Les défenseurs de l'allemand révoltés par la certification obligatoire de l'anglais dans l'enseignement supérieur

Un arrêté, publié le 3 avril, en pleine pandémie de covid19, prévoit l'obligation de certification en anglais à la rentrée 2020 pour les licences, les DUT et les BTS. Des voix s'élèvent en Alsace et en Moselle pour demander une modification des textes et permettre une certification en allemand.

"Surpris", "estomaqués", "révoltés par ce texte" et le contexte dans lequel il est publié. C'est ainsi que s'expriment tour à tour Patrick Hetzel, député du Bas-Rhin, Florence Soriano-Gafiuk, directrice de l'INSPÉ de Lorraine à Sarreguemines et Céleste Lett, président de la fédération des maires de la Moselle, face à l'obligation de certification en langue anglaise pour tous les étudiants de licence, licence pro, DUT et BTS.

Ce sont deux arrêtés et un décret qui instaurent cette nouveauté pour les rentrées 2020 et 2021. Deux de ces trois textes ont été publiés début avril, discrètement, en pleine pandémie de convid19. Ils prévoient une certification en anglais obligatoire pour obtenir les diplômes de licence, de DUT (diplôme universitaire technologique) et de BTS (brevet de technicien supérieur) : "Cette certification concerne au moins la langue anglaise ; dans ce cas, elle fait l'objet d'une évaluation externe et est reconnue au niveau international et par le monde socio-économique. La justification de la présentation à cette certification conditionne la délivrance du diplôme." 

Les textes les voici, publiés au Journal Officiel. Il y a d'abord l'arrêté du 6 décembre 2019 portant sur les licences professionnelles, puis l'arrêté du 3 avril 2020 portant sur les licences, les licences professionnelles et le DUT. Ensuite, le décret du 5 avril 2020 la rend obligatoire en BTS.
 

Défense de l'allemand

"Le premier problème, c’est un problème de fond par rapport à la position de la France […] la France se bat pour la francophonie, qui se bat aussi pour la diversité culturelle. L’idée c’est donc d’aller contre une monoculture. Alors que là [avec ces arrêtés, ndlr], en réalité, on sert la soupe à l’anglais et on instaure une suprématie de l’anglais. Et c’est aux antipodes de ce que défend la France à l’international", s’insurge Patrick Hetzel.

Le député (LR) de la 7e circonscription du Bas-Rhin note également l’instauration de la collectivité européenne d’Alsace le 1er janvier 2021. "Elle a été portée sur les fonts baptismaux par le Premier ministre" il y a quelques mois, avec des compétences renforcées dans la coopération transfrontalière et le développement du bilinguisme en Alsace. "Or ce qui vient d’être publié est à 180 degrés de ça, à l’exact opposé." L’élu alsacien ne comprend pas ce revirement, ces décisions contradictoires.

C’est une méconnaissance du terrain.
- Patrick Hetzel, député du Bas-Rhin

Les élus craignent aussi un désintérêt pour l’allemand au collège ou surtout au lycée, et une chute encore plus importante du nombre de postes d’enseignement de l’allemand, "c’est une grave erreur", appuie Patrick Hetzel.

 

C'est forcément décourager les étudiants de choisir l'allemand. On oublie nos atouts, nos frontières.
- Céleste Lett, président de la fédération des maires de la Moselle


Pour Florence Soriano-Gafiuk, professeure à l’université de Lorraine, ces arrêtés vont mettre un coup d’arrêt à l’enseignement de l’allemand dans le supérieur. "La plupart des formations universitaires ne proposent qu’une seule langue étrangère, sauf les filières de langues, c’est donc la grande majorité des étudiants qui est concernée. Si on dit que la certification de l’anglais est obligatoire, il va y avoir un impact, c’est évident."


