Derrière le mythique magazine de la Hulotte, et ses 140.000 abonnés, depuis 47 ans un homme travaille dans l'ombre : l'Ardennais Pierre Déom auteur des articles du journal "le plus lu dans les terriers". Rencontre avec un passionné de la nature, récompensé par la région Grand Est.
Mise à jour 18 novembre 2020 : le prix de l’engagement démocratique 2020 a été attribué à « La Hulotte » par la région Grand Est. Cette revue naturaliste française à parution semestrielle est diffusée uniquement par abonnement, « La Hulotte » constitue une riche base documentaire sur la faune et la flore françaises, alliant l’humour, la rigueur scientifique et la qualité des illustrations.Créée en 1972 par Pierre Déom, jeune instituteur à Rubécourt dans les Ardennes, « La Hulotte » était à l’origine le bulletin de liaison de la Fédération des clubs CPN1 des Ardennes, dont l’objectif principal était de sensibiliser les jeunes à la nature, notamment à travers des activités de terrain. Devant le succès des cinq premiers numéros, tirés à moins de 1.000 exemplaires, « La Hulotte » est devenue dès 1974 une revue à part entière, à destination de tout public. C’est principalement le bouche à oreille qui lui a donné une audience internationale au fil des années, comptant aujourd’hui près de 160.000 abonnés dans 70 pays.
Dans le cadre du 9ème Forum Mondial de la Démocratie, le mercredi 18 novembre 2020, la région Grand Est poursuit son engagement en faveur des Droits de l’Homme en reconduisant ses deux actions phares : l’attribution du Prix de l’engagement démocratique et le parrainage de personnalités en difficulté.
Pierre Déom, l'observateur de la nature
"Regardez ! Un épervier ! " Derrière son grand bureau, un beau et grand ensemble de trois tables disposées en U, Pierre Déom s'est figé. En un instant, l'homme élégant de 70 ans, a comme quitté la pièce. De l'autre côté de la grande baie vitrée, le rapace qui s'est posé sur un arbre, dans le grand pré qui entoure la maison, a entièrement absorbé sa pensée. "Il va aller à la chasse aux oiseaux." Le regard fixé sur l'épervier, il ajoute "Mais il a été repéré. Il est en train de nettoyer son plumage. Pour l'instant, il fait juste sa toilette." Le temps est suspendu.En retrait des autres habitations, la demeure surplombe légèrement le petit village ardennais de Boult-aux-Bois. Mais c'est vers l'extérieur, vers ce champ et la forêt, dont on peut voir la lisière, que le bâtiment est tourné. Un observatoire.
"Je ne sais plus de quoi on parlait….". Celui qui depuis plus de 45 ans, élabore et rédige à lui seul La Hulotte, retrouve rapidement ses esprits. Il ne lui faut que quelques instants pour reprendre le fil de sa démonstration. Depuis bientôt un peu plus de deux heures, il explique comment, depuis 1972, il conçoit ce magazine, devenu une institution pour de nombreux amoureux de la nature. Car s'il refuse catégoriquement d'être pris en photo, et encore moins filmé, il dévoile volontier les coulisses de son bi-annuel.
A chaque numéro, le "journal le plus lu des terriers", s'arrête sur un animal, ou une plante. Le hibou grand duc, le lynx boréal ou encore le lierre, en une quarantaine de page, le lecteur découvre tout ce qu'il y a à savoir sur chaque espèce.
Environ une fois par an, deux "les bonnes années", plus de 140.000 abonnés reçoivent le petit magazine au format A5 dans leur boîte aux lettres. Des fidèles qui attendent avec impatience chaque nouveau numéro. Sur la page Facebook du journal, les commentaires enthousiastes fleurissent par dizaines à chaque parution : "Ça y est, je l'ai reçu ! Quel bonheur à chaque fois, depuis toutes ces années", "Tellement contente de retrouver la Hulotte !! Merci d'exister, ça fait du bien dans ce monde", "Toujours une joie de recevoir un numéro ! Merci pour ce travail extraordinaire".Moi ce que je veux montrer, c'est la complexité, la beauté du monde. Je veux montrer que chacun de ces animaux est comme un monument historique.
