De la Guinée à Strasbourg, récit d'un voyageur clandestin : "Partir encore, avancer toujours, il n’y avait pas d’autres options"

Il y a dix ans, Thierno A. Balde quittait la Guinée Conakry pour sauver sa vie. L’adolescent était alors loin d’imaginer qu’il allait lui falloir traverser dix pays d’Afrique et d’Europe, affronter le désert et les flots, connaitre l’esclavagisme et le naufrage. Que cette odyssée le mènerait à Strasbourg. Témoignage.

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Thierno A. Balde a aujourd’hui 26 ans. Un sourire jusqu’aux yeux qu’il a parfois encore vagues. Pâtissier dans une grande surface de Lingolsheim (Bas-Rhin) où il fait, paraît-il, d’excellentes tartes aux myrtilles, il s’est marié voilà deux semaines avec Julie "l’amour de sa vie". Il s’est, selon l’expression consacrée, installé dans la vie. Lui explique simplement être arrivé.

"C’est la première fois qu’inconsciemment, je n’ai plus ce désir d’avancer, de fuir, de continuer le voyage, coûte que coûte et aveuglément, d’aller toujours plus loin, d’être dans une vague" explique Thierno. Ce corps parcouru d’impatiences est celui de nombreux migrants condamnés durant leur périple à avancer sous peine de mourir. La fuite devient si naturelle qu’elle est comme imprimée dans les muscles. Un réflexe de survie dont on ne se débarrasse pas si facilement.

Surtout quand comme Thierno on revient de loin. Et en premier lieu de Guinée Conakry.

Répressions politiques

Thierno grandit en Guinée Conakry, entouré de son père et de ses nombreux frères et sœurs. Une enfance heureuse, "insouciante" malgré les secousses politiques qui ébranlent le pays. Conflits ethniques et coups d’Etat militaires font partie du paysage.

Tout change le 28 septembre 2009. "Ce jour-là, mon père a été tué lors d’une manifestation pour des raisons politiques, communautaires. Il est tombé sous les balles dans des circonstances qui resteront à jamais floues." Des centaines d’opposants au régime militaire de Dadis Camara subissent le même sort.

Ils venaient avec des camions, des régiments, ils prenaient tous ceux qu’ils trouvaient.

Thierno A. Balde

A 13 ans, Thierno n’a plus de père, il n’aura bientôt plus de maison. "Ils ont rasé notre quartier de Wanindara, identifié par le régime comme un secteur hostile à l’Etat, c’est comme cela qu’on les appelait. On était une menace à l’ordre public. On se faisait rafler tout le temps, jour et nuit. Ils venaient avec des camions, des régiments, ils prenaient tous ceux qu’ils trouvaient." Devant ces violences, l’adolescent enrage. "J’étais trop en colère, j’ai désobéi à ma mère, j’étais de toutes les manifestations."

Thierno fera quatre séjours en prison. "Là-bas tu paies, tu sors. Ma mère venait me chercher des billets dans la poche." Le dernier sera celui de trop. "En 2013, je me suis retrouvé à la prison centrale de Conakry, la plus grande du pays, j’y suis resté plusieurs mois, j’ai perdu toute notion du temps. On ne nous nourrissait presque pas." Sa mère a, cette fois, dû s’endetter pour graisser la patte des officiers. "Ils lui ont dit si ton fils se retrouve encore en prison, c’est toute ta famille qui est en danger."

Thierno fuit pour protéger les siens. Il ne les reverra que huit ans plus tard.

 Otage des djihadistes

Direction le Mali, "le temps que ça se calme". Thierno a 15 ans et d’autres aspirations que de rester chez sa tante, dans la touffeur d’une petite pièce remplie d’enfants. "Je n’ai rien à faire là-bas, aucune perspective."

Les sirènes de l’ailleurs bruissent et font frémir l’adolescent. "Y avait des vagues de personnes qui partaient dans le nord, des ados de mon âge, j’ai suivi le flot, je suis parti avec eux. Je me demanderai toujours par la suite si, au vu de tout ce que j’ai vécu, cette décision-là valait de risquer ma peau." Thierno utilisera souvent le mot vague. Traumatisme lié à son naufrage ou métaphore d’un instinct de migration incoercible comme la mer, je ne saurais pas vraiment.

