Une Alsace plus "française" que jamais et une prépondérance de l'emploi salarié, voici les deux principales raisons pour lesquelles la mobilisation contre la réforme des retraites est d'une ampleur inédite dans la région, selon un sociologue. Il nous explique son analyse.
La mobilisation contre la réforme des retraites a battu tous les records en Alsace en ce début d'année 2023. Près de 30.000 manifestants avaient par exemple, selon les syndicats, manifesté à Strasbourg lors de la première journée de grève, le jeudi 19 janvier dernier. Quelles caractéristiques socio-économiques peuvent expliquer des cortèges si bondés ? Alors que se profile une nouvelle journée de contestation, ce jeudi 16 février, éléments d'explication avec le sociologue strasbourgeois, Roland Pfefferkorn.
La mobilisation actuelle est-elle historique ?
"Il est toujours délicat d'employer le terme "historique", mais ce qui est certain, c'est que cette mobilisation est considérable. L'élan est beaucoup plus important qu'en 1995 lors du plan Juppé par exemple. À l'époque, aucune manifestation n'avait dépassé les 3.500 personnes en Alsace.
L'écart est énorme, il y a quasiment dix fois plus de gens dans les rues aujourd'hui. L'autre paramètre à relever, en plus du nombre, c'est la ténacité des cortèges actuels. Qu'il s'agisse de 1995, ou des mouvements ultérieurs comme en 2003 ou en 2010, une forme de résignation s'était installée, selon moi, assez rapidement."
Comment cela s'explique-t-il en Alsace ?
"Par rapport à 1995, je dirais que nous avons changé d'époque. C'était il y a presque 30 ans. Depuis, l'Alsace-Moselle s'est quasiment intégralement "francisée", d'un point de vue culturel, syndical et politique. La région est désormais moins marquée par son héritage germanique, qui faisait que l'on avait tendance à moins contester.
D'après moi, cela se perçoit avant tout lorsque l'on se réfère à la langue. Regardez les pancartes des manifestants, la manière dont les gens s'expriment. Les moins de 40 ans ne parlent plus l'alsacien ou l'allemand entre eux. Le français a triomphé tandis que le bilinguisme a disparu ou presque. En termes d'appartenance, on se sent par conséquent davantage français.
Contrairement à l'idée que l'on s'en fait, la question de l'identité alsacienne, par rapport au Grand Est notamment, n'est que marginale. Beaucoup sont indifférents à cette question. Il n'y a pas de nationalisme local, comme il peut exister en Espagne ou en Belgique. L'Alsace est rentrée dans le rang, et la population se mobilise donc fortement, comme partout ailleurs dans le pays."
Y a-t-il également des explications d'ordre économique ?
"Là aussi, il faut faire face à certaines idées reçues. L'Alsace a toujours été une région plus ouvrière que la moyenne française. Nous avons en tête l'image déformée d'une région essentiellement paysanne, alors que seuls 2% des actifs sont des agriculteurs. En réalité, 90% des emplois sont salariés. Or, ce sont précisément ces personnes qui vont prendre la réforme, si elle passe en l'état, en pleine figure.
À l'heure actuelle, la moitié des 55-64 ans ne travaillent pas. Ces gens sont en arrêt maladie, au chômage ou invalides. L'espérance de vie en bonne santé se situant autour de 63 ans, chacun peut donc comprendre à son échelle ce que signifie de repousser l'âge légal de départ de 62 à 64 ans. C'est d'une violence incroyable et cela se traduirait pour certains par une baisse du montant de la retraite, car il manquera des trimestres de cotisation. Ce constat explique également pourquoi la contestation semble si vive et inédite."