-Pierre Déom, fondateur de la Hulotte-
"On a des lecteurs fantastiques, franchement adorables" avoue Pierre Déom. La Hulotte ne fonctionne que par ces abonnements, et par la vente des anciens numéros sur son site internet. Dans la maison d'édition indépendante Passerage, installée dans une ancienne ferme de Boult-aux-Bois, une petite dizaine de salariés s'occupent de la gestion matérielle et administrative du journal.
Pourtant, lors de son lancement en 1972, rien ne laissait présager un tel avenir pour la petite chouette.
Des débuts sur les bancs des écoles
A l'époque, Pierre Déom est un jeune instituteur, fraichement sorti de l'école normale. Avec quelques amis, l'ardennais milite déjà pour "ce qui ne s'appelait pas encore l'écologie".Avec les moyens du bord, et le soutien de l'inspectrice d'académie de l'époque, l'instituteur lance le premier numéro : quinze pages, au format A4. A l'époque, les photocopieuses sont encore rares dans les écoles. La machine qui leur permet d'imprimer le journal, un stencil électronique, ne peut pas dupliquer les images. Il faut donc dessiner, à l'encre. Des petites illustrations à la main, des textes parsemés de plaisanteries. Le style de la Hulotte est né.On voulait vraiment faire évoluer les esprits. Mais on prêchait dans le désert, ça n'inspirait personne (…) on s'est dit qu'on allait d'abord s'adresser aux enfants
-Pierre Déom, fondateur de La Hulotte-
Envoyé dans toutes les écoles ardennaises, ce premier numéro devait inciter les élèves à créer des "clubs de connaissance et de protection de la nature". "On s'attendait à avoir une centaine de clubs " raconte Pierre Déom "Et en réalité on s'est retrouvé avec 20 clubs, c'était une grosse déception".
Pourtant, immédiatement, le journal trouve un lectorat. Certains élèves ont rapporté le journal chez eux et leurs parents s'abonnent, pour 1 Franc le numéro. Des amis, des collègues leur emboîtent le pas. En moins de 5 mois, le magazine passe de 200 exemplaires à plus de 800. Les textes et le contenu s'étoffent de plus en plus, la Hulotte passe en petit format.
Six mois après le lancement du magazine, qui s'appelait alors "La Hulotte des Ardennes", Pierre Déom pose un congé sans solde, pour se consacrer entièrement à sa rédaction. Il ne retournera plus jamais en classe.
Des articles à la pointe de la recherche scientifique
47 ans plus tard, les premiers numéros sont devenus des objets de collection, certains ont été ré-édités plus de 25 fois, et le lectorat dépasse largement les frontières du département des Ardennes, dont le nom a disparu du titre. Le trait des dessins s'est affiné, et le ton s'est affirmé. Pierre Déom cultive une rigueur scientifique minutieuse.Pour chaque numéro, l'ancien instituteur consacre plus de 300 heures à la recherche. Il travaille avec une documentaliste, qui, pour chaque sujet, compile toutes les études scientifiques. Dans le bureau de Pierre Déom, de grandes étagères contiennent des classeurs entiers de ces travaux, triés et indexés.Le but qu'on se donne, c'est de ne pas se faire épingler sur la nature. Plus le temps passe, plus on est exigeants et même maniaques sur la documentation.
-Pierre Déom-
Grâce à un ingénieux système d'indexation, le journaliste des terriers documente chacune des informations qu'il donne dans ses articles. Ses brouillons de travail sont constellés de petits numéros, références aux études mobilisées.
Je sais si l'auteur est sérieux ou non. Je note l'origine. Une information sur le lierre en Amérique n'est pas la même que sur le lierre en Europe.
