Redécouvrir Marie Hart, écrivaine exceptionnelle, "la seule qui a produit une telle oeuvre en prose dialectale"

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Marie Hart entourée de ses soeurs et de son frère
Sujet Rund Um en alsacien sous-titré ©France Télévisions

Marie Hart, née à Bouxwiller (Bas-Rhin) en 1856, est l’un des très rares écrivains en prose dialectale. Malgré divers séjours en Allemagne et en Autriche, elle est restée viscéralement attachée à son Alsace natale, et à sa langue, qu'elle magnifie dans ses livres.

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Le 30 avril 1924, cela fera exactement un siècle que Marie-Anne Hartmann, de son nom de plume Marie Hart, s'est éteinte à Bad Liebenzell, en Forêt-Noire. Morte à 67 ans de "Heimweh", de mal du pays, après cinq années d'exil, car elle a été l'une des nombreuses victimes collatérales de l'épuration de 1918. Honnie par ses concitoyens, parce que son mari était allemand.

Ce centenaire est l'occasion de redécouvrir cette personnalité attachante, ainsi que son œuvre, en langue alsacienne de Bouxwiller, sa ville natale et son port d'attache : des poèmes, quelques pièces de théâtre, et surtout quelques romans et recueils de nouvelles.

"C'est la seule qui a produit une telle œuvre en prose dialectale, rappelle Raymond Piela, l'un des très rares spécialistes de l'écrivaine bouxwilleroise. Une demi-douzaine de livres qui, normalement, devraient se trouver dans la bibliothèque de chacun qui veut entretenir au minimum la culture alsacienne." 

Car sans même parler du style, sa langue est remarquable. "A l'époque de Marie Hart, l'alsacien était une langue riche. Elle écrivait un alsacien dont aujoud'hui on ne peut plus que rêver, qui pour ainsi dire n'existe plus" déplore Raymond Piela.

Des écrits profondément humains

De son vivant, Marie Hart était célèbre, dans toute l’Alsace comme Outre-Rhin, à travers ses nouvelles publiées dans divers journaux alsaciens dès 1898, puis ses livres édités à partir de 1911.

Témoin privilégié du mode de vie des habitants du Pays de Hanau de la seconde partie du 19e siècle, ainsi que des guerres de 1870 et de 1914-1918, elle n’invente pas, elle raconte, et transpose finement ses observations. Ses personnages de fiction sont plus vrais que nature, ses toponymes et patronymes modifiés par maints jeux de mots. (ainsi Bouxwiller devient "Dachswiller", "Village des blaireaux").

Bon nombre de ses textes, savoureux et gorgés d’humour, ou profondément mélancoliques, puisent leur sève dans sa propre expérience d’enfant heureuse. Et, plus tard, de femme courageuse mais désabusée, voire amère.

"Je connais plein de gens qui ont lu Marie Hart et m’ont dit : Wouaouh ! Ça nous touche profondément" assure Raymond Piela. "Elle avait un don, comparable à celui du poète sundgauvien Nathan Katz, de descendre très loin dans la psyché humaine. Cela se reflète dans son écriture, et l'on s’y reconnaît. Mais pourquoi et comment certains de ses mots vous marquent-ils tant ? ça reste un mystère."

Une enfance heureuse

Marie-Anne Hartmann voit le jour le 29 novembre 1856 dans une famille de la bourgeoisie de Bouxwiller. Son père est pharmacien, et sa maison natale, aujourd’hui partiellement inhabitée, est identifiée par une plaque. "Elle a vécu ici ses plus belles années" assure Béatrice Sommer, guide à Bouxwiller et spécialiste de Marie Hart. Deuxième d'une fratrie de huit, avec un seul garçon, le petit dernier, Marie-Anne "écrira plus tard qu’un tel sentiment de sécurité et de bien-être (Geborgenheit) elle n’en a plus jamais éprouvé par la suite."

