Le consulat général du Japon à Strasbourg (Bas-Rhin) a annoncé sa remise des décorations de la saison du printemps 2021. L'heureuse récipiendaire de l'ordre du Soleil levant, aux rayons d'or avec rosette, se nomme Christiane Séguy. Elle a enseigné le japonais pendant 30 ans.
Connaissez-vous le point commun entre le chanteur Charles Aznavour, l'actrice Jane Birkin, et Christiane Séguy, professeure de japonais à l'université de Strasbourg (Unistra) ? Ces trois personnalités sont fort estimées du gouvernement de l'Empire du Japon : elles sont récipiendaires du prestigieux ordre du Soleil levant.
C'est le jeudi 29 avril 2021 qu'est tombée la nouvelle pour celle qui a enseigné pendant 30 ans, au lycée Jean Monnet de Strasbourg et à l'Unistra. Le consulat général du Japon à Strasbourg, connu pour diffuser la culture nippone sur le territoire alsacien, a relayé cette annonce (voir la publication Facebook ci-dessous).
L'ordre du Soleil levant, aux rayons d'or avec rosette (quatrième classe, équivalente au grade d'officier en France), est remis à Christiane Séguy pour une raison bien précise. Précisément, "sa contribution à la compréhension mutuelle entre le Japon et la France, et à la promotion des études sur le Japon en France".
À cause du coronavirus (Covid-19), les cérémonies de remise des décorations sont suspendues. Christiane Séguy, fraîchement retraitée, ne sait donc pas quand le consul Takeshi Akamatsu lui épinglera son insigne et sa médaille au cours d'une cérémonie officielle. Dans l'intervalle, l'enseignante a répondu aux questions de France 3 Alsace (et est apparue dans notre chronique présentée par Astrid Servent).
Comment avez-vous réagi à l'annonce de votre décoration ?
"J'ai reçu un appel du consul général du Japon. Il m'a dit : 'Écoutez, j'ai une bonne nouvelle pour vous...' C'est incroyable : j'étais très contente et honorée, mais je ne m'y attendais pas du tout, vraiment pas. Je sais que des gens qui ont énormément contribué, qui sont des célébrités, ont déjà reçu cette décoration : c'était donc une très grande surprise pour moi. C'est la première distinction que je reçois."
Quelles sont vos relations avec le consulat ?
"Au département d'études japonaises [ouvert en 1986 à l'Unistra et visible ci-dessous; ndlr], on a toujours eu des liens très étroits. Il nous a beaucoup soutenu, a été un relais entre nous et le gouvernement japonais. Surtout au début, par l'acquisition de livres, ainsi que pour des évènements culturels."
"Il faut savoir que ce n'était pas du tout évident d'avoir accès à des livres, à tout ce qu'il y a de culturel avec le Japon : ce n'est pas comme maintenant avec Internet. Il nous fallait vraiment l'aide du Japon, à l'époque, pour nous développer. Le consulat a aussi joué un grand rôle dans le développement des études japonaises à l'université de Strasbourg."
Qu'est-ce qui vous attire, dans le Japon ?
"Beaucoup de choses... Ce qui m'a attiré au début, c'est son aspect culturel, la langue... J'ai commencé très tôt à étudier le japonais, à une époque où on ne connaissait pas encore trop de choses sur le Japon. J'étais attirée par les arts martiaux, j'étais attirée par la philosophie, le zen, etc. L'horizon s'est ensuite élargi sur la culture, sur la langue, sur l'histoire."
"Avec le Japon, il se passe une chose : on commence à étudier quelque chose, et on se rend compte qu'il y a tout un univers encore à découvrir, et que c'est un apprentissage permanent. Il n'y a pas de fin, aussi bien dans la langue que dans l'étude de l'histoire. Plus on progresse, plus on se rend compte qu'on ne sait rien. Et c'est ça qui est intéressant."
Comment tout cela a commencé ?
"Je suis née en 1956 dans la Sarre [protectorat français qui réintégra l'Allemagne de l'Ouest suite à un référendum], j'ai fait le lycée franco-allemand à Sarrebruck. J'avais 20 ans quand je suis partie au Japon pour la première fois, quand je suis partie à l'aventure. J'ai découvert le pays : j'étais tellement subjuguée par la générosité et la gentillesse des gens... J'étais vraiment fascinée par ce pays, ça a été le point de départ de ma vocation. J'ai décidé d'apprendre le japonais. Et j'ai eu la chance de faire mes études à l'Inalco, à Paris."
"Là aussi, c'était une époque où les études japonaises n'étaient pas du tout développées. Il y avait peu d'étudiants. J'ai eu la chance d'étudier cette langue alors qu'il existait très peu de choses sur ce pays. J'avais un professeur qui disait : 'Le Japon est un trou noir, il absorbe tout mais il ne donne pas de lumière.' C'était vraiment ça. Il fallait à la cinémathèque de Paris pour voir un film japonais de temps en temps; une librairie et une épicerie se sont ouvertes dans les années 80... C'était vraiment passionnant."
Comment qualifieriez-vous votre passion ?
"C'était une passion d'apprendre, de déchiffrer cette langue et cette culture. Puis une passion de transmettre ce que j'avais appris. Donc, en 40 ans d'expérience, j'ai toujours eu cette passion. Après mes études, je suis (re)venue en Alsace - je suis peut être alsacienne d'adoption mais de coeur en tout cas et de longue date - en 1988. Quand j'ai commencé à enseigner au lycée Jean Monnet."
Que peut-on dire du japonais ?
"C'est une langue difficile. Ce n'est pas une langue indo-européenne. C'est une langue qui nécessite une gymnastique intellectuelle plutôt grande, parce qu'on n'a rien à quoi on peut se rattacher, comme des langues germaniques ou romanes. Mais la fascination de la langue japonaise vient justement de cette complexité. Elle vient du fait qu'il y a des idéogrammes. Ceux-ci ont des sens et prononciations multiples, ils s'emboîtent de manière très complexe."
"Ça fait le charme de cette langue qui est mystérieuse par son écriture. Et qu'il faut essayer de déchiffrer, de déceler, d'acquérir, de mémoriser. C'est un travail assez important de mémoire, au début. Quand on demande aux étudiants d'apprendre le japonais [à l'université populaire par exemple; ndlr], on leur demande d'acquérir en trois-quatre ans ce que les enfants japonais peuvent acquérir en dix ans de scolarité. C'est un énorme effort d'apprentissage."
Avez-vous un conseil pour les novices ?
"Je pense que la première chose, c'est la motivation, comme pour tout d'ailleurs. Et se dire : 'Qu'est-ce que je vais en faire après ?' C'est la question à se poser quand on commence ces études, je pense. L'étude d'une langue aussi difficile, qui prend plus de temps à maîtriser qu'une langue européenne, il faut beaucoup de motivation. Et persévérer pendant de longues années. Il ne faut donc pas se lancer comme ça, à la légère : il faut vraiment réfléchir avant. Une fois qu'on a bien réfléchi et qu'on est vraiment motivé, alors il ne faut plus se poser de question, et se lancer."
"Beaucoup d'étