À Kehl, commune allemande sur le Rhin accolée à la frontière française et à la ville de Strasbourg, les élections font débat. Les législatives en France suscitent craintes mais aussi espoirs pour certains côté allemand. Les habitants regardent avec intérêt la campagne. Reportage en Allemagne.
En route pour rencontrer les Allemands de Kehl, dans le centre-ville, je tombe sur des Français une fois sur deux. Il est midi et beaucoup de Strasbourgeois sont venus flâner dans les rues de la petite ville de l'Ortenau avant l'orage attendu en fin de journée. Ce qui m'importe ce jeudi, c'est le point de vue des Allemands, qui ne votent pas mais sont directement concernés par certaines mesures que pourrait prendre la France.
Il y a notamment un point dans le programme du Rassemblement national qui les intéresse : la double frontière, détaillée pendant la campagne des européennes par Jordan Bardella, ce qui équivaudrait à rétablir les frontières nationales ou à renforcer les contrôles. Sur le pont de l'Europe donc, les Kehlois l'ont bien compris. Ce fut aussi le réflexe du gouvernement allemand pendant la crise du covid en 2020, ici tout le monde s'en souvient.
J'arrête Doris sur son vélo à un feu rouge, juste en face de la mairie de Kehl qui est aussi le terminus du Tram D "Kehl Rathaus" en provenance de Strasbourg. Elle affiche un grand sourire engageant et accepte de mettre pied à terre pour me répondre. Les élections législatives en France ? "C'est horrible si l'extrême droite l'emporte", son sourire se crispe.
"Marine Lepen a déjà dit à plusieurs reprises qu'elle veut rétablir les frontières. Elle veut même que la France sorte de l'Europe, et ça ne va pas du tout. J'ai un vrai problème avec les nationalismes, quels qu'ils soient. Regardez, mes sacoches sont pleines, je viens d'aller faire mes courses à Strasbourg. Les frontières doivent rester ouvertes, et l'Europe doit être même consolidée."
Sur quels points veut-elle voir l'Europe plus forte ? "Sur les soins par exemple. L'hôpital de Kehl va bientôt fermer, à Strasbourg juste à côté il y a tout ce qu'il faut, mais nous devrons aller à Offenbourg ou à Lahr pour nous faire soigner, il faudrait faire des efforts sur ces coopérations concrètes au quotidien pour nous. Et surtout pas tout arrêter et revenir en arrière."
L'hôpital de Kehl va bientôt fermer, à Strasbourg juste à côté il y a tout ce qu'il faut. [...] il faudrait faire des efforts sur ces coopérations concrètes au quotidien pour nous.
Doris, Allemande de Kehl
Assise devant l'arrêt de bus, Liselotte attend à l'ombre son bus. "Est-ce qu'il faut fermer la frontière entre Kehl et Strasbourg ?". La septuagénaire réfléchit et me répond en allemand mêlé de badois. "C'est difficile de répondre à cette question. Bien sûr, ça aurait un impact négatif sur les commerces ici à Kehl, mais j'habite à Lichtenau depuis 5 ans maintenant, donc pour moi ça ne changerait rien. D'ailleurs quand ils renforcent les contrôles, les policiers trouvent de la drogue, des armes, il ne faut pas non plus tout autoriser à la légère", elle a prononcé ce dernier mot en français.
"Kehl est une ville frontalière", lance-t-elle pour conclure. Je lui demande de préciser ce que ce mot signifie. "Ce n'est pas positif", elle n'en dira pas plus, et elle se lève doucement. Son bus vient d'arriver.
Fermer les frontières ? So ein Quatsch [c'est n'importe quoi] !
Marion, Kehloise pressée
Un peu plus loin, Marion* avance d'un pas décidé, un sac de courses à la main. Rétablir les frontières ? Elle n'y croit pas. "So ein Quatsch !", dit-elle, ce qu'on peut traduire par "c'est n'importe quoi".
"Mais moi ça m'est bien égal finalement." Je lui demande si elle va parfois en Alsace. "Oui, tous les ans à Noël, c'est tout. Mais ce n'est pas ces frontières qu'il faut contrôler, ce sont surtout les frontières extérieures de l'Europe", précise-t-elle. La Kehloise me salue et continue de son pas alerte son trajet.
Plus loin, sur la place du marché, Veysel Urlu nettoie sa terrasse. Le gérant du Kehlifornia Café s'active. Sa réponse est catégorique : "nous aurions vraiment du mal à continuer notre activité si les contrôles sont rétablis sur le Pont de l'Europe".
