#InCasa : Que lire, que regarder pendant le confinement ? Les conseils de nos invités très spéciaux (Episode 20)

Chaque jour, des auteurs, corses, continentaux ou internationaux, des acteurs culturels, et des anonymes, concoctent un conseil pour nos internautes. Aujourd'hui, l'écrivain Jean-Yves Acquaviva nous parle de La Peur, de Gabriel Chevallier, en écho à la situation que le monde est en train de vivre.

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"Nous sommes en guerre, nous a-t-on dit.
Je n’ai fait aucune guerre.

Je n’ai jamais connu la mitraille, le froid, la faim ni la promiscuité ou le confinement imposé par les bombes.
Né en 1969, je considère avoir vécu toute mon existence au cours de l’époque la plus apaisée et la moins dangereuse de l’histoire de l’Europe occidentale.

Mais d’autres que moi, en d’autres temps, ont approché l’horreur des combats et l’injustice du plomb qui frappe sans discernement.
Ça, c’était la guerre.
Elle n’avait rien de commun avec ce qu’a évoqué le 16 mars dernier notre apprenti chef d’état.

 

Rien à voir avec la vacuité crasse de la sémantique belliqueuse servie comme on sert une soupe claire aux nécessiteux en prétendant leur ôter la faim.
La guerre, la vraie, celle des poilus dont les restes gisent dans la terre des Eparges ou du Chemin des Dames, vit dans la littérature mais sûrement pas dans la prose du Président Macron.

Certains ouvrages, en plus d’être des bijoux de la création littéraire, sont le fait d’hommes qui savaient de quoi ils parlaient.
A leur lecture, peut-être y apprendraient-ils que si demain nous est inconnu, nous savons tout d’hier et qu’hier, c’était vraiment la guerre.

Parmi ces ouvrages, La Peur de Gabriel Chevallier, dur dans le détail de son quotidien, effroyable dans l’analyse qu’il fait des causes et des conséquences de son expérience.
C’est un récit violent de vérité tout autant qu’empreint de la pudeur de ceux qui sont allés véritablement en enfer et en sont revenus.

 

Ce livre rappellera à ceux qui croient toucher le fond parce qu’ils s’emmerdent, que le fond est inimaginable pour nous et que c’est bien mieux ainsi

Dans La Peur, Chevallier nous raconte sa propre histoire de poilu à travers le quotidien du personnage de Jean Dartemont.
Paru en 1930, ce livre est l’un des premiers à avoir décrit la peur des soldats, le bruit des bombes et l’indifférence de ceux qui ne voulaient rien savoir de leurs tourments.
Il verra sa vente suspendue neuf ans plus tard à l’annonce de la deuxième boucherie du siècle.

 


Il sera édité à nouveau en 1951, dans une version préfacée par l’auteur lui-même, préface qu’aurait dû prendre le temps de lire notre Va-t-en-guerre en chef avant de se transformer en comique-troupier :

« Quand la guerre est là, ce n’est plus le moment d’avertir les gens qu’il s’agit d’une sinistre aventure aux conséquences imprévisibles. Il fallait le comprendre avant et agir en conséquence. »

En son temps, Chevallier, à l’instar de Genevoix, Barbusse ou Dorgelès, eut à pâtir du refus de ses congénères d’admettre la véracité de son récit.
Pourtant, les mots atrocement magnifiques de cet homme ne faisaient que rappeler à ceux, restés chaudement à l’arrière, qu’il y avait un front et que l’on y crevait. Aujourd’hui, ils rappelleront peut-être à ceux qui croient toucher le fond simplement parce qu’ils s’emmerdent, que le fond est inimaginable pour nous et que c’est bien mieux ainsi.

À ceux qui imaginent un monde meilleur, je prédis la plus crue des désillusions

Gabriel Chevallier nous dit aussi de craindre ce que nous sommes et ce que nous sommes capables de faire aux autres.
Il nous conjure de nous méfier de ceux qui observent les batailles à la longue vue car ils tentent toujours, par leur verbiage guerrier et leur apitoiement feint, de nous faire croire qu’il faut avoir le sens du sacrifice.
La main sur le cœur, ils nous parlent de la Nation et de sa nécessaire unité, de son indispensable équilibre économique.
Cela valait à son époque et cela reste d’actualité au regard des discours politiques et des choix éditoriaux de certains ces derniers jours.

 


Chevallier nous raconte qu’il y a toujours un lendemain et qu’il faut en avoir peur. Il ne sera pas forcément pire mais nous ne savons pas grand-chose de ce qu’il sera.
Au sortir de notre confinement, de notre « guerre », nous n’aurons pas de forêts à reboiser. Nous n’aurons rien à reconstruire. Ce que nous vivons est grave mais ce n’est pas la « guerre ».

