En Corse, les trentenaires et plus âgés qui n'ont pas quitté ou ont retrouvé le cocon familial ne sont pas rares. Pour certains, c'est un choix, mais pour d'autres, c'est une nécessité, faute à un manque de capacité financière, ou une difficulté à trouver un logement permanent. Une situation qui peut être la source d'une importante frustration.
À 31 ans, Sarah vit toujours chez ses parents. Pas par choix : "Si je pouvais, je serais déjà partie depuis longtemps", assure-t-elle. Mais depuis son baccalauréat et sa majorité, cette Bastiaise accumule les petits contrats saisonniers, sans parvenir à décrocher un emploi fixe. Des emplois irréguliers, aux salaires souvent bas - "le plus haut que j'ai pu toucher sur un mois, c'était un peu moins de 1200 euros" -, qui ne lui permettent pas de prendre son indépendance locative.
Résultat, quand toutes ses amies ont leur propre logement, et peuvent faire "ce qu'elles veulent chez elles, se promener en petite culotte sans gêne, mettre la télévision quand et aussi fort qu'elles veulent, ou inviter des gens quand elles ont en envie", elle n'a toujours pas quitté la chambre qu'elle occupe depuis l'enfance.
Certes, admet-elle, la cohabitation se passe bien. "Mes parents sont très généreux et quand je ferme la porte de la chambre, ils me laissent mon intimité et toquent ou m'envoient des messages s'ils ont quelque chose à me dire. Mais forcément, ce n'est pas une situation idéale."
"Pour trouver un logement à Bastia ou ses environs, il faut compter entre 600 et 700 euros par mois. Et je n'en ai tout simplement pas les moyens."
Depuis plusieurs années, Sarah essaie bien de mettre des sous de côté pour pouvoir sécuriser les trois mois de garantie demandés pour obtenir sa propre location. Mais faute de salaire fixe, elle n'en a toujours pas eu la possibilité. "En 2015, j'avais fait une demande au niveau des HLM, mais qui a été refusée à cause du manque de financement", se souvient-elle.
"Aujourd'hui, je ne veux plus postuler là-bas, parce qu'il faut voir l'état de certains de ces appartements. Mais pour trouver un logement à Bastia ou ses environs, il faut compter entre 600 et 700 euros. Et je n'en ai tout simplement pas les moyens."
"Enfin, si, reprend-elle. Techniquement, je pourrais me le permettre si je vendais ma voiture, si j'arrêtais de payer mon assurance maladie, je vendais mes vêtements et je décidais de ne plus me nourrir à ma faim. Mais je me dis que quitte à prendre mon indépendance, j'ai envie qu'elle soit véritable."
30 ans et toujours chez papa et maman : en Corse, ces jeunes adultes qui n'ont pas quitté le cocon familial ne sont pas un phénomène rare. Un phénomène "Tanguy", en référence à la comédie éponyme d'Etienne Chatiliez, où un éternel étudiant de 28 ans persiste à rester chez ses parents, qui se serait amplifié au cours de deux dernières décennies. Et tout particulièrement au cours des dernières années, du fait de l'inflation et de l'explosion des prix immobiliers.
Des jeunes de plus en plus âgés avant de quitter le cocon
La Corse n'est pas la seule région concernée. Selon Eurostat, l'office statistique de l'Union européenne, les jeunes européens quittent, en moyenne, le nid familial à 26,4 ans (données 2022). Un chiffre relativement stable sur les vingt dernières années : en 2013, la moyenne de départ des jeunes pour l'UE à 27 était là encore de 26,4 ans, 26,5 ans en 2002.
Mais cette moyenne masque d'importantes disparités selon les pays, et notamment le nord et le sud de l'Europe : alors que les Finlandais sont les plus précoces à quitter le foyer, à l'âge de 21,3 ans, les Croates ont eux le départ le plus tardif, à 33,4 ans (2022). Les jeunes Français partent en moyenne du foyer parental à 23,4 ans, contre 30 ans pour leurs voisins Italiens 29 ans pour les Portugais, et 28,9 ans pour les Espagnols.
Des écarts conséquents qui s'expliquent par des raisons culturelles, mais également structurelles : le salaire, l'emploi, le niveau d'études et le coût moyen de la vie sont des facteurs déterminants dans l'accès à une indépendance financière.
Le difficile retour au foyer parental
Des "Tanguy" qui n'ont pour certains, comme Sarah, jamais quitté le nid, et d'autres qui ont choisi ou ont été contraints d'y revenir. À 40 ans passés, Frédéric fait partie de ce second groupe. Il y a sept ans, à la suite d'un divorce coûteux, conjugué à des difficultés salariales, il retourne vivre au domicile de ses parents, installés en région bastiaise.
