Violences conjugales : "On ne se rend pas compte du nombre de couples, de familles, qui sont concernés."

En 2022, 771 affaires pour des faits de violences intra-familiales ont été enregistrées en Corse. Des plaintes de plus en plus nombreuses, découlant notamment d'une plus grande sensibilisation de la population, et des violences contre lesquelles les deux parquets insulaires assurent mener une politique pénale réactive et volontariste.

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Les coups, les menaces, le sentiment d'être en permanence traquée, et parfois même la peur de ne peut-être pas se réveiller le lendemain...

Plus de dix ans maintenant se sont écoulés depuis que Sandra, la cinquantaine, a coupé court à tout contact avec son ancien bourreau. Si le temps lui a permis de se reconstruire, la douleur et les souvenirs restent eux bien ancrés en elle.

Mariée pendant 17 ans, dont 13 années de violences physiques et verbales, elle se rappelle "le sentiment de ne plus être maître de [son] propre corps, l'impression que rien n'irait jamais mieux, l'idée qu'il valait peut-être mieux en finir pour enfin être soulagée".

Encouragée par ses proches, elle décide finalement en 2010 de dénoncer son ex-conjoint auprès des autorités. Un procès plus tard, l'homme est condamné à cinq ans d'emprisonnement et une interdiction de la contacter.

Sandra décide elle de quitter dans la foulée sa région natale, et de s'installer en Corse pour se ressourcer. Désormais "sauvée", Sandra aspire aujourd'hui à une "vraie" prise de conscience de la problématique des violences conjugales. Car, l'assure-t-elle, si le sujet est plus fréquemment abordé que par le passé, "on ne se rend pas compte d'à quel point c'est commun. Du nombre de couples, de familles, qui sont concernés."

771 plaintes enregistrées en Corse en 2022

En France, en 2022, plus de 200.000 victimes se sont signalées auprès de forces de police ou de gendarmerie pour des faits de violences intra-familiales (VIF). Et la Corse n'est pas épargnée.

En 2022, ce sont ainsi 771 plaintes pour VIF qui ont été enregistrées sur l'île : 315 affaires en Haute-Corse, et 456 en Corse-du-Sud. "771 affaires, à l'échelle d'un territoire et d'une population comme la Corse, ce n'est pas rien, souligne Jean-Jacques Fagni, procureur près de la cour d'appel de Bastia. On constate bien que contrairement à ce que certains auraient pu dire, ou ce que certains ont même pu penser très sincèrement, il n'y a pas de préservation particulière de la Corse face aux violences intra-familiales et conjugales."

Une politique pénale volontariste

Face à ce phénomène, en Haute-Corse comme en Corse-du-Sud, les deux procureurs de la République insiste : la lutte contre les violences intra-familiales sont l'un des principaux champs de bataille.

On revendique une politique pénale "réactive et volontariste", avec des poursuites systématiques - dès lors que les charges sont suffisantes -, et des délais avant audience raisonnables, à raison d'un mois environ.

Dès lors que nous disposons d'un signalement et qu'une enquête fait état de charges suffisantes, nous pouvons décider de poursuivre

Arnaud Viornery, procureur de la République de Bastia

Pas question, non plus, de laisser la plaignante livrée à elle-même. Dès le dépôt d'une plainte par une victime, "on fait en sorte de se saisir au plus rapidement du dossier, pour ne pas la perdre, au risque qu'elle se rétracte et n'ose plus parler", affirme Arnaud Viornery, procureur de la République de Bastia. La victime alléguée est mise en contact avec la Corsavem, l'association d'aide aux victimes d'infractions et de médiation pénale, précise-t-il.

Le parquet peut par ailleurs choisir de poursuivre sans besoin d'un dépôt de plainte par une victime. "Dès lors que nous disposons d'un signalement et qu'une enquête fait état de charges suffisantes, nous pouvons décider de poursuivre."

Si la situation l'exige, des dispositifs de protection - bracelet anti rapprochement ou téléphone grave danger - peuvent être attribués avant même la tenue du procès. Des ordonnances d'interdiction de rentrer en contact ou de se rendre sur le domicile et le lieu de travail du plaignant ou de la plaignante peuvent également être prononcées.

"Il arrive que des victimes se désistent, même pendant l'audience, reprend Arnaud Viornery. Cela pour des causes multiples, des pressions, des dépendances économiques ou affectives... Mais un désistement pendant une audience, pour nous, ça ne vaut rien. Tant que les charges sont suffisantes..."

