Le 4 octobre 2011, le dernier haut fourneau de la vallée de la Fensch était arrêté sous les yeux des sidérurgistes ArcelorMittal de Florange. Cette dernière coulée de fonte du P6 avait lancé une lutte de dix-huit mois, finalement perdue par les ouvriers.
ArcelorMittal reste discret sur le calendrier de démolition des installations qu’il a arrêtées il y a dix ans. Officiellement, l’industriel travaille avec les élus de la vallée aux nouveaux usages possibles après l’énorme chantier de démontage et de dépollution. Aucune communication officielle de la direction, les organisations syndicales elles-mêmes déplorent un manque d’information sur le sujet. Il y a deux ans, la direction centrale avait évoqué le chiffre hallucinant de 210 millions d’euros pour la "déconstruction" de la cinquantaine d’hectares qu’occupent actuellement entre Hayange et Serémange-Erzange les hauts fourneaux, de l’aciérie et de la coulée continue.
A la ferraille
De l’extérieur, rien n’a bougé. Mais il suffit de se promener sur les réseaux sociaux pour voir que le démantèlement est en marche. Grand ménage dans les bâtiments, chalumeau et ferraillage. "Ils commencent par détruire les installations qui pourraient être redémarrées" enrage Edouard Martin. Mais le héros de la lutte 2011-2013 ne se fait guère d’illusion. La production d’acier dans la vallée, c’est du passé. Un passé qui ne passe pas.
Symboliquement, la CFDT ArcelorMittal occupe le plancher du P6 pour sa dernière coulée le 4 octobre 2011. Après l’arrêt du P3 en juin, le numéro un mondial de l’acier met en sommeil sa production de fonte et d’acier dans la vallée de la Fensch. En pleine crise, Lakshmi Mittal estime qu’il fallait réduire les capacités de production de son groupe en Europe. Florange, comme près d’une dizaine d’autres sites, est dans le viseur.
Le 1er décembre 2012, malgré une lutte intense et ultra-médiatique, les sidérurgistes lorrains assistent à la mort programmée de leurs outils : le gouvernement socialiste de Jean-Marc Ayrault et ArcelorMittal entérinent un accord qui acte la fin des hauts fourneaux, contre des promesses d’investissements. 629 emplois sont détruits.
La crise de 2011
"On a eu raison de se révolter. Nous disions en 2011 que la crise de l’acier invoquée par Lakshmi Mittal pour réduire les capacités de production en Europe n’était que provisoire. Nous avions raison : l’Europe importe aujourd’hui 27 millions de tonne d’acier chaque année, en provenance de pays qui n’ont pas les mêmes préoccupations sociales et environnementales que nous. 27 millions de tonnes, c’est 10 fois la production de Florange !" s’énerve Edouard Martin. Il était alors membre du comité d’établissement européen du groupe pour la CFDT.
Arrêt programmé ?
Lionel Burriello était lui représentant du personnel CGT. Et surtout agent de maintenance posté aux hauts fourneaux : six jours de travail, quatre jours de repos. Deux matins, deux après-midi, deux nuits. Pendant la lutte, il a mené les actions, et aussi veillé sur les installations en sommeil. Nous l’avions suivi pendant l'un de ses postes. Il nous avait montré l’atelier désert, la cuisine réfectoire sans vie, des vestiaires où plus personne ne viendrait prendre une douche.
L'ancien haut-fourniste est amer : "on a mené la lutte immédiatement, dès l’annonce de Mittal de mettre à l’arrêt la filière liquide. Mais avec le recul, on se rend compte que l’arrêt des hauts fourneaux était déjà acté, parce que les budgets de maintenance se réduisaient d’année en année, et qu’on avait du mal à maintenir la fiabilité des outils".
