Elles sont cinq. Des femmes alsaciennes qui ont traversé la guerre, ont connu l'amour, le travail, ont vu la société évoluer. Leurs souvenirs se réveillent sur scène dans le spectacle Fraweländle. Entre extrême gravité et élan de vie libérateur.
Que reste-t-il au soir de sa vie lorsque l'on a plus de 90 ans ? C'est la question qu'a posée Isabelle Klein à cinq Alsaciennes. Pas de manière aussi directe, mais en échangeant longuement avec chacune d'elles. Au bout du compte, des heures d'enregistrement. Comme un grand journal intime qui s'est écrit au fil de leurs récits et dont les pages défilent désormais sur scène.
Leurs paroles se croisent et se répondent. Grâce au théâtre, les cinq femmes se rencontrent. Le spectacle Fraweländle dévoile leur "jardin secret". Des traumatismes et des fiertés qu'elles partagent.
Il y a bien sûr la guerre qui a marqué leur existence. Les plus jeunes avaient sept ans lorsqu'elle a éclaté. Les plus âgées étaient adolescentes. Marinette, née en 1924, raconte son destin de Malgré-Elles. Yvonne se souvient du chocolat apporté par les Américains à la Libération. "Et des chewing-gums !", complète Violette.
J'avais un fantasme, les faire parler de ce passé qu'on ne connaît plus, de « c'était mieux avant ». Mais elles, elles sont très contentes du progrès.
Isabelle KleinAuteure du spectacle Fraweländle
"Toutes sont très fières d'avoir travaillé. Du moins, avant d’avoir un mari et des enfants. Cela revenait sans cesse : le travail, le travail, le travail, indique Isabelle Klein, auteure du spectacle et comédienne. J'avais un fantasme, les faire parler de ce passé qu'on ne connaît plus, de « c'était mieux avant », en matière de nature, d'environnement... Mais elles, elles sont très contentes du progrès. Mes questions tombaient parfois un peu à côté", sourit-elle encore.
Le son de l'accordéon libère les sentiments des cinq femmes
Tout juste Yvonne, 90 ans au moment des entretiens, s'autorise-t-elle à s'épancher sur la difficulté du métier de paysan. "Pour que vous sachiez à quel point on devait travailler dur, confie-t-elle. Aujourd'hui, il suffit d'appuyer sur un bouton et le tracteur se met en branle. Pareil pour toutes les machines. Nous, on devait traire à la main. On devait acheter des tracteurs. Et à peine l’un était remboursé, qu’une autre machine lâchait", semble-t-elle encore souffrir.
Cette fille et femme d'agriculteurs, un peu dépassée par le projet de spectacle auquel elle a en partie donné naissance, a des mots forts : "J'épouserai à nouveau l'homme, mais pas le paysan !"
Des femmes pragmatiques : "Ce sont de vraies Alsaciennes, dans la résilience et la pudeur, à préférer parler du faire que du ressenti, de ce qui s’est passé plutôt que de comment elles l’ont vécu."
Sur les planches, elles se libèrent. Elles chantent, se laissent aller à des éclats de rire, donnent à ressentir leurs peurs. Elles finissent par ne former plus qu'un seul cœur, l'âme de la femme alsacienne. Comme réveillées par le son de l'accordéon : "La musique les soigne. Avec la musique, elles guérissent, elles osent parler. La musique met leur vie en valeur", insiste Anne Goepp, l'assistante metteuse en scène.
Une séance de qi gong inattendue succède au récit du quotidien sous l'occupation allemande. L'intensité dramatique est servie autant par le fond que par la forme. Isabelle Klein installe les comédiennes dans une sorte de maison de retraite rêvée, où la magie opère. Elle a inventé le personnage d’une infirmière-thérapeute aux petits soins, incarnée par l'artiste Sherley Freudenreich. À travers ses peintures, qui s'affichent en temps réel sur un écran au fond de la scène, l'illustratrice accompagne et favorise le cheminement des cinq femmes en même temps qu'elle embarque le public dans leurs histoires.
Il revit leurs tourments et leurs joies. Des instants parfois inattendus, comme ce slam improvisé, inspiré d'un sketch écrit autrefois par l'une des protagonistes, Paulette Becker, ancienne metteuse en scène du théâtre alsacien de Saverne. "Je voulais rentrer dans leur intimité, j'avais donc envie qu’elles partagent leurs poèmes, les chansons qu'elles aiment...", détaille Isabelle Klein. Des œuvres qui tapissent le spectacle.
Un héritage, tantôt lumière sur un temps révolu, tantôt très actuel
L'une des femmes, Marie-Thérèse Schaeffer, est morte en 2023. Pour ses enfants et petits-enfants, Fraweländle est un héritage, une part de leur carte d'identité. Un juste hommage également à celle qui a fait d'eux qui ils sont. Ses mots et ceux des autres sont désormais fixés pour l'éternité. Tantôt lumières sur un temps révolu, tantôt plus que jamais d'actualité.
Des mots qui vous saisissent quoi qu'il en soit : "On se déplace au théâtre, on assiste au spectacle, on se laisse happer, et en repartant, on se sent un peu plus léger. C'est la catharsis", conclut l'auteure Isabelle Klein.
Cette création émouvante, présentée une première fois en février 2024, sera jouée le 18 décembre aux Tanzmatten de Sélestat (20h30) et le 30 janvier 2025 à l'Espace Rohan de Saverne (20h30).