Thierno profite des réseaux de passeurs en place pour tenter de rejoindre l’Algérie. Là-bas, paraît-il, on peut gagner un peu d’argent sur les chantiers. "Je n’avais rien, j’ai un peu fait le porteur à la gare de Bamako pour payer le passage."

On se tient pour ne pas tomber, on ne peut pas dormir, dormir c'est mourir.

Thierno A. Balde

Bus jusqu’à Gao mais au Nord c’est la guerre et les violences. Encore. "Là, on te met dans des camions benne, des pick-up, posé sur les marchandises pour traverser le désert". Une semaine de chaleur, sous le soleil du matin au soir, le froid la nuit, "on se tient pour ne pas tomber, on ne peut pas dormir, dormir c'est mourir."

Arrivé à Kidal (Mali), Thierno est pris en otage par les djihadistes. "Ils sont complices des passeurs qui les informent. Ce sont des membres du même réseau. Ils nous ont dépouillés et réclamé de l’argent pour sortir. On a appelé nos familles, ils ont des correspondants partout, ils sont extrêmement organisés. Ma mère a payé." Libre, Thierno reprend le pick-up et sa route vers le Niger. Agadez. Puis l’Algérie.

À quelques mètres de l’Europe

Thierno travaille sur des chantiers "dirigés par les Chinois" dans les villes du sud quelques semaines pour payer le trajet jusqu’à Alger. Les vagues l’accompagnent toujours. Elles l’emportent.

"Dans le foyer où je logeais les gens parlaient beaucoup du Maroc. La vie y était plus facile, plus sûre. J’ai suivi le mouvement. C’est un flot irrépressible. Ce désir perpétuel de continuer la route pour on ne sait plus où." Oujda, Rabat, Tétouan, Tanger. Au plus près de Ceuta, à la frontière espagnole. "Nous vivions dans la forêt, cachés dans des zones inaccessibles pour échapper à la police. À quelques mètres d’une frontière infranchissable. Nous étions des centaines."

Partir encore, bouger, avancer, il n’y avait, de toute façon pour nous, pas d’autres options.

Thierno A. Balde

L’Europe est juste à côté, elle est déjà là, sur toute sur toutes ces lèvres murmurantes. "Je ne sais pas comment l’expliquer. L’Europe pour moi c’était une non-idée mais j’ai été obligé d’y accorder de l’importance parce que j’écoutais, je suivais le mouvement. Partir encore, bouger, avancer, il n’y avait de toute façon pour nous, les sans rien, pas d’autres options." Aux abords de Ceuta, certains attendent depuis cinq ans "répétant les tentatives, vivant de la manche et de l’aide humanitaire."

Thierno restera, lui, cinq mois. Il fait demi-tour. Pour mieux avancer.

 

Naufrage

Il passera par la Lybie. "La pire période de ma vie, l’horreur absolue." De prisons, en passeurs, Thierno atterrit chez un mafieux local qui en fera son esclave. "Il n’y a pas d’autres mots. On m’a pris mes papiers, mon téléphone. Pas de salaire, pas de nourriture, insultes, maltraitances. Je pense que nous avons été vendus par les passeurs, par groupe, comme du bétail." Thierno "travaillera" là-bas un an. Avant de fuir, de nouveau.

Au bout d’une heure, nous étions loin de la côte, le bateau a pris l’eau. Les trois quarts des passagers sont morts noyés.

Thierno A. Balde

À Tripoli, Thierno va alors tenter le grand passage. La Méditerranée. Il paie cash. "150 euros que j’ai gagné sur les chantiers le long de la route". Il est minuit, ils sont 150 sur le canoé gonflable. 150 boat people.

"Au bout d’une heure, nous étions loin de la côte, le bateau a pris l’eau. Les trois quarts des passagers sont morts noyés. Moi, je ne savais pas nager. La seule chose qui m’ait sauvé, c’est que j’étais à l’arrière du bateau, là où il y avait moins de monde, cette partie est restée émergée." Thierno s’accroche au plastique pendant des heures, "sans bouger, me retenant de sauter dans l’eau pour en finir, mort de fatigue."

