Rund Um. Jean-Louis Spieser aime lire ce que d'autres ne lisent plus : des écrits en allemand, témoignages particuliers, ou récits de guerre, qui donnent un autre éclairage sur l'histoire régionale. Et il les traduit, afin de les tirer de l'oubli.
Jean-Louis Spieser est un archéologue d'un genre particulier. Ou plutôt, une sorte de Sherlock Holmes qui, inlassablement, mène sa quête. Chez les bouquinistes et sur Internet, il cherche des textes rares, des témoignages méconnus, principalement sur des pans oubliés de l'histoire alsacienne.
D'ordinaire, ces textes sont écrits en allemand gothique, qui rebute les lecteurs actuels. Alors, il les traduit en français pour que tous y aient accès. Et lorsque des informations complémentaires lui manquent, des noms, des dates, un contexte, il ne ménage ni sa peine ni son temps pour les retrouver. Afin de pouvoir asseoir chaque récit sur des bases vérifiées, et de lui rendre toute son épaisseur humaine.
Remettre en lumière des pans oubliés de l'histoire régionale
"J'aime donner la parole aux petites gens, ceux qu'on n'entend pas, et qu'on ne trouve pas dans les livres d'histoire" explique Jean-Louis Spieser. Originaire du Sundgau, cet enseignant ra posé ses valises dans le pays welsche. Et occupe largement sa retraite avec ses traductions et ses recherches. "J'adore chercher" avoue-t-il. "J'ai même plus de plaisir à chercher qu'à trouver."
Quand il déniche un récit qui lui semble digne d'intérêt, il en fait un livre, largement documenté. Livre qui, souvent, jette une lumière inédite sur des périodes troubles de notre passé. Et par là, Jean-Louis Spieser offre au grand public, mais également aux historiens et aux chercheurs, des pépites auxquelles ils n'auraient plus eu accès.
J'aime donner la parole aux petites gens, ceux qu'on ne trouve pas dans les livres d'histoire.
Jean-Louis Spieser
Exemples parmi d'autres : deux de ses livres, "Lettres à Elise" et "1870, l'année terrible" racontent le quotidien de la guerre franco-prussienne en Alsace. Le premier par le biais de lettres de soldats allemands, le second à travers le témoignage d'un Alsacien de Lembach. "Derrière les portes de l'Extrême-Orient" et "C'était Shanghaï" reprennent les récits de voyage d'une aventurière du début du 20e siècle, Ilse Jordan.
Des Alsaciens déportés ou emprisonnés en France dès 1914
Parmi d'autres de ses titres, "Prisonniers au château d'If et aux îles du Frioul", "Août 1914, les déportés d'Avricourt" et "Quatre années de captivité en Corse" rapportent les témoignages d'Alsaciens emprisonnés en France dès le début de la Première Guerre mondiale. Une période d'histoire totalement oubliée des manuels scolaires.
L'intérêt pour cette dernière thématique est venu à Jean-Louis Spieser par le biais d'un petit livre déniché chez un brocanteur, et qui rassemble toute une série de témoignages : "Leiden verschleppter Elsässer-Lothringer, von ihnen selbst erzälht" (Les souffrances d'Alsaciens-Lorrains déportés, racontées par eux-mêmes).
"Quand je l'ai lu, je n'ai d'abord pas voulu y croire, car ces récits étaient terribles" reconnaît-il. "Tout le monde me disait : 'c'est juste de la propagande, ce n'est pas possible. Si c'était vraiment arrivé, on le saurait.' Mais je suis d'un naturel curieux, et j'ai voulu savoir."
Tout le monde me disait : 'Si c'était vraiment arrivé, on le saurait.' Mais je suis d'un naturel curieux, et j'ai voulu savoir.
Jean-Louis Spieser
Il a donc cherché – et trouvé – d'autres témoignages du même genre. Et tous corroboraient cette information : dès 1914, des Alsaciens ont été faits prisonniers en France, parce qu'ils étaient allemands.
Des témoignages que Jean-Louis Spieser a traduits et fait éditer. Par simple souci de rétablir la vérité historique. "Ces gens ont souffert, je trouve que cent ans plus tard, on a le droit et le devoir d'en parler. J'ai compris qu'à l'époque, certains Français n'étaient pas corrects avec des Alsaciens, ça m'a fait mal, et j'ai voulu le partager. Sans faire de politique" assure-t-il.
Liberté, égalité… déportées ! Le récit d'Anne-Marie, de Thann
Son dernier livre sur ce sujet vient de paraître : "Liberté, égalité… déportées !" Il est basé sur le récit d'une certaine Anne-Marie, édité en très petit tirage en 1918 à Sarrebrücken (Saarland) : "Die Franzosen im Oberelsass – meine Kriegserlebnisse in Thann und als Geisel in Frankreich" (Les Français dans le Haut-Rhin – mon vécu durant la guerre à Thann, et comme otage en France).
Durant la Grande guerre, les troupes françaises sont arrivées à Thann dès l'été 1914 et n'en sont plus reparties. Et dans son petit livre, Anne-Marie "raconte qu'elle vivait à Thann. Quand les Français sont arrivés, ils ont déporté ses deux frères. Et plus tard, en avril 1915, elle-même a été déportée avec sa mère et sa petite sœur", depuis Ranspach, où elles avaient cherché refuge.
Quand les Français sont arrivés, ils ont déporté ses deux frères. Et en avril 1915, elle même a été déportée avec sa mère et sa petite soeur.