Les universités à rebrousse-poil

Les universités ne sont pas très contentes de ces arrêtés non plus. L'université de Haute-Alsace a lancé depuis de nombreuses années quantité de diplômes et de formations bilingues allemand-français, avec des reconnaissances par les entreprises de deux côtés du Rhin. Ces initiatives ont mis du temps à se construire, à se développer dans les cadres parfois rigides des administrations des deux pays.

Ca peut pénaliser les formations transfrontalières.
- Alain Dieterlen, vice-président de l'Université de Haute-Alsace

Pour Alain Dieterlen, vice-président de l'université de Haute-Alsace, "c'est dommage que ces arrêtés ne s’adaptent pas à notre région et à ces spécificités. Quand un étudiant maîtrise l’allemand, il maîtrise l’anglais. Et le risque c'est que les langues régionales se perdent. Les collègues allemands regrettent déjà que les jeunes Français ne parlent pas assez l'allemands et les jeunes Allemands le français. Même s’ils ne s’expriment pas encore sur ce sujet, cette nouvelle ne va pas leur plaire. Ça peut pénaliser les formations transfrontalières que nous avons mis en place entre la France, l'Allemagne et la Suisse."

L'université de Haute-Alsace compte 11.000 étudiants, dont 2.050 préparant un DUT et 5.250 préparant une licence. Les étudiants dans l'obligation de passer cette certification de langue anglaise représentent donc 66% des étudiants. Par ailleurs, 600 étudiants suivent actuellement une formation transfrontalière dans le sud de l'Alsace. 

Un des exemples de ces formations transfrontalière, c'est Eucor, le campus européen, qui a obtenu le projet européen Epicure grâce à son ouverture transfrontalière. Les étudiants français, allemands et suisses évoluent dans un même espace de formation reconnu, et les cours sont dispatchés en alternance dans les trois pays, en bonne intelligence. Une construction pragmatique qui répond aux besoins des entreprises dans cette région des trois frontières. "On voudrait que les étudiants se déplacent dans l’Europe, alors il faudrait plutôt leur dire : "Choisissez une seconde langue avec un niveau B1, quelle que soit la langue", là oui, ce serait un vrai plus", résume Alain Dieterlen. 
 

Crainte sur l'enseignement de l'allemand avant le bac

"On va perdre des étudiants avec un niveau d’allemand correct, parce qu’ils prendront l’anglais en première langue, c’est déjà un combat constant avec l’abibac", s'inquiète Alain Dieterlen, "ça va faire du mal en amont, c'est-à-dire avant le bac, dans le choix des langues apprises".

Pour l'association Eltern ("parents" en allemand), qui milite pour le bilinguisme de la petite enfance jusqu'aux études supérieure, ces arrêtés "sont très négatifs à long terme". Selon Claude Froehlicher, président de l'association, "la réforme du bac a déjà mis à mal l’apprentissage de l’allemand en Alsace, certains lycéens ne le proposent plus du tout. Les jeunes iront d'eux-même vers l'anglais, pour mettre toutes les chances de leur côté dans le monde professionnel. C’est insidieux et difficile à contrecarrer, c’est une idiotie." Il y voit une "réflexion monolithique, voire technocratique et cette idée que l'anglais sert à tout et pour tout le monde. C'est une idée tellement théorique !". 

Là on repart de zéro.
- Claude Froehlicher, président de l'Association Eltern

Le militant rappelle que l'association et les défenseurs du bilinguisme "ont dû se battre pour que les BTS hôtellerie en Alsace aient l’allemand obligatoire. Du coup, là, on repart de zéro. Et on sent bien toutes les mêmes forces à l’œuvre, qui ne respectent ni les réalités sur le terrain, ni le niveau de langue aussi : quand commencer l’anglais pour avoir un bon niveau en licence ? Les langues s’apprennent quand on est petit."
 

En pleine crise sanitaire

Les élus sont choqués du calendrier retenu par le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, déjà au courant des oppositions à la certification d'anglais depuis le premier arrêté publié en décembre.