Une situation peu confortable - Frédéric est obligé de réinvestir sa chambre d'adolescent, quittée au moment de ses études, et de se réadapter au mode de vie de ses parents, pas toujours dans la même lignée que le sien -, mais dont il s'accommode malgré tout, alors convaincu qu'il s'agit de l'affaire de quelques mois.
À tort : souci de santé, licenciement, et des prêts qui restent à rembourser, Frédéric accumule la malchance, et se retrouve, deux ans après avoir réaménagé chez ses parents, dans une situation financière encore plus précaire qu'à son arrivée.
Fin 2021, après un passage particulièrement compliqué au plus fort de la pandémie de Covid, et après trois ans de chômage, le quadragénaire décroche un nouvel emploi. Depuis, il essaie tant bien que mal d'économiser, pour pouvoir enfin s'émanciper à nouveau.
"À chaque fois que je pense avoir assez pour pouvoir prendre une location, j'ai une nouvelle dépense qui arrive, et ainsi de suite."
Problème, "certains mois, je parviens à mettre quelques centaines d'euros de côté, et d'autres je suis obligé de les utiliser pour payer les frais, les études ou les activités pour les enfants." Un "puits sans fond" qui s'est considérablement creusé avec l'inflation enregistrée depuis l'an dernier. "À chaque fois que je pense avoir assez pour pouvoir prendre une location, j'ai une nouvelle dépense qui arrive, et ainsi de suite. Parfois, je perds espoir. Moralement, c'est très dur."
Frédéric admet ainsi ressentir de la honte à l'idée de vivre chez ses parents, et avoir complètement modifié ses habitudes sociales. "Je n'invite personne à la maison, ni amis, ni petite amie. Même mes enfants, c'est difficile pour moi de les accueillir ici, par manque de place. Je ne suis pas vraiment chez moi."
Les "Tanguy" estivaux
Reste enfin un troisième type de profil de "Tanguy" : celui qui ne l'est que périodiquement. Et plus précisément le temps d'un été, à défaut de pouvoir acheter ou de décrocher une location annuelle. C'est la contrainte de Thomas*, 30 ans.
Détenteur d'un CDI, avec un salaire d'environ 1800 euros net par mois, ce jeune trentenaire estime avoir une situation "solide", et tout du moins suffisante pour pouvoir prétendre à louer sans souci un appartement à l'année dans sa commune de Ghisonaccia.
Problème : malgré d'extensives recherches, le bien tant souhaité semble impossible à trouver. La faute, estime-t-il, à la location touristique : "Maintenant, toutes les personnes, Corses ou pas Corses, qui ont un bien à eux, décident de le mettre sur Airbnb ou ce genre de plateforme pour l'été. Il n'y a quasiment plus que des contrats à l'année scolaire."
Et les quelques rares bien proposés en contrat annuels se trouvent assaillis de candidatures : "Dès qu'ils sont mis en ligne, on est quinze à postuler en même temps. Alors forcément, les propriétaires choisissent ceux qui ont la meilleure situation, qui gagnent des 4000 euros mensuels", soupire-t-il.
"Je ne peux plus appeler mes amis tard le soir, je ne peux plus me doucher quand j'en ai envie, en bref je revis comme si j'avais à nouveau 15 ans."
Résultat, depuis deux ans, Thomas se contente d'une location scolaire, à raison de 600 euros par mois, charges non comprises. Et du 1er juillet au 1er septembre, il se voit forcé d'en déménager, pour retourner vivre chez ses parents.
Son logement est alors transformé en meublé de tourisme, permettant aux propriétaires de toucher en une semaine le quasi-équivalent d'un mois de loyer. "J'ai encore cette chance de pouvoir y rester le mois de juin, parce que pour toutes les autres locations de ce type, c'est souvent départ fin mai. Mais ça n'en reste pas moins très dur. Ça me fait vraiment trop mal de retourner vivre chez mes parents."
Thomas précise bien s'entendre avec eux. Mais à 30 ans, "c'est une frustration énorme. Je ne peux plus appeler mes amis tard le soir, je ne peux plus me doucher quand j'en ai envie, en bref je revis comme si j'avais à nouveau 15 ans. Ça joue beaucoup sur l'humeur. Les gens dans cette situation-là ne peuvent pas être heureux dans leur vie."
"Il y a 4 ans, les mêmes logements qui se louent à 600 euros par mois étaient à 400, 450 euros, pas plus. Et ce n'est pas du fait de l'inflation"
En parallèle de cette problématique des logements touristiques, Thomas pointe plus généralement une récente et forte hausse des prix dans sa commune. "Il y a 4 ans, les mêmes logements qui se louent à 600 euros par mois étaient à 400, 450 euros, pas plus. Et ce n'est pas du fait de l'inflation, accuse-t-il. Ce sont les propriétaires qui profitent de la forte demande et de la faible offre pour gonfler les prix."
Une épine de plus dans le pied de ceux qui se rêvent futurs locataires, s'il en fallait une.
(*le prénom a été modifié)