Dans l'une de ses nouvelles, elle raconte que "dès qu’elle sent du chocolat, elle repense à la pharmacie paternelle." Car à l’époque, "les pharmaciens préparaient du chocolat", et Daniel, l'aide de son père, "broyait les fèves et ajoutait le sucre. Et les gamines étaient là, bouche grande ouverte, et il leur en donnait parfois un morceau."

Autre souvenir gustatif : celui des fruits que le père offre à ses enfants, dans son verger sur la colline appellée "Himmelreich" (Royaume des cieux). "Pour Marie Hart, ce Himmelreich était vraiment le paradis, affirme Béatrice Sommer. Leur père leur cueillait des fraises, des pêches, du raisin, toujours les meilleurs fruits, selon Marie, et les leur fourrait directement dans la bouche, comme une maman oiseau qui donne la becquée à ses petits."

De nombreux déménagements

Destinée à être institutrice, Marie Hart se forme à l'Ecole normale de filles, à Strasbourg, puis à Nancy. En 1876 elle part enseigner le français à Dresde (Saxe). Mais "elle ne veut pas rester une institutrice vouée au célibat, et devenir une vieille ‘Gumsel’ (rombière)" précise Béatrice Sommer. 

De retour en Alsace, elle épouse en 1882 Alfred Kurr, un ancien officier allemand, divorcé et de 15 ans son aîné. Gros scandale pour sa famille, au point que sa mère ne vient pas au mariage. Bien plus tard, Marie Hart transpose ce conflit familial dans un roman "D’r Herr Merkling un sini Deechter" (Monsieur Merkling et ses filles), paru en 1913. 

Le couple part à Mellau, dans le Vorarlberg (Autriche), où Marie tient un journal en français. Puis il s'installe en 1885 à Lutzelhouse (Bas-Rhin). Charlotte naît en 1892. En 1895 ils déménagent à Freilassing (Bavière). Les premières nouvelles paraissent dans des journaux alsaciens.

En 1908, Alfred Kurr, ruiné, menace de tuer sa femme et sa fille avant de se suicider. Finalement, tous les trois reviennent à Bouxwiller, où Marie Hart ouvre une pension destinée aux élèves du lycée, et donne des cours de soutien, pour faire bouillir la marmite. En parallèle, elle continue d’écrire et de publier. Une activité littéraire qui permet d'arrondir ses fins de mois, mais lui sert aussi d'exutoire.

Victime de l'épuration

En 1918, à la fin de la Première guerre mondiale, les Allemands de souche doivent quitter l’Alsace. Alfred Kurr, directement concerné, part en Forêt-Noire. Marie décide de rester à Bouxwiller. Mais malgré la célébrité due à ses écrits, malgré l'enracinement dans sa ville natale, elle subit le climat de suspicion qui règne alors. Ses concitoyens s’en prennent à elle, en tant que femme d’un Allemand.

"Les Bouxwillerois lui rendent la vie impossible" déplore Béatrice Sommer. "Ils lui cassent les vitres, lui crient dessus dans la rue car elle n'a pas mis le drapeau français à sa maison, avec des remarques du genre : 'On ne te reconnait plus, tu n'es plus des nôtres !'" détaille Raymond Piela.

 

Imprégnée des deux cultures, Marie ne comprend pas cette haine soudaine, qui la ronge. Finalement, en mai 1919, elle décide de partir, "au petit matin, pour que personne ne la voie, et le cœur lourd." Elle part prendre son train, toute seule, sans personne pour la saluer. Un départ définitif, qu’elle raconte dans un poème :

Ze leb denn wohl, dü armes Land! / Mir brecht fascht ’s Herz vor Weh. / Ach! viel ze lieb haw ich dich g’het, / Doch ich mueß gehn, ich geh!