"À mon indignation, s’ajoute aussi ma tristesse de découvrir que le gouvernement français s’est attaché à publier un texte réglementaire contesté par les territoires de la région Grand Est, en plein milieu d’une crise sanitaire qui oblige ces mêmes territoires à compter leurs morts. La situation est d’autant plus cynique que l’Allemagne, premier partenaire économique de la France, se révèle, en ces temps troublés, être un allié véritable de notre pays.", écrit Céleste Lett dans un courrier adressé le 8 avril au Premier ministre.

Je suis très déçu de la publication de l'arrêté qui met à mal l'allemand, alors que le Grand Est est touché de plein fouet par la pandémie
- Céleste Lett, président de la fédération des maires de la Moselle

"C’est très désagréable de voir des textes apparaître en ce moment, en profitant de la pandémie", constate Patrick Hetzel, "c’est d’une inélégance rare, ça ne se fait pas comme ça." Florence Soriano-Gafiuk avait prévu de relancer Frédérique Vidal, la ministre de l'Enseignement supérieure et de la Recherche ainsi que le Premier ministre, mais en pleine pandémie, elle a estimé que ce serait "indécent" de les relancer. "J'ai été estomaquée de constater que le gouvernement n’a pas eu ces scrupules. Il s’est permis de publier un texte contesté alors que les élus des départements en question comptaient les morts !"

Et puis l'universitaire regrette que le gouvernement ne tire pas les leçons de ce qui est en train de se passer. "La crise sanitaire met à mal la mondialisation. La pénurie de médicaments, de masques a pu avoir lieu avec cette logique de commerce international. On entend des voix qui disent vouloir retrouver une souveraineté européenne et une économie locale. Et c’est justement la langue du voisin qui peut permettre cela !"
 

Mobilisation

Florence Soriano-Gafiuk a contacté beaucoup d'élus dès le mois de décembre, en Moselle et en Alsace principalement, par rapport à l'enseignement de l'allemand. Treize parlementaires alsaciens ont écrit une lettre au Premier ministre mercredi 15 avril, relayée par Patrick Hetzel dans un post sur Facebook
 

Une vision très rétrograde de l'enseignement supérieur
- Les 13 parlementaires alsaciens signataires d'une lettre au Premier ministre


Les signataires de cette lettre parlent de "carcan national" imposé aux universités françaises, dénonçant "une vision très rétrograde de l'enseignement supérieur". "Pour nous parlementaires alsaciens, extrêmement attachés au franco-allemand, il s'agit d'une atteinte très grave portée par votre gouvernement à la diversité linguistique. C'est particulièrement choquant et économiquement aberrant".

"On va poursuivre la mobilisation. […] Au Sénat et à l’Assemblée, nous allons rédiger une proposition de résolution pour proposer une modification des deux arrêtés, et ce n’est pas très compliqué d’ailleurs, il suffit de remplacer "anglais" par "langue vivante étrangère", explique Patrick Hetzel, qui déplore le manque de concertation sur le sujet.

Autre aspect de la mobilisation, une pétition est ouverte par des enseignants-chercheurs qui dénoncent notamment une "atteinte au plurilinguisme au sein des universités par la seule obligation de l'anglais et, de ce fait, l'appauvrissement des profils étudiants français en terme de langues vivantes" et un "financement d'organismes privés par de l'argent public pour l’obtention d’un diplôme national public".

L'association des professeurs de langues vivantes a aussi critiqué la certification obligatoire en anglais.

Un recours devant le Conseil d'Etat devrait être posé prochainement par un collectif d'universitaires et d'associations.


Certification par un organisme privé


Autre motif de mécontentement, le fait que cette certification soit forcément délivrée par un organisme privé, ce qui conditionne même l'obtention du diplôme public des universités, alors que l'organisme de certification public existe, le CLES (Certification en langues de l'enseignement supérieur).