Jean-Louis Spieser
Le seul point de départ de Jean-Louis Spieser était ce petit livre, signé d'un simple prénom. Après une première enquête, des recoupements lui ont permis d'identifier le patronyme de la fameuse Anne-Marie : Hils. Il a compris qu'elle voulait rester quasi-anonyme pour ne pas mettre en danger ses frères, toujours emprisonnés à la publication du récit.
Il a aussi pu retrouver son acte de naissance à Colmar, et au fur et à mesure, en a appris davantage sur elle et ses proches. La mère était colmarienne, et les enfants étaient nés en Alsace. Le seul tort de cette famille, pour les Français, était l'origine du père, un "Altdeutscher" (Allemand de souche), venu de Forêt-Noire.
Derrière le récit anonyme, la fille d'un sculpteur célèbre
Mais ce père, Carl Hils, Thannois de cœur, était célèbre. Il avait réalisé une trentaine de statues qui ornent toujours la collégiale de Thann. Parmi elles, les douze apôtres, l'effigie de Léon XIII, pape de la fin du 19e siècle, sculptée à partir d'une photographie.
Ainsi que, détails émouvants, la statue de Sainte-Anne portant la Vierge, qui évoque le prénom composé de la fille aînée. Et celle de Sainte-Madeleine, qui correspond à celui de sa femme et de sa fille cadette.
En découvrant ces statues, Jean-Louis Spieser s'est dit très ému : "J'avais soudain un tout autre arrière-fond. Derrière le petit livre d'Anne-Marie il y avait toute une famille et toute une histoire."
Une tombe enfouie sous le lierre
Jean-Louis Spieser a aussi découvert que Carl Hils est mort en juin 1914, à peine quelques semaines avant l'arrivée des troupes françaises. Ses pas l'ont donc tout naturellement conduit au cimetière de Thann, à la recherche de sa sépulture.
Il y a découvert que Carl Hils avait aussi signé plusieurs monuments funéraires encore en place, des colonnes brisées très ouvragées comme des dalles de marbre noir épurées. Mais sa propre sépulture n'était plus connue.
"La mairie m'a dit qu'elle n'existait plus" se souvient Jean-Louis Spieser. "Mais finalement je l'ai retrouvée, entièrement recouverte de lierre." Avec émotion, il s'est remémoré un passage du récit d'Anne-Marie. Au printemps 1915, juste avant de devoir quitter Thann, celle-ci raconte qu'elle "se rend sur la tombe une dernière fois et y prélève un peu de lierre."
Des centaines, voire des milliers de personnes sont venues à son service funèbre. Et deux mois plus tard, ses deux fils ont été déportés.
Jean-Louis Spieser
L'épitaphe ne laisse aucun doute : "C. Hils, sculpt. ad St. Theob." (Carl Hils, sculpteur à (la collégiale) Saint Thiébaut). Une inscription en latin car "la famille n'a vraisemblablement pas voulu d'une inscription en français, et n'avait plus le droit de la faire réaliser en allemand."
Dans les journaux d'époque, le traducteur-détective a appris que "des centaines, voire des milliers de personnes sont venues au service funèbre de Carl Hils. Car il était très apprécié, et actif dans de nombreuses associations." "Mais" ajoute Jean-Louis Spieser, "deux mois, ou même seulement six semaines plus tard, ses deux fils ont été déportés." Et dix mois plus tard, sa femme et ses deux filles ont subi le même sort.
Des descendants retrouvés
Sur l'acte de naissance d'Anne-Marie figure également la date et le lieu de son décès, en 1966 à Stuttgart. A partir de cet indice, Jean-Louis Spieser a fini par retrouver les descendants du sculpteur, à Sigmaringen (Bade-Wurtemberg).
"Au départ, ils n'étaient pas d'accord pour mon projet de livre" reconnaît-il. "Ils disaient : 'on est en Europe, la France et l'Allemagne sont des pays amis, et là, ça rappelle de mauvais souvenirs." Mais au bout d'un an, Jean-Louis Spieser a su les convaincre qu'il s'agissait d'un "véritable document pour nous, Alsaciens, qui nous permet de mieux comprendre notre propre histoire."
Il a pu transmettre à la famille de nombreuses informations, "trouvées dans la presse et les archives" qu'elle ignorait sur ses propres aïeux. Et de son côté, la famille lui a confié des documents et des photos, en l'autorisant à les reproduire dans son ouvrage.
La famille lui a aussi fait connaître un petit livre de souvenirs d'enfance qu'Anne-Marie a écrit bien plus tard. Cette fois, elle y parle explicitement de son père, et décrit les blocs de pierre qu'il magnifiait dans son atelier. Elle y raconte, entre autres, la création de la statue de Saint-Joseph, autre œuvre du sculpteur, qui domine toujours la commune de Willer-sur-Thur.
J'estime que cent ans après les faits, on a le droit de dire qu'en Alsace, des gens préféraient rester allemands plutôt que de devenir français.
Jean-Louis Spieser
Lors de la présentation de son livre, jeudi 18 novembre à Thann, Jean-Louis Spieser a confié à la quarantaine de personnes présentes qu'avant la conférence, il s'était rendu au cimetière, placer une bougie sur la tombe du sculpteur. Les applaudissements nourris qui ont accueilli cette confidence l'ont "submergé d'émotion : j'en ai eu des frissons, car les gens ont compris le sens de mon travail" confie-t-il.
Arrivé au bout de cette nouvelle aventure historique et humaine, il se défend de toute intention politique. "Mon but est simple : si on n'en parle pas aujourd'hui, il sera trop tard. Et j'estime que cent ans après les faits, on a le droit de dire qu'en Alsace, il y avait des gens qui préféraient rester allemands plutôt que de devenir français. Sans en faire de la récupération partisane, ni de scandale. Cela fait partie de notre histoire. C'est comme ça."