Le suicide, en France, constitue la deuxième cause de mortalité chez les 15-24 ans, après les accidents de la route. La Corse, où 4,3 % des décès dans cette tranche d'âge sont dus au suicide, n'est pas épargnée. Nous avons recueilli le témoignage d'Eric, 39 ans. A l'âge de 16 ans, il avait tenté de mettre fin à ses jours en avalant une surdose de médicaments.
"Je ne m'aimais pas. Voilà tout". Eric ajuste le bracelet de la montre qu'il porte à son bras droit. L'enlève, l'examine comme s'il la voyait pour la première fois, puis la remet. Il reprend. "C'est pour cela que j'ai tenté d'en finir. Et puis je suis parvenu à comprendre pourquoi je ne m'aimais pas. C'est grâce à cela que j'ai pu m'en sortir". Un autre silence, plus long, s'installe. "Mais ça a pris un sacré bout de temps".
Le trentenaire n'a pas de mal à parler sa tentative de suicide, mais, pour être sûr de tout dire, sans rien dissimuler de cette douloureuse expérience, il nous demande de ne pas donner son nom. Et même de modifier son prénom. "Ma famille, mes proches, n'apprendront rien, bien sûr. Ils ont tout vécu. Mais c'était il y a vingt-trois ans. Et mes collègues, mes clients, et la plupart des amis que je me suis faits depuis cette époque n'en savent rien. Je n'en ai pas honte. Mais je n'ai pas envie d'en parler. Et de prendre le risque de ne plus être réduit pour eux qu'à celui qui a voulu mourir".
Eric sourit, du sourire qu'arborent celles et ceux qui redoutent de mettre mal à l'aise leur interlocuteur. "Encore aujourd'hui, je ne sais pas si je le voulais vraiment, ou pas, d'ailleurs..."
Téléguidé
C'était en 1999. Eric avait 16 ans quand il a avalé tous les cachets qu'il a trouvés dans l'armoire à pharmacie familiale. "Je me suis réveillé, et je savais que le jour était venu. Je pourrais pas expliquer pourquoi. En me couchant, la veille, j'avais rien prémédité. Ce matin-là, j'ai attendu dans ma chambre que mes parents partent au boulot. Ils ne pouvaient se douter de rien, je n'avais cours qu'à partir de 9 heures".
Eric se souvient très précisément de certains détails, et en a complètement oublié certains autres. Ce dont il est sûr, c'est qu'il n'a pas hésité. "Depuis, j'ai lu le témoignage d'autres TS [tentatives de suicide - NDLR]. Et certains parlaient d'une sorte d'exaltation bizarre, d'un déclic. Moi, avec le recul, j'ai l'impression que j'étais comme téléguidé". Le trentenaire s'interrompt, cherche ses mots. "Disons plutôt que c'est comme si je ne pensais à rien. Je me suis levé, et c'est comme si mes pas me dirigeaient vers le placard où les médicaments étaient rangés, et comme si mon esprit était totalement vide."
De toute manière, quand on se suicide, on ne pense qu'à soi.
Eric
Dehors, les rafales de vent font battre violemment depuis de longues minutes les volets du voisin du dessus, qui, apparemment, est absent. "Je n'ai pas pensé une fois à ma famille, à la peine de mes parents, de ma petite sœur. Même le fait que j'allais mourir, finalement, je n'y pensais pas. Je ne pensais qu'au soulagement. A la libération". Eric hausse les épaules, et s'enfonce dans le fauteuil en osier qui trône près de la cheminée de la vieille maison du Cap Corse où nous nous trouvons depuis le début de l'après-midi. "De toute manière, quand on se suicide, on ne pense qu'à soi".
Le lendemain de ce que l'administration de la Santé, "précautionneuse", préfère appeler "une overdose médicamenteuse", Eric se réveille dans une chambre d'hôpital, après un passage agité aux Urgences. "On m'a dit que j'avais eu de la chance, que le nombre, et le cocktail de médicaments que j'avais ingérés n'avait pas été mortel. Quand ma mère m'avait trouvée, en rentrant du boulot, et qu'elle avait appelé le SAMU, j'étais encore vivant, mais inconscient.