Denn wie d’ Franzose komme sin, / Haw ich ken Fahne rüs. / Do han se vor mim Hüs gebrüellt: / „Nüs mueß se, se mueß nüs!“

Min lichter Büendel isch gepackt, / Ich hab ken Üewerfracht; / Un d’ liewe Landslit han m’r au / Den Abschied licht gemacht.

(Adieu, donc, ma pauvre patrie. / Mon cœur se brise de douleur. / Ah ! je t'ai vraiment trop aimée, / mais je dois partir, je pars !

Quand les Français sont arrivés / je n'ai pas sorti le drapeau. / Les gens hurlaient devant chez moi : / Dehors ! Dehors ! Qu'elle s'en aille.

Mon baluchon tout prêt est bien léger, / je ne prends rien de superflu. / Et mes chers compatriotes / m'allègent le temps des adieux.)

Elle se réfugie à Bad Liebenzell, retrouver son mari et l'une de ses sœurs. Elle n'en reviendra plus, mais le "Heimweh" de sa ville natale et de sa chère colline, le Bastberg, la mine. Durant ses dernières années, elle écrit encore de superbes pages, empreintes d'une profonde nostalgie :

"Einmol im Lewe noch wot ich geren uf dem weiche Wase unter den Äpfelbaim spaziere gehn un in d'Landschaft nüsleuje; im Früehjohr, wenn alli Baim blüehje; oder im Jüni, wenn d'Hecke voll Rose stehn; oder im Spotjohr am e sonnige Daa mit bläujem Himmel, wenn m'r Driewel schniedt in de Rewe, d'Grumbeere üsmacht, d'Nusse bengelt, un d'Buewe üewerall Fier anzüende, dass d'r Rauch üewer d'Felder stricht."

(Une dernière fois dans ma vie, j'aimerais me promener sur ce doux monticule, sous les pommiers, et admirer le paysage; au printemps, lorsque les arbres sont en fleurs; ou en juin, quand les buissons sont couverts de roses; ou à l’automne, un jour de soleil, sous un ciel bleu, quand on coupe le raisin dans les vignes, qu’on sort les pommes de terre, qu’on gaule les noix, et que les garçons allument partout des feux dont la fumée s’étend sur les champs.)

C’est à Bad Liebenzell qu’elle écrit aussi son dernier roman, pour raconter sur un mode fictionnel l’épuration dont elle a été victime : Üs unserer Franzosezit. Un ouvrage récemment réédité, et également paru en français sous le titre Nos années françaises, grâce au traducteur Joseph Schmittbiel.

Des livres tirés de l'oubli

Raymond Piela avait découvert très jeune, dès les années 1970, la richesse des écrits de Marie Hart. "Chez mes parents, j’ai trouvé un livre de Marie Hart, imprimé en gothique. J’ai commencé à le lire, ce n’était pas évident. Mais rapidement, j’ai plongé, et je l’ai trouvé génial" se souvient-il.

Dès cette époque, ce graphiste qui, par la suite, "a édité beaucoup de livres, réalisé des couvertures et des dessins", sent qu'il faudrait absolument faire redécouvrir l'écrivaine pratiquement oubliée. Mais les caractères gothiques des différents ouvrages encore existants demandent un trop gros effort de lecture pour la majeure partie des alsacophones.

Au début des années 2000, à l'avènement du numérique, Raymond Piela se lance, car il peut désormais "éditer des livres à quelques centaines d’exemplaires." Il consacre de longs mois à saisir sur son ordinateur l’intégralité de quatre ouvrages de Marie Hart : deux romans (Dr Hàhn im Korb (Le coq en pâte) et D'r Herr Merkling un sini Deechter (M. Merkling et ses filles), ainsi que deux recueils de nouvelles (G’schichtlen un Erinnerungen üs de sechzicher Johr (Histoires et souvenirs des années 1860) et Üs minere alte Heimet (De ma vieille patrie).

