Un particulier en appelle aux bonnes volontés pour réfléchir comment rendre hommage au dernier incorporé de force alsacien, lorsqu'il décédera. Afin d'honorer, à travers lui, les 145 000 autres.
C'est une bouteille à la mer… Mais qui devra rapidement atteindre ses destinataires et produire des résultats. Sinon, elle aura été lancée en vain. Car il y a urgence.
En effet, les derniers Malgré-Nous encore vivants, deux à trois cents, tout au plus, sont déjà centenaires ou sur le point de l'être. Et d'ici quelques années, si rien n'est fait, tous se seront éteints dans l'indifférence générale.
Une perspective tout simplement insupportable pour Jean-Louis Spieser. C'est pourquoi ce professeur de français à la retraite rêve de fédérer les bonnes volontés, prêtes à s'organiser pour ne pas laisser partir le dernier incorporé de force dans l'anonymat.
Originaire du Sundgau (Haut-Rhin), Jean-Louis Spieser se présente comme étant "ni historien, ni homme politique." Mais "simplement attaché à l'histoire de l'Alsace par toutes (ses) fibres. La vraie histoire." Depuis des années, cette histoire régionale, il s'efforce d'en rappeler certains pans ignorés, ou dérangeants, en rendant la parole "aux petites gens, ceux qu'on n'entend pas, et qu'on ne trouve pas dans les livres."
Il se passionne pour des témoignages méconnus, souvent écrits en allemand gothique, qu'il traduit en français afin de les rendre à nouveau accessibles à tous. Il a ainsi, entre autres, remis en lumière le quotidien d'un habitant de Lembach (Bas-Rhin) durant la guerre franco-prussienne en 1870-71. Ou celui d'Alsaciens emprisonnés en France dès le début de la Première guerre mondiale, une réalité totalement oubliée. À chaque fois, sa démarche a pour seul objectif de rétablir la vérité, toujours bien plus complexe et nuancée que la seule vérité officielle, ou que les idées préconçues.
Entourer le dernier, au nom de tous les autres
Mais aujourd'hui, Jean-Louis Spieser n'a pas de nouveau texte-témoignage à proposer. Cette fois, sa préoccupation concerne des dizaines de milliers de destins individuels, malmenés et souvent broyés lors des heures les plus sombres du siècle passé. Ceux d'hommes et de femmes qu'il souhaite relier en un ultime hommage, le jour où surviendra le décès du dernier, ou de la dernière, d'entre eux.
Les Malgré-Nous, ce sont ces habitants de l'Alsace-Moselle annexée par Hitler en octobre 1940 et qui, dès le 25 août 1942, ont été incorporés contre leur volonté dans l'armée allemande. Une tragédie, dont les nombres traduisent l'ampleur. En Alsace, elle a concerné plus de 100 000 hommes de 21 classes d'âges, nés de 1908 à 1928 : environ 64 000 Bas-Rhinois et 36 000 Haut-Rhinois. En Moselle, ils étaient 30 000, de 14 classes d'âge, nés entre 1914 et 1927.
30 000 à 40 000 d'entre eux sont morts sous l'uniforme allemand. 12 000 autres ont disparu dans des camps soviétiques, et 30 000 sont revenus avec des blessures. À ces statistiques, il faut ajouter celles de milliers de femmes - on estime leur nombre à près de 15 000 - les Malgré-Elles, incorporées dans le service du travail ("Reichsarbeitsdienst") et le service auxiliaire de guerre ("Kriegshilfsdienst") du Reich.
Cette idée de les honorer est venue à Jean-Louis Spieser il y a trois ans, lorsqu'il a été contacté par le réalisateur du film L'Alsace dans la tourmente (diffusé sur France 3 en novembre 2023). "Il m'a demandé de le mettre en relation avec des Malgré-Nous. Confiant, j'ai envoyé un mail à mon carnet d'adresses. Mais on m'a répondu de partout qu'il n'y en avait presque plus, se souvient-il. C'est alors que je me suis dit qu'il fallait faire quelque chose."
Un Malgré-Nous dans chaque famille
Son objectif est simple, sans arrière-pensée ni parti pris. "Je ne veux rien démontrer, assure-t-il. Juste être solidaire de ces garçons jetés dans la gueule du loup, sans personne pour les aider. Car ne rien faire, c'est leur infliger la double peine."
