. Le souci de transparence aurait commandé de présenter au moment de chaque débat d’orientation budgétaire les surcoûts constatés ou envisagés ainsi que les retards pris dans l’exécution des opérations et ce, dans une vision d’ensemble de la politique d’investissement. Cela aurait notamment permis au conseil municipal de valider en toute connaissance de cause les hypothèses d’évolution de l’endettement."
Gestation parfois dysfonctionnelle des grands projets
La Chambre régionale des comptes a investigué sur "l’efficacité et l’efficience des maîtres d’ouvrage" des dix projets les plus importants, sur le plan financier, lancés ou achevés entre 2012 et 2019 à Bastia :
- la réhabilitation de l’hôtel de ville,
- le centre culturel de l’Alb’Oru,
- l’Aldilonda et U Spassimare (tronçons de la voie verte),
- le parking Gaudin ainsi que l’aménagement de la dalle,
- le centre des sciences,
- le Mantinum (ensemble des aménagements entre la citadelle et le vieux port),
- le nouveau cimetière de l’Ondina,
- la transformation de l’îlot de La Poste,
- la rénovation du théâtre municipal.
Ceux-ci représentaient environ 23% du total des dépenses investissements programmées pour la période 2016-2025. Leur contrôle a mis en évidence "des difficultés récurrentes, comme les retards et les surcoûts des chantiers".
Pour l’Aldilonda, la Chambre retient ainsi une variation de 4,3 millions d’euros des coûts de travaux entre les premières estimations en 2013 (portant le coût global à 3,7 millions) et la finalisation du chantier en 2020 (pour un coût global de 9,1 millions).
"Si les phénomènes météorologiques peuvent avoir leur part de responsabilité dans l’allongement de la durée des travaux, ils sont en principe anticipés dans les calendriers d’exécution. Les travaux imprévus résultent bien souvent de carences dans la préparation ou d’une insuffisance des études. Les demandes de travaux supplémentaires débouchent sur des avenants qui peuvent mettre en péril l’équilibre des plans de financement initiaux", conclut la Chambre régionale des comptes.
La mairie se défend face aux critiques
Contacté avant la sortie de cet article, le maire de Bastia n'a initialement pas souhaité communiquer, indiquant que le rapport est provisoire et confidentiel et que les échanges contradictoires entre la municipalité et la Chambre régionale des comptes ne sont à ce stade pas terminés.
Le maire de Bastia s'est depuis en partie ravisé : dans un communiqué publié ce mercredi 31 mars, il rappelle son intention de réserver "par souci de démocratie, au Conseil municipal de Bastia et à ses élus, la primeur du rapport définitif. Chacun aura l'occasion de s'exprimer dans l'assemblée comme dans les médias sur le bon document, dans le respect de l'instruction de la CRC et du travail des services municipaux."
Pierre Savelli estime toutefois ne pouvoir "ignorer les commentaires qui affluent depuis la publication du rapport provisoire", et souhaiter apporter des éléments de réponse sans révéler le fond du rapport. Le contrôle porte sur deux mandatures distinctes. "Aussi ai-je demandé à la Chambre de distinguer en permanence la mandature de mon prédécesseur Emilie Zuccarelli et celle de notre majorité municipale", glisse le maire.
La publication par la presse d’un rapport provisoire de la Chambre régionale des comptes a donné lieu à plusieurs allégations auxquelles il me semble important de répondre.
— Pierre Savelli (@PierreSavelli) March 31, 2021
Sans rien révéler du fond du rapport définitif, mes clarifications ⤵️ pic.twitter.com/txLixxTskL
Concernant la gestion des ressources humaines, un des points qui a soulevé la plus grande vague de critiques au sein notamment de l'opposition, "on ne fait pas du clientélisme, on fait du service public". Les recrutements, ajoute Pierre Savelli, se sont effectués sous sa mandature "dans la transparence la plus totale et dans le respect formel des procédures prévues par la loi".
Des employés municipaux qui ne travaille de plus selon le maire "pas moins que dans les autres communes de même strate", et plus qu'avant 2014. Enfin, "nous n'avons aucune intention de rougir de la politique ambitieuse d'investissement de notre majorité municipale. À travers elle, c'est la ville entière qui s'en est trouvée changée, du Mantinum à l'Aldilonda, de l'Avenue de la Libération à l'Annonciade, de l'Octro à a Casa di e Scenze, du Puntettu à Gaudin." Les chantiers peuvent demander des réajustements financiers.
Nous n'avons aucune intention de rougir de la politique ambitieuse d'investissement de notre majorité municipale. À travers elle, c'est la ville entière qui s'en est trouvée changée.
Dans le cas du cimentière de l'Ondina, qui a nécessité pour sa réouverture près de 10 millions d'euros supplémentaires, pour un site qui avait déjà mobilisé 6,6 millions d'investissement, la mairie se dédouane, arguant que le chantier a été ouvert en 2013 par l'ancienne majorité. Pour autant, "nous continuons d'assumer chaque jour les conséquences humaines, juridiques et financières du scandale de l'Ondina."
Pierre Savelli conclut le communiqué en soulignant "la qualité du travail fourni par les services municipaux dans les réponses apportées à la Chambre et les échanges constructifs qui ont pu découler de ce contrôle." "Nous aurons l'occasion de revenir en détail sur les observations et les recommandations de la Chambre, qui, en grande partie, ont déjà été rectifiées. [...] Si les chiffres sont justes, ils méritent toutefois des éclairages politiques qu'il n'appartient pas à la CRC d'apporter."
Reste donc à attendre la parution du rapport avec ses observations définitives.