Moi, face au docteur, je ne pensais qu'à une chose, c'est que je m'étais loupé. Et que j'étais encore là. Mais quand je voyais dans quel état étaient mes parents, et puis ma petite sœur - elle avait 9 ans à l'époque -, je me sentais mal. Elle ne savait pas pourquoi j'étais là, mes parents lui avaient juste dit que j'étais malade. Mais j'oublierai jamais comment elle me regardait. Elle avait l'air apeurée, comme si elle sentait qu'un truc n'allait pas. J'étais vraiment paumé".
Puzzle
Ensuite, viendra l'hospitalisation en psychiatrie. Les premiers jours sans aucun contact avec personne, ni téléphone. La confiscation de tout objet qui pourrait servir à se faire du mal. Les entretiens réguliers avec le corps médical. Et puis deux jeunes filles et un autre jeune homme, dans la même situation que lui. "On s'est compris de suite. C'est les seuls à qui j'arrivais à parler facilement. On se racontait tout, on s'aidait, quand y en avait un qui était mal, il y en avait toujours un qui allait un peu mieux, et qui apportait son soutien".
J'avais l'impression d'être comme un objet gênant au milieu de la pièce.
Eric
Quand on lui demande s'il pensait à recommencer, ou s'il voulait s'en sortir, il peine à répondre. "Ca a été une évolution très lente. Au tout début, je me posais même pas la question. Ou en tout cas, je m'en souviens pas. C'est super flou. J'étais un peu hébété, j'imagine qu'ils avaient dû me bourrer de cachets. Et puis après, petit à petit, tout à commencé à se mettre en place, comme un puzzle. J'ai réalisé toutes les conséquences, j'ai dû me faire à l'idée que ce n'était pas un truc qui resterait dans ce service psychiatrique. Que les élèves de mon lycée le savaient. Que mes profs le savaient. Que les gens qui me connaissaient depuis ma naissance le savaient. Et peut-être que ça a donné plus de réalité à tout ça. Au bout d'une quinzaine de jours, j'ai commencé à avoir envie de rentrer chez moi..."
Se pardonner
Lorsque, après de longues minutes de conversation, on s'aventure enfin à demander pourquoi il a voulu se suicider, Eric répète "parce que je ne m'aimais pas".
Il peine à pointer du doigt des responsables, et secoue la tête lorsqu'on lui demande s'il était harcelé, marginalisé au lycée, ou s'il était victime de quoi que ce soit chez lui. "Ce serait trop facile, de réduire ça à un problème particulier. Ce serait trop facile parce que ce serait ne rien comprendre au mal-être que l'on peut ressentir quand on est un ado. Un problème, ça peut se résoudre. Et même si c'est difficile, on peut toujours imaginer qu'il peut y avoir une solution. Moi, je voulais en finir parce que c'était une sensation globale, celle de ne jamais être à ma place nulle part, de ne pas être assez bien. C'était même pire, j'avais l'impression d'être comme un objet gênant au milieu de la pièce.
Et avec le recul, avec les années de suivi psy, les échanges réguliers avec les structures d'aide, qui étaient disponibles, toujours à l'écoute, qui prenaient de mes nouvelles régulièrement, j'ai appris à accepter l'idée que je noircissais les choses parce que je ne pouvais pas imaginer que d'autres puissent m'apprécier, alors que je ne savais pas qui j'étais".
Si je leur avais parlé plus tôt, je n'en serais peut-être pas arrivé là.
Eric
Vingt ans après, Eric l'assure, il est heureux, et bien dans sa tête. Grâce, pour beaucoup, à l'amour et à l'attention de sa famille. Il ne s'est toujours pas pardonné ce qu'il leur a fait vivre. "Si je leur avais parlé plus tôt, si je leur avais dit que j'allais mal, alors que je faisais tout pour donner le change, je n'en serais peut-être pas arrivé là. J'ai réalisé trop tard qu'ils m'aimaient, alors que, aujourd'hui, je me rends compte que c'était évident. Le jour où je me suis suicidé, c'était un mardi matin. Et le vendredi suivant, c'était mon anniversaire. Tout le monde, dans la maison, ne parlait que de ça. De ce que l'on allait faire pour le fêter... Et je voyais tout cela de l'extérieur. Comme si on ne parlait même pas de moi. Ou que je ne le méritais pas. Ou les deux."
Eric se lève, jette un coup d'œil par la fenêtre. Le vent a cessé, et les persiennes de bois de l'étage du dessus ont cessé leur tintamarre. La mer, elle, continue d'être agitée.
Retrouvez le sujet que la rédaction a consacré au 3114, le numéro mis en place pour venir en aide aux personnes en proie à des pensées suicidaires.