Acier vert
Après la lutte, Edouard Martin devient député européen, il continue à s'intéresser à l’acier et à la protection de l’industrie européenne. En 2015, il défend le principe d’un ajustement carbone aux frontières, dans l’indifférence générale. Le principe a été acté depuis dans le Green Deal de la Commission Européenne. Edouard Martin, éternel incompris ? "C’est un immense gâchis. On aurait pu, grâce au projet ULCOS (captation et enfouissement du CO2) être à Florange les pionniers de l’acier vert. On avait tous les atouts pour ça, des installations performantes, du personnel qualifié. La fermeture de la cokerie aurait pu être compensée par la création d’une unité de production d’hydrogène pour alimenter une aciérie : tout le monde s’y met aujourd’hui, les Allemands, les Suédois, les Autrichiens… que d’occasions manquées !"
Ironie du sort, l’actualité le prend au mot. ArcelorMittal a annoncé le 29 septembre 2021 la création d’une aciérie au gaz naturel et à l’hydrogène à Gand en Belgique, pour un montant d’un milliard d’euros.
Après la lutte
Représentant du personnel, Lionel Burriello se révèle dans la lutte et devient le secrétaire général de la CGT ArcelorMittal Florange durant le conflit. L’après lutte est difficile psychologiquement, mais il s’accroche à ses nouvelles fonctions : "dans la vie d’un syndicaliste, la lutte est permanente. Il n’y a pas de petites luttes. Chaque sujet est à traiter, chaque revendication est à pousser jusqu’au bout. Des luttes comme celles qu’on a menées contre la fermeture de la filière liquide, j’espère ne pas avoir à en mener une deuxième, parce que dix-huit mois… on a bien galéré, c’était très dur. Je suis très fier d’être syndicaliste".
Celui qui avoue être arrivé aux hauts fourneaux par hasard reconnaît que "c’était une atmosphère et un climat particuliers. Rudes, durs, mais avec une cohésion de groupe et une solidarité que je n’ai jamais trouvé ailleurs. Pourtant dans le syndicat, de la cohésion il y en a, mais je n’ai jamais retrouvé celle des haut-fournistes".
Amertume ? "Ça ne sera jamais cicatrisé. Ça fait partie de ma vie, je regrette encore aujourd’hui d’avoir perdu. Quand on perd quelque chose qu’on aime, on le regrette, donc ça ne sera jamais cicatrisé. Je n’ai pas été trahi par les gens avec qui je travaillais, ni par le métier que j’aurais pu quitter si j’en avais fait le tour, j’ai été trahi par les gouvernements de l’époque, et par notre employeur qui a pris la décision unilatérale de fermer les installations".
Après son unique mandat de député européen sous les couleurs du Parti Socialiste, Edouard Martin a retrouvé du travail dans un organisme de formation. Il aime son nouveau boulot, mais il regrette lui aussi le terrain, les copains, "la solidarité ordinaire qui faisait qu’on veillait les uns sur les autres".
No comment
La direction locale d’ArcelorMittal Florange ne souhaite faire aucun commentaire sur cet "anniversaire". La démolition des hauts fourneaux attendra l’an prochain.
Elle nous a transmis les éléments suivants : "sur l’emprise de la filière liquide, mise sous cocon jusque fin 2018 suite à notre engagement avec l’Etat, nos équipes ont procédé à l’enlèvement des outils et équipements mobiles qui n’ont pas pu être revalorisés ou ré utilisés en interne. En effet, des équipements comme des disjoncteurs électriques, centrales incendie, compresseurs, transformateurs etc… ont été réutilisés dans d’autres secteurs à Florange ou sur d’autres sites du Groupe. Cette phase durera jusqu’à fin 2021 et ce sont près de 18000 tonnes de ferrailles qui seront envoyées en recyclage sur notre site de Dunkerque. En parallèle, nous poursuivons nos discussions avec les élus sur des aspects techniques et sur les usages futurs du site dont nous n’avons pour le moment pas le détail. Les demandes de permis de démolir ont été déposées cette année sur les communes d’Hayange et de Serémange-Erzange. Les démolitions commenceront par le gazomètre (Serémange-Erzange) et le château d’eau (Hayange), et le reste des installations lorsque nous aurons obtenu les autorisations".