-Pierre Déom-
"Tout est fait pour ne pas perdre de temps au moment du contrôle, de sorte que l'on n'hésite jamais à contrôler" explique-t-il. Les textes sont en effet relus des dizaines de fois, par Pierre Déom et par sa documentaliste, jusqu'au dernier moment.
Le même système de référencement est utilisé pour les dessins. Car pour chaque croquis, Pierre Déom mobilise une dizaine d'images différentes : "La patte, je vais prendre une photo, la tête sur une autre". Pour dessiner des chouettes, des abeilles ou des coccinelles, il doit se représenter l'animal, à la manière d'un croquis scientifique, "voir comment tout ça s'attache".
La richesse de la recherche scientifique sur une espèce est donc déterminante dans le choix du prochain numéro. Mais le premier critère de sélection reste la curiosité de l'ancien instituteur : "il faut que je tombe amoureux du sujet" répète-t-il.
Un coup de foudre pour la nature
Cette passion pour le vivant ne l'a pourtant pas toujours dévoré : c'est en s'installant à Charleville-Mézières, pour ses études d'instituteur, qu'il va découvrir qu'il déteste les paysages urbains, et ressentir le besoin d'en apprendre le plus possible sur la nature qui lui manque tant.Avant de regagner la campagne, il accumule les lectures, marquantes : le roman Raboliot, de Maurice Gennevoix, histoire d'un braconnier qui connait toutes les espèces de la forêt, ou les études d'ornithologie de Paul Géroudet. "Ça m'a ébloui cette complexité, cette richesse d'animaux. Toutes ces espèces qui se pourchassent. (…) J'essaie de reproduire chez le lecteur l'émerveillement qui était le mien quand j'ai commencé à découvrir les oiseaux".J'ai toujours vécu dans différents petits villages, dont pas un seul ne dépassait 150 habitants. Mais je ne me suis jamais intéressé à la nature (…). Et à l'école normale, alors que ce n'est pourtant pas une grande ville Charleville-Mézières, j'ai découvert que je ne pourrai jamais vivre en ville, et j'ai soudain senti un énorme besoin de nature, ça m'est tombé dessus
-Pierre Déom-
Montrer la poésie du monde
Car Pierre Déom n'a pas oublié l'activisme qui l'animait au début des années 70. Si, le temps passant, l'homme à la voix douce et posée s'est peu à peu détourné du militantisme, il reste profondément engagé pour la biodiversité.Espèce par espèce, il s'attache toujours à partager au plus grand nombre son admiration pour le monde vivant : "J'essaie de montrer la complexité, la richesse de la nature" raconte-t-il "chaque animal pourrait être le chapitre d'un grand roman". Une tâche dantesque, qui ne sera bien sûr jamais finie.Une espèce disparue ne reviendra jamais. On a un trésor merveilleux extraordinaire qui est là et qu'on laisse dévasté, ruiné, éliminé de façon scandaleuse.
-Pierre Déom-
Une succession ouverte
Les années passent, et si l'auteur n'envisage certainement pas de prendre un jour sa retraite, il n'écarte pas la possibilité de transmettre un jour La Hulotte. "Je ne suis pas fermé à une succession" explique-t-il "mais l'occasion ne s'est encore jamais présentée".On croit aisément qu'il serait en effet capable d'accueillir un candidat à la relève. L'Ardennais, qui met un point d'honneur à répondre à toutes les questions et aux courriers qui lui sont adressés, est en effet d'une simplicité et d'une modestie quasi déconcertante. Face à la lisière de la forêt, l'ancien instituteur continue chaque jour de travailler à ses prochains numéros. Des publications dont les sujets sont précieusement gardés secrets : les découvrir en ouvrant leur boîte aux lettres fait partie des (nombreux) plaisirs de ses lecteurs.
- C'est au coeur de la campagne ardennaise, à Boult-aux-Bois, que l'équipe de la Hulotte niche -