Il m'explique sa situation, en comparant avec le café d'en face, le Bistro Wolkenkratzer ("gratte-ciel" en allemand). "Le café d'en face a 90% de clientèle allemande, ils sont là depuis très longtemps et leurs clients ont leurs habitudes. Moi ici c'est 95% de clients français, parce que ma femme est française ainsi que nos deux salariées."
Ce qui se passe en France a un impact sur nous ici à Kehl.
Veysel, gérant de café à Kehl
"Déjà je vois l'impact sur ma journée : dès que la police allemande fait un contrôle sur le pont, un bouchon se forme et les gens font demi-tour. Ces jours-là j'ai deux tiers de ma clientèle en moins, c'est systématique. Les Français n'ont pas envie de faire la queue à la frontière, et je les comprends ! Ce qui se passe en France a un impact sur nous ici à Kehl", conclut le gérant.
Le dilemme de la ville frontalière
Plus loin dans la rue piétonne, Petra* et Erika dressent un autre constat. Les deux salariées d'un magasin de mode féminine travaillent depuis plusieurs dizaines d'années dans le centre de Kehl. Si l'extrême droite rétablit les frontières ? "Il ne faut pas juger les gens par rapport à leur vote", répond Petra. "En Allemagne, comme en France, beaucoup de gens se sentent laissés de côté. Dans notre magasin, par exemple, le vol d'habits a considérablement augmenté ses dernières années, et les voleurs viennent principalement de Strasbourg. Alors contrôler un peu qui vient à Kehl, ça aurait un avantage, oui".
"Il y a 30 ans, c'était plus compliqué de venir à Kehl", renchérit Erika, "il fallait changer de l'argent, venir en voiture ou marcher longtemps. Alors qu'avec le tram, c'est très rapide. Et à chaque nouvelle rame, c'est une véritable vague qui se déverse dans le centre-ville, et certains viennent clairement pour voler dans les magasins".
La criminalité a vraiment augmenté à Kehl ces dernières années. Mais fermer les frontières ce serait quand même mauvais pour les commerces ici.
Petra et Erika, salariées de Kehl
Petra acquiesce : "oui, les voleurs ont compris qu'en Allemagne, quand on vole pour une petite somme, la police fait un procès-verbal et rien ne se passe, on ne paie même pas d'amende et on peut repartir tout de suite. En France, la police est plus sévère, même pour les petits vols. Et la criminalité a vraiment augmenté à Kehl ces dernières années." Elle nuance son propos. "Mais d'un autre côté, si c'était plus compliqué de venir à Kehl, les Strasbourgeois ne viendraient plus."
"Comme pendant le covid", se souvient Erika. "Fermer les frontières, c'est quand même mauvais pour les commerces de Kehl à long terme". Petra est allemande, Erika française, elle ira voter dimanche. Je repars, elles me remercient de les avoir écoutées.
Prendre le temps de réfléchir
En repartant, je tombe sur Paul*, économiste et père de famille qui est d'abord pris de court par ma question, tellement elle lui semble (encore) absurde et loin de son quotidien. Il passe le Rhin chaque matin. "Fermer les frontières ? Mais on aurait tous plus à y perdre, c'est sûr. C'est pour moi une question qui m'est complètement étrangère, c'est populiste et ça ne décrit rien de réel. Et ça ne fonctionne chez les gens que parce qu'ils sont frustrés. C'est pareil en Allemagne."
Il a une solution. "Les politiques vont toujours très vite pour donner leurs idées. Alors qu'il faudrait faire l'inverse, qu'ils prennent le temps d'expliquer chacune de leurs mesures. En tant que citoyen, chacun devrait prendre le temps de réfléchir concrètement à chaque argument, pour décider en son âme et conscience ce qu'il en pense. Mais c'est véritablement impossible. Alors on prend les idées toutes faites qu'on nous donne, les phrases vagues qui ne veulent rien dire de concret."
Fermer les frontières, c'est pour moi une question qui m'est complètement étrangère, c'est populiste et ça ne décrit rien de réel. Et ça ne fonctionne chez les gens que parce qu'ils sont frustrés.
Paul, Kehlois attaché à un vote réfléchi
Il voudrait même que l'acte de voter devienne un acte plus complexe. "Comme quand on signe un contrat de mariage ou un acte de vente pour une maison, on devrait lire toutes les petites lignes de chaque programme avant de voter. La démocratie n'est pas un modèle parfait, mais on peut tous l'améliorer en réfléchissant avant de voter".
La discussion pourrait encore durer, mais quelques gouttes se mettent à tomber, l'orage n'est pas loin. Chacun se hâte, les rues se vident. Dimanche prochain, les Kehlois seront sans doute nombreux à scruter les résultats du premier tour des élections législatives françaises.
*Prénoms modifiés à la demande des personnes interrogées