Dès qu'il aborde le sujet, il a un peu la voix qui tremble. "Je suis dans l'émotion, reconnaît-il. Je pense à mon oncle, mort à 18 ans, quatre jours après la Libération de notre village, et dont je porte le nom et le prénom. Je pense que nous sommes quelques-uns de notre génération dans ce cas."
"Et les quelques Malgré-Nous que j'ai encore rencontrés récemment pour leur parler de mon projet sont nés en 1926 et 1927. Ils avaient 17 ans quand ils ont été incorporés. Des mineurs, d'autant plus qu'à l'époque, la majorité était fixée à 21 ans."
"Je pense aussi aux Malgré-Nous présents à ma communion et à mon mariage. Ce sont des gens que j'ai connus, de mon village, de ma famille… Des gens qui, après leur retour, se sont tus, honteux d'avoir été du mauvais côté. Alors qu'ils n'avaient pas eu le choix."
Jean-Louis Spieser porte aussi un immense regret, certainement partagé par beaucoup de personnes de sa génération : ne pas leur avoir posé davantage de questions, quand il en était encore temps. "Aux fêtes de famille, on n'en parlait pas. Comme je regrette aujourd'hui de ne pas avoir interrogé mon beau-père plus en détail. Mais on est nombreux dans ce cas-là."
Juste marquer le coup
Rattraper ces occasions perdues n'est malheureusement plus possible. C'est peut-être aussi pour cela que Jean-Louis Spieser souhaite aussi intensément éviter de rater la dernière occasion encore à venir.
"Mon leitmotiv, c'est que le dernier Malgré-Nous qui partira aura été un camarade de tous les autres, explique-t-il. Je préconise simplement qu'on puisse être nombreux à son enterrement. Qu'on fasse foule. Qu'on marque les esprits. Une démarche de la grande 'famille alsacienne' envers l'un des nôtres. Se déplacer pour lui, parce qu'on n'a pas pu se déplacer pour tous ceux restés en Russie et ailleurs. Juste être là. Marquer le coup par notre nombre, car ce jour-là, une page d'histoire se tournera."
Se déplacer pour lui, parce qu'on n'a pas pu se déplacer pour tous ceux restés en Russie et ailleurs
Jean-Louis Spieser
En guise de cérémonie, il n'imagine "ni drapeaux, ni chants ni longs discours." Sauf, "éventuellement, la lecture d'un texte d'André Weckmann", auteur et poète alsacien qui aurait eu cent ans cette année. Ce passeur de frontières humaniste, lui-même incorporé de force, écrivait au sujet des Malgré-Nous :
"Nos 40 000 morts alsaciens-mosellans en uniforme feldgrau que présidents et ministres feignent d'oublier, sont-ils des morts de seconde ou troisième classe ?
Sont-ils l'opprobre de la Nation ? Porteraient-ils ombrage aux autres morts, si on les inscrivait au martyrologe national ? Ne seraient-ils qu'un "détail" de l'Histoire de France ?
Sont-ils morts für Führer, Volk und Vaterland ? Non.
Sont-ils morts pour la France ? Non.
Sont-ils morts pour l’Alsace ? Non.
Sont-ils morts à cause d'une appartenance raciale ou religieuse ? Non.
Sont-ils morts au Champ d’Honneur ? Quel honneur, dites-moi ?
Alors pour qui et pour quoi sont-ils morts ?
Seul notre dialecte peut fournir la réponse : 'Fer d'Katz'. Pour rien, pour des prunes.
Comment les classer alors ? Qu'en disent les dictionnaires, les encyclopédies, les manuels d’histoire ? Rien.
Bien qu'ils représentent un dixième des pertes militaires de la France."
Parfois perçus comme des collabos
Cependant, le terme de Malgré-Nous suscite encore aujourd'hui pour certains une position trouble. À l’origine de cette lecture, il y a bien sûr la méconnaissance de l'histoire alsacienne. Mais aussi le souvenir du massacre d'Oradour-sur-Glane (Haute Vienne), perpétré le 10 juin 1944 par la division SS Das Reich qui comptait dans ses rangs treize incorporés de force et un Alsacien volontaire.
"Dès qu'on évoque les Malgré-Nous, on a très vite l'objection Oradour, déplore Jean-Louis Spieser. Il raconte qu'encore tout récemment, à l'évocation "des 130 000 Malgré-Nous", un guide qui fait visiter les ruines du village-martyr "a rétorqué : '130 000 collabos' !"