Il s'efforce aussi d'unifier l'orthographe des mots, parfois fluctuante d'un texte à l'autre. Son objectif est simple : offrir une réédition en caractères lisibles par tous. Malheureusement, les tirages trop modestes ont été rapidement épuisés, et pour l'instant, la demande n'est pas suffisante pour lancer une réédition. En revanche, ces ouvrages sont consultables dans de nombreuses bibliothèques et médiathèques.  

 Un circuit Marie Hart à Bouxwiller

Depuis de nombreuses années, la ville natale de l'écrivaine s'efforce de raviver son souvenir auprès des habitants, comme des touristes. Elle lui a dédié son centre culturel. Et le musée du Pays de Hanau qui détient plusieurs cartons de ses documents, journaux, livres et photos, lui consacre souvent des soirées de lectures ou des visites guidées.

En outre, un petit circuit Marie Hart a été aménagé dans le centre-ville (visitable à l'aide d'un dépliant distribué au musée, ou grâce à l'itinéraire indiqué sur le site du musée). Il commence par la maison natale, puis mène à une fontaine de facture récente, mais comprenant l'extrait d'un poème de l'écrivaine :

"Wenn an d'r Quell viel Blueme stehn, / Vergesst d'r Bach des nit, / Un in sim ganze spätre Lauf / Gehn d'Blueme mit."

(Les nombreuses fleurs qui poussent à sa source / le ruisseau ne les oublie pas / et dans son futur parcours / les fleurs l'accompagnent.)

Ensuite, le circuit conduit à l'église catholique, où Marie Hart, enfant d'une famille très protestante, a été impressionnée par le faste d'une messe. Un peu plus loin, un petit groupe sculpté rend hommage au seul texte de l'écrivaine publié en français, "Marguerite ou la petite gardeuse d'oies", un conte écrit pour l'une de ses sœurs.

"Dès qu'elle a eu l'âge d'écrire, elle tenait de petits cahiers où elle notait tout ce qu'elle voyait d'exceptionnel, ou les gens qui l'intéressaient, ou ses observations de la nature, explique Laure Lickel, médiatrice culturelle du musée du Pays de Hanau. Tout ce qui la touchait, elle le notait. Et cela lui a servi de matière pour nourrir ses livres ultérieurs."

L'étape suivante est l'ancien site du "jardin près des remparts", aujourd'hui occupé par l'école élémentaire, où Marie Hart venait déguster des fraises, des framboises et des groseilles. Puis la balade conduit jusqu'au Bastberg, où la famille Hartmann possédait un champ de pommes de terre et un noyer.

Pour finir, les visiteurs sont invités à se rendre en Forêt-Noire, à Bad Liebenzell, où l'écrivaine repose dans le cimetière, avec son mari et sa fille. La petite commune du Bade Wurtemberg lui a dédié une salle, et créé un sentier de randonnée, jalonné d'extraits de ses textes retranscrits sur des rochers.

Des écrits encore non exploités

Après la mort de Marie Hart, ses documents ont été confiés aux archives de Francfort. "Il y a encore beaucoup de matériel brut, assure Raymond Piela, qui s'est rendu sur place. Des écrits, des journaux, des articles qui parlent d'elle… Il y aurait un immense travail à faire, mais malheureusement ça prend beaucoup de temps et d'énergie." Bien plus que lui-même ne peut y consacrer.

Néanmoins, il a pu faire une série de photocopies des documents qui l'intéressaient particulièrement. Et garde précieusement un carton plein "de ses journaux intimes durant la Première guerre mondiale. Chaque jour elle écrivait ce qui se passait. Tout est là. Sa vie quotidienne, notée durant quatre ans."

Seul problème : la majeure partie est en écriture manuscrite Sütterlin, donc particulièrement difficile à déchiffrer. Mais l'appel est lancé aux candidats qui auraient le temps et l'envie de s'y plonger. Car ces écrits contiennent certainement des perles historiques et littéraires, encore jamais exploitées. 

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