Nous ne changerons pas. À ceux qui imaginent un monde meilleur, je prédis la plus crue des désillusions.

Il existe une autre leçon à tirer de l’écriture de Chevallier.
Une leçon à l’optimisme minimaliste mais néanmoins positive : tout passe.

Les hommes sont ainsi, ils commettent le pire et cherchent la rédemption en créant le meilleur

La vie, même piétinée, renvoyée au plus profond des obscurités de la plus noire des abominations, la vie retrouve toujours le chemin.
Même si, n’en déplaise à Nietzsche, tout ce qui ne nous tue pas ne nous rend pas forcément plus forts, au moins, cela ne nous tue pas…

Le temps rend les blessures et les deuils plus supportables. C’était la guerre et elle a pris fin.
Les hommes se sont haïs, entretués puis ils ont fait la paix.

Les hommes sont ainsi, ils commettent le pire et cherchent la rédemption en créant le meilleur.
C’est ce message-là, je crois, qui peut faire écho à tous ceux qui ont et auront à souffrir de cette nouvelle peste qui nous touche aujourd’hui.
Car, si dans sa globalité, l’humanité est et demeurera, de mon point de vue, une belle saloperie, c’est quand même en son sein que se trouvent ceux qui, un jour prochain, nous sauveront." 


Jean-Yves
 

Jean-Yves Acquaviva, la bio :
Jean-Yves Acquaviva est agriculteur à Lozzi, dans le Niolu.
En 2011, il publie son premier roman en langue corse, Ombre Di Guerra. À travers la relation conflictuelle entre deux frères au coeur des plus sombres conflits du XXe siècle, l’auteur aborde quelques-unes des fractures majeures de l’histoire contemporaine de la Corse. 
En 2014 paraît son second roman Cent’anni, centu mesi. Cette fois, il nous emmène sur les pas de Lisandru, orphelin parti à la découverte du monde après avoir été élevé par un berger muet et solitaire. Avec ce roman de la maturité, relecture du mythe de l’enfant sauvage, il obtient le Prix du livre corse.
Acquaviva fait partie, avec Marc Biancarelli, des auteurs à l'origine du site littéraire Tonu è Timpesta. Un blog ouvert à toutes les littératures qui est devenu une maison d’édition. 
Son nouvel ouvrage, In mano à u diavule, est un recueil de nouvelles en édition bilingue.
Jean-Yves Acquaviva est également l'auteur de plusieurs chansons de groupe Vitalba, dont Mi Ne Vogu et Stirling Bridge.

 
Extraits de La Peur, choisis par Jean-Yves Acquaviva
« Le feu couvait déjà dans les bas-fonds de l'Europe, et la France insouciante, en toilettes claires, en chapeaux de paille et pantalons de flanelle, bouclait ses bagages pour partir en vacances. »

« Le corps geint, bave et se souille de honte. La pensée s’humilie, implore les puissances cruelles, les forces démoniaques. Le cerveau hagard tinte faiblement. Nous sommes des vers qui se tordent pour échapper à la bêche. »

— "Mais alors qu'avez-vous fait à la guerre ?
— Ce qu'on m'a commandé, strictement. Je crains qu'il n'y ait là-dedans rien de très glorieux et qu'aucun des efforts qu'on m'a imposés n'ait été préjudiciable à l'ennemi. Je crains d'avoir usurpé la place que j'occupe ici et les soins que vous me donnez.
— Que vous êtes énervant ! Répondez donc. On vous demande ce que vous avez fait ?
— Oui ?... Eh bien, j'ai marché de jour et de nuit, sans savoir où j'allais. J'ai fait l'exercice, passé des revues, creusé des tranchées, transporté des fils de fer, des sacs à terre, veillé au créneau. J'ai eu faim sans avoir à manger, soif sans avoir à boire, sommeil sans pouvoir dormir, froid sans pouvoir me réchauffer, et des poux sans pouvoir toujours me gratter... Voilà !
— C'est tout ?
— Oui, c'est tout... Ou plutôt, non, ce n'est rien. Je vais vous dire la grande occupation de la guerre, la seule qui compte : J'AI EU PEUR."


« Les hommes sont des moutons. Ce qui rend possibles les armées et les guerres. Ils meurent de leur stupide docilité. »

« Je vais te dresser le bilan de la guerre : cinquante grands hommes dans les manuels d'histoire, des millions de morts dont il ne sera plus question, et mille millionnaires qui feront la loi. »

« Je passe mes heures de repos dans mon encoignure, dissimulé aux regards, à écouter les bruits du dehors, et je reçois dans la poitrine tous les chocs du bombardement. J'ai honte de cette bête malade, de cette bête vautrée que je suis devenu... »

 
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