La complexe démonstration des violences

Reste que malgré cette fermeté pénale des parquets judiciaires insulaires, les violences intra-familiales représentent toujours des dossiers délicats à traiter.

"Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que ce sont des affaires où il faut savoir appliquer une forme de prudence, et où la démonstration des violences peut être compliquée, souffle Arnaud Viornery. Le grand sujet en matière de violences conjugales ou sexuelles, c'est de dire, "vous ne nous croyez pas". Mais le sujet ce n'est pas de croire ou non les victimes, c'est d'arriver à démontrer, à prouver ce qu'elles disent."

Le sujet ce n'est pas de croire ou non les victimes, c'est d'arriver à démontrer, à prouver ce qu'elles disent

Arnaud Viornery, procureur de la République de Bastia

"Si on classe une affaire, ça ne veut pas dire qu'on ne les croit pas, poursuit-il. Cela veut dire, simplement, qu'on n'a pas assez d'éléments à charge pour poursuivre. En matière de violences psychologiques, c'est souvent l'écueil auquel nous sommes confrontés. Dès lors que le principal suspect s'oppose aux propos de la plaignante, on se trouve vite face à la difficulté de prouver cela face au tribunal."

D'autant plus que la ligne entre altercation dans un couple et violences psychologiques est ténue et parfois compliquée, hors contexte, à tracer. "Mon métier, c'est aussi de peser les éléments à charge. J'assume totalement la fermeté de la politique pénale en terme de VIF. La limite, c'est d'arriver à prouver devant une juridiction pénale les infractions qui sont reprochées aux gens, c'est un principe de droit fondamental. Il n'y a pas de présumé coupable."

Omerta et pression sociale

Avant cela, pour qu'une affaire arrive entre les mains de la justice, encore faut-il qu'une plainte, une main courante, ou à minima un signalement ne soit recensé par les services de police ou de gendarmerie. Une démarche que n'effectuent pas la majeure partie des victimes.

Ainsi, selon des chiffres rapportés par la Haute autorité de santé (HAS), on compte en moyenne, en France, 219.000 femmes âgées de 18 à 75 ans victimes de violences physiques et/ou sexuelles commises par leur ancien ou actuel partenaire intime au cours d'une année [ndlr : la statistique ne prend ici en compte que les victimes femmes, surreprésentées dans les cas de violences intra-familiales]. Sur ce total, seules 19% d'entre elles déclarent avoir déposé une plainte.

Un pourcentage encore bien trop bas, regrettent les autorités. Parmi les pistes d'explication soulevées, une difficulté à dénoncer les faits, d'autant plus marquée dans une société "d'extrême proximité".

"On sait que cela peut rendre plus difficile la libération de la parole, acquiesce Jean-Jacques Fagni, procureur général près de la cour d'appel de Bastia. Et cela, pas uniquement dans les cas de violences conjugales d'ailleurs, mais également dans ce qui concerne la criminalité organisée, par exemple."

"La proximité entre l'auteur et la victime, le fait que tout le monde se connaisse, que tout le monde regarde tout le monde... Tout cela peut rendre difficile tant pour les victimes que pour de possibles témoins de contribuer à l'action de justice, parce qu'ils savent qu'ils peuvent être stigmatisés dans leur sphère de connaissance, être approchés, menacés..."

La proximité entre l'auteur et la victime, le fait que tout le monde se connaisse, que tout le monde regarde tout le monde... Tout cela peut rendre difficile tant pour les victimes que pour de possibles témoins de contribuer à l'action de justice

Jean-Jacques Fagni, procureur près de la cour d'appel de Bastia

Sans trancher clairement, le procureur de la République de Bastia, Arnaud Viornery, admet s'interroger sur la question d'une possible plus grande pression sociale en Corse que sur le continent, qui compliquerait le dépôt de plainte des victimes.

"Je n'ai pas de documents qui permettent clairement de l'attester. Mais je ne peux pas non plus dire le contraire. Il est en tous cas probable qu'une femme en Castagniccia, dans un coin isolé, n'ait pas les mêmes capacités, les mêmes facilités à dénoncer des faits qu'une femme en centre-ville de Bastia. Dans ces lieux isolés, avec un contexte encore plus rapproché, je pense que cela peut avoir une influence défavorable."