Des enseignants, y compris d'anglais, ont signé la pétition. Et le CLES s'y associe. 
 

Nous sommes d'accord sur le principe des certifications.
- Benoît Tock, vice-président de l'Université de Strasbourg

L'Université de Strasbourg, par la voix de son vice-président en charge de la formation, Benoît Tock, n'est pas opposée aux certifications, au contraire. "Cela permet d'aider les étudiants à se mobiliser en leur donnant un objectif. Une certification impose une connaissance plus approfondie et plus contraignante que les UE (unités d'enseignement) de langues dispensées par l'Université, qui peuvent être compensées par le niveau général ou d'autres matières. Les certifications en langue sont très utiles aux étudiants par la suite, pour le master ou la recherche d'emploi."

"Actuellement, environ 15% des diplômés de licence obtiennent une certification en langue, nous voulons augmenter ce chiffre. Et même pousser les étudiants à certifier 2 voire 3 langues, avec la prise en charge qui va avec", explique Benoît Tock. "L'objectif c'est d'arriver à ce que 70% de nos diplômes de licence soient conditionnés par l'obtention d'un niveau européen B2, quelle que soit la langue", explique-t-il. Une certification organisée par l’université de Strasbourg avec le CLES justement.
 

Nous ne voulons pas passer par des certifications privées qui ne seront pas meilleures.
- Benoît Tock, Université de Strasbourg

Ce qui dérange Benoît Tock dans ces arrêtés, c'est d'une part le fait qu'aucun niveau minimum n'est requis et que la certification se fasse en anglais uniquement, comme tous les interlocuteurs dans cette affaire. "A l'Université de Strasbourg, nous enseignons la plus grande diversité de langues (hors Paris), et nous en sommes très fiers. L’Europe ne se fera pas uniquement sur une base anglophone, mais en respectant toutes les langues parlées par les européens, y compris des langues extra-européenne, comme le chinois, le coréen, le japonais ou le persan."

Enfin, "nous sommes contents du travail avec le CLES, quitte à l’améliorer, pourquoi pas. Mais nous ne voulons pas passer par des certifications privées qui ne seront pas meilleures." Lors d'une réunion avec le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, l'Université de Strasbourg a manifesté son opposition sur ce sujet. "Il y a un problème de méthode : aucune concertation avec les universités, qui sont les premières concernées", conclut-il.
 

Réaction du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche

Le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche nous a répondu en expliquant qu'il s'agissait d'un projet de développement de l'anglais dans l'enseignement supérieur connu depuis 2018. Il fait suite à la présentation par le Premier ministre le 23 février 2018 du projet de développement du commerce extérieur de la France.

"Ce que nous voulons avec Jean-Michel Blanquer et avec Frédérique Vidal, c’est accélérer la transformation de [l'] apprentissage [de l'anglais]", explique le Premier ministre dans son discours. Il insiste sur le fait que l'anglais est la langue de l'export et de la mondialisation, et parce qu'"on a toujours besoin de l’anglais dans sa vie". "C’est pourquoi nous allons introduire, dès le lycée, une logique d’attestation de niveau en langues étrangères. Une attestation qui fait l’objet d’une reconnaissance internationale. En clair, à terme, chaque étudiant à la fin de son lycée et au plus tard en fin de licence aura passé un test de type Cambridge, IELTS, financé par l’Etat [...]."

"Cela n'empêche aucunement la certification dans d'autres langues", conclut la porte-parole du ministère jointe par téléphone mercredi 15 avril.

Dans les semaines à venir, les défenseurs du bilinguisme espèrent mobiliser de plus en plus d'élus et d'associations, pour faire entendre leurs voix. Les premières obligations de certification obligatoire en langue anglaise auront lieu dès la rentrée 2020, pour les étudiants en licence professionnelle, et d'une partie des autres licences et DUT. Les autres licences et DUT, ainsi que les BTS verront les changements intervenir à la rentrée 2021.
 
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