L'écriture

Du reste, du sauvetage, Thierno ne se souvient pas. Ce voyage est aussi fait de béances. "Je me suis réveillé sur une plage de Tripoli, remplie de police, de militaires, de gilets de la Croix Rouge. Je croyais que j’étais mort. Mon corps ne répondait plus." Malgré ce traumatisme "pour moi la mer, c’est la mort", Thierno n’a pas le choix. "Le retour n’est pas possible, les réseaux ne vont que dans un sens".

Thierno reprend la mer. Avec le même passeur. "Gratuitement à condition que je ne raconte pas ce qu’il s’est passé la première fois de peur que je dissuade les autres". Le 10 Juin 2016, Thierno pose le pied à Lampedusa. Il a 18 ans.

"J’ai été tout de suite pris en charge. J’ai appelé ma mère le jour même grâce à une carte téléphonique qu’on m’a prêtée, pour lui dire que j’étais vivant, que j’y étais arrivé. Pour elle aussi ces années de périple ont été un enfer. J’étais en sécurité, j’ai dormi pendant dix jours." Sur l’île, Thierno reprend vie. "Je n’oublierai jamais les Italiens, ils nous ont sauvés : ils nous ont donné de l’argent, des soins, de l’attention. C’est là que je me suis dit oui peut-être que l’Europe c’est l’Eldorado, qu’il y avait un avenir pour moi."

Ecrire pour moi c’était me confier, il y a avait tellement de choses dans ma tête.

Thierno A. Balde

Sur l’île Thierno écrit. "J’avais beaucoup de temps devant moi et personne à qui parler. J’ai acheté un téléphone, j’ai téléchargé l’application Word, j’ai tapé là-dedans." Une sensation agréable, comme une profonde respiration, une lame de fond. "Ecrire pour moi c’était me confier, il y avait tellement de choses dans ma tête. D’une manière ou d’une autre il fallait les sortir de là, les faire refluer."

Thierno passera un an en Italie. Naples, Milan, Rome. Il retourne à l’école, devient apprenti boulanger. Il y sera régularisé. 

Ambassadeur de Strasbourg capitale mondiale du livre

Thierno aurait pu rester en Italie mais là encore "les vagues" le poussent. "J’avais beaucoup d’amis en France et en Allemagne qui me racontaient qu’il y avait plus de possibilités de travail, de s’insérer. Quand tu prends l’habitude de courir, tu ne peux plus faire de sur-place." 

En juin 2017, Thierno arrive à Strasbourg, "Paris c’était trop grand", découvre "avec émerveillement" les Restos du Cœur et l'abonnement CTS "je passais mes journées dans le tram quand il faisait trop froid". Passe ses nuits sous le pont "celui devant la Préfecture" avant de tomber sur un autre réseau. Celui de la solidarité.

"Je me suis fait des amis qui m’ont hébergé, j’ai pu ouvrir un compte en banque, j’ai trouvé un travail dans une pâtisserie." Au bout du bout, il y aura une carte de séjour salarié en février 2021 et paradoxalement le retour à la case départ : "J’ai sauté dans un avion pour aller voir ma mère."

Derrière les statistiques, il y a des hommes, des femmes et des enfants qui subissent tant de souffrances sur la route

Thierno A. Balde

De cette trajectoire en lignes brisées, Thierno a fait un livre. Les notes italiennes sont devenues roman autobiographique de 320 pages. Il n’en fallait pas moins. Publié en juin dernier par les éditions L’Harmattan, "L’Europe appelle, l’Afrique pleure. Un aller sans retour" n’est pas un simple témoignage. C’est un manifeste. "L’objectif de ce récit est de faire découvrir ce phénomène mondial qu’est l’immigration sous un angle différent, pour rappeler que derrière les chiffres et les statistiques, il y a des hommes, des femmes et des enfants qui subissent tant de souffrances sur la route."

Thierno A. Balde s’envolera l’année prochaine pour la Guinée. Avec sa femme Julie. Un aller-retour pour en faire lecture à sa mère, analphabète. "J’ai hâte même si je sais qu’elle est déjà fière de moi." Il pourra lui raconter aussi, au passage, que le voyageur clandestin est devenu ambassadeur.

Ambassadeur de Strasbourg Capitale mondiale du livre. Arrivé à bon port.

 

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