Un dépôt de plainte parfois complexe

Autre cause possible de ce trop faible nombre de plaintes par rapport aux victimes supposées : une prise en charge parfois défaillante des plaignants par les personnels de police et de gendarmerie. C'est en tout cas un grief porté par Emma*, la petite trentaine.

Au printemps 2020, cette jeune maman se rend ainsi en brigade de gendarmerie, avec l'intention de déposer une plainte contre son ex-conjoint. Ce dernier, l'accuse-t-elle, serait devenu "menaçant" à son égard depuis leur séparation, et multiplierait les menaces verbales et physiques à son encontre.

"Il disait que je l'avais quitté pour un autre, que je voulais l'empêcher de voir ses enfants. Il m'insultait en permanence, m'envoyait des messages à toutes les heures de la journée, inondait mon téléphone d'appel. Bloquer son numéro ou ne pas répondre ne changeait rien, il empruntait le téléphone de ses amis pour continuer à m'appeler. Plusieurs fois, il est même venu sonner chez moi en m'ordonnant de sortir pour qu'on discute et en disant qu'il allait me faire regretter..."

Il me coupait souvent la parole, me disait que ce n'était pas si grave, que je n'allais quand même pas porter plainte pour ça

Une situation qui allant de pis en pis, dont Emma*, très inquiète, fait état auprès de l'officier. Ou plutôt tente de le faire. "J'ai eu très vite le sentiment qu'on ne m'écoutait pas, que je n'étais pas prise au sérieux. Il me coupait souvent la parole, me disait que ce n'était pas si grave, que je n'allais quand même pas porter plainte pour ça."

Emma* insiste néanmoins. "Il a commencé à s'énerver, à me dire que des dossiers, ils en avaient déjà beaucoup à traiter, et que s'ils commençaient à devoir enregistrer toutes les disputes de couple, c'en était fini pour eux. Il m'a dit "qu'à la limite", il pouvait prendre une main courante, mais que ça suffira."

Un épisode que la jeune femme décrit aujourd'hui comme "presque plus traumatisant" que les faits pour lesquels elle était venue témoigner.

Des progrès déjà faits, et d'autres encore à faire

En 2019, le Grenelle sur les violences conjugales s'était pourtant attaqué à la question du presque "parcours de combattants" des plaignants, et des policiers et gendarmes mal ou trop peu formés.

Des améliorations ont bien été mises en place, assure le procureur général de Bastia : "Des formations sont dispensées pour les personnes amenées à recueillir les plaintes". Des modules de plus en plus fréquents, de plus longue durée, et proposés à un plus grand nombre d'agents.

La question du déploiement d'intervenants sociaux dans les casernes et commissariats, "mandatés spécifiquement pour accompagner les victimes et faire en sorte que la libération de la parole s'effectue plus simplement", a également été avancée.

"Il reste cependant encore des progrès à faire", reconnaît Jean-Jacques Fagni. Qui précise au passage que les défauts de prise en charge correcte des victimes sont pris très au sérieux. "Nous avons eu à traiter un certain nombre de procédures, avec par exemple des officiers de police judiciaire qui ont pu prendre un peu à la légère des prises de plaintes de femmes se disant victimes de leur conjoint."

Ce genre d'attitude, de refus d'assumer son travail, on ne peut tout simplement pas l'accepter

Jean-Jacques Fagni, procureur général près de la cour d'appel de Bastia

Le procureur général près de la Cour d'appel de Bastia indique avoir ainsi récemment suspendu l'habilitation d'un de ces officiers, qui avait "éconduit la victime, en lui demandant de revenir ultérieurement parce qu'il n'avait pas le temps de prendre sa plainte. Elle revient le lendemain, et il lui dit que de toute façon son conjoint est parti sur le Continent, et qu'il n'y a donc plus de risque pour elle. Sauf que le conjoint est revenu, et l'a de nouveau menacée. Ce genre d'attitude, de refus d'assumer son travail, on ne peut tout simplement pas l'accepter."

D'autant plus que les services de police et de gendarmerie n'ont pas le droit de refuser de recevoir les plaintes. Une obligation inscrite dans le Code de procédure pénale, et ce que quel que soit le lieu de commission de l'infraction pénale ou le lieu de domiciliation de la victime : concrètement, une victime peut ainsi librement déposer plainte dans le commissariat ou la gendarmerie de son choix.

(*le prénom a été modifié)

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