Lui-même a beaucoup réfléchi à ces glissements sémantiques et ces suspicions. "Ça me fait penser aux punitions collectives de l'internat, il y a 60 ans, martèle-t-il. Pour une c… faite par un seul, tous étaient punis. Or, parmi les Malgré-Nous, quel est le pourcentage de ceux qui ont fait des saloperies ? En Algérie aussi, on sait qu'il y a eu des choses abjectes. Mais est-ce qu'on jette l'opprobre sur tous ?"
En Algérie aussi, il y a eu des choses abjectes. Mais est-ce qu'on jette l'opprobre sur tous ?
Jean-Louis Spieser
Et de rappeler d'autres épisodes, totalement à l'opposé mais passés sous les radars. Comme ce "train de la révolte" relaté dans le hors-série n°2 de 2016 de nos confrères de l'Ami Hebdo (qui consacrent aussi un site internet au sujet) : plus d'un millier de jeunes Mosellans, incorporés en février 1943, partis de la gare de Sarrebourg en brandissant des drapeaux tricolores.
"Puis le train a dû s'arrêter 14 fois parce qu'ils tiraient sans cesse le système d'alarme. Et avec des haches de sécurité, ils ont démoli l'intérieur." Une révolte durement sanctionnée par les Allemands, avec matraquage, peines de prison et condamnations à mort.
Autre reproche fréquemment adressé aux Malgré-Nous : "s'être fait passer pour des victimes. On les représente comme des moutons allés à l'abattoir. Mais ce n'est pas comme ça que ça s'est passé", assure Jean-Louis Spieser. "S'ils n'y étaient pas allés, ils auraient condamné leur famille à la déportation en Prusse orientale."
Une certaine frilosité politique
Dès l'émergence de son idée, Jean-Louis Spieser a "écrit à Frédéric Bierry", président de la CEA (Collectivité européenne d'Alsace), dans l'espoir que la CEA s'en emparerait pour tout organiser. "J'aurais aimé que ce soit l'Alsace qui s'en occupe, précise-t-il. 'S'Elsàss', à travers nos élus, dans toutes ses composantes politiques, pour qu'il n'y ait pas de récupération."
Mais trois années plus tard, malgré "plusieurs relances, tous les six mois", il a l'impression d'en être toujours au même point, alors même qu'un sentiment d'urgence le taraude. "On ne me dit pas non, mais jamais oui", se désole-t-il.
La dernière réponse qu'il a obtenue remonte au 31 mai 2023. Il lui est simplement notifié que sa "proposition a été bien reçue et fait l'objet d'une réflexion" qui "prend un certain temps (…) par respect notamment pour le caractère très sensible de certaines mémoires."
Du côté politique, ses seuls espoirs viennent de Brigitte Klinkert (députée du Haut-Rhin). "Elle m'a dit : ce jour-là, le jour de l'hommage, je serai là", assure-t-il. Mais aussi d'Emmanuel Fernandes, député du Bas-Rhin), qui milite pour une meilleure reconnaissance des Malgré-Nous.
Constituer un réseau de veilleurs
Fondamentalement, Jean-Louis Spieser espère toujours qu'une instance publique, ou qu'une personnalité dotée de "la force de frappe nécessaire pour organiser, recenser", va s'emparer de son projet et le réaliser. "Je serais heureux que quelqu'un d'autre le fasse, je ne suis pas un meneur, ne cesse-t-il de répéter. Je préfère communiquer par l'écriture, partager au travers de mes livres. Je donne juste l'idée. Une toute petite graine que je sème."
Mais en attendant la relève, il lance un appel à toutes les personnes intéressées, afin de constituer "un réseau de veilleurs". - "Si on ne le fait pas maintenant, j'ai l'impression qu'on va passer à côté, insiste-t-il. Car dans quelques années, il sera trop tard."
Le but de ce groupe serait double : d'une part recenser les Malgré-Nous et Malgré-Elles encore en vie, et d'autre part réfléchir à la manière de les honorer. La méthode reste à trouver, et toutes les bonnes idées sont les bienvenues.
Parmi les premiers à lui avoir manifesté leur soutien, il y a le conteur et écrivain Gérard Leser. "Le projet de Jean-Louis Spieser est d’une grande importance, estime-t-il. Il est essentiel que ce que les incorporés de force ont dû vivre, contre leur gré, soit reconnu au niveau national (enfin !), inscrit dans les livres d’histoire de la France et de l’Alsace, et que le dernier Malgré-Nous encore vivant soit honoré comme il se doit."
Il ressent lui aussi la perspective de la disparition du dernier incorporé de force comme celle de "la mémoire vive d’une épreuve douloureuse et tragique." L'épreuve de jeunes gens "jetés dans une guerre qui n’était pas la leur, et obligés de revêtir un uniforme abhorré, celui de la Wehrmacht, ou pour certains, des Waffen SS."
Gérard Leser rappelle que chaque Malgré-Nous "a suivi un parcours différent, combattant sur le front russe ou en Normandie et encore sur de nombreux autres champs de bataille." Et que des dizaines de milliers d'entre eux "reposent loin de leur terre natale, sont portés disparus, leurs traces ayant été perdues et leurs vies effacées."
"Que de souffrances et de privations endurées, de visions d’horreur vécues, à la limite de ce qui peut être formulé par le langage, poursuit-il. Car comment raconter l’indicible, la peur, la confrontation avec la mort ?" Et bien que "beaucoup ont choisi de poser une dalle de silence sur leurs traumatismes, pour tenter d’oublier", il souligne aussi que "d’autres ont écrit des livres, ont livré des témoignages", précieux pour les historiens "qui se pencheront sur les écrits et les archives de cette époque."
Autre soutien qui s'est déjà manifesté : l'écrivain Pierre Kretz. "Je suis un lecteur assidu des chroniques mortuaires dans la presse quotidienne, explique ce dernier. Pendant longtemps, il y avait beaucoup d'anciens Malgré-Nous, mais maintenant, on n'en trouve pratiquement plus. Ils ont été remplacés par les "anciens combattants", c'est-à-dire les anciens d'Algérie. Ce passage de relai dans la terminologie pourrait donner un sujet d'une thèse à un linguiste."
La roue de l'histoire tourne, et avec la mort du dernier Malgré-Nous, ce sera aussi un monde qui va s'arrêter
Pierre Kretz
Pierre Kretz adhère pleinement à la proposition de Jean-Louis Spieser, et ce, pour plusieurs raisons. D'une part, il rappelle que "lorsque le dernier poilu (soldat français de la guerre de 1914-18) est mort, ça a été un événement au niveau national." Or les Malgré-Nous, eux aussi, étaient des Français. Simplement forcés de combattre du mauvais côté.
D'autre part, il a retrouvé un décret, "sorti durant la guerre d'Algérie, qui stipulait que si un père était mort en Russie en tant que Malgré-Nous, son fils n'était pas obligé de partir en Algérie." Une particularité qu'il relate dans son roman, 'Le gardien des âmes'.
Et surtout, l'écrivain a été frappé par une synchronicité troublante. "Quand Jean-Louis m'a parlé de son idée, j'étais juste en train de relire mon bouquin, 'La langue perdue des Alsaciens' (publié en 1994) en vue de sa réédition, raconte-t-il. Et juste à ce moment-là, je suis tombé sur ma préface, écrite il y a déjà trente ans :
"Le jour approche où l'on enterrera le dernier incorporé de force. Il aura sa photo en première page des journaux locaux, comme le jour où un certain Remetter, le dernier à revenir de Russie, a franchi le Rhin en 1955.
Alors ce passé, encore présent au jour où ces lignes sont écrites, sera interrogé de manière pressante.
Car la mort d'une langue, la nôtre, et le drame des Malgré-Nous, les nôtres, posent en définitive la même question : sommes-nous maîtres de notre destin ?
Alsaciens, malgré nous ?"
Cette communion de pensée le touche profondément : "Ce qui me frappe dans la démarche de Jean-Louis, c'est sa volonté de mettre les choses en perspective. Car la roue de l'histoire tourne, et avec le départ du dernier Malgré-Nous, ce sera aussi un monde qui va s'arrêter. On ne peut pas simplement faire comme si cela n'existait pas."
"Ne rien faire, pour moi, ce serait lâche, honteux, insiste Jean-Louis Spieser. Je me sens tout petit devant une montagne, mais je vais continuer à mettre les pieds dans le plat. J'aimerais juste fédérer une énergie, pour ne pas laisser partir le dernier comme ça. Nous n'avons pas à rougir d'eux, et devons nous débarrasser de la honte qui colle à nos semelles, la honte d'être Alsaciens, au prétexte que nos aînés auraient trahi leur pays. Aujourd'hui, il faut en parler. 'Enfin, redde mir devun.'"
Toute personne intéressée par cette démarche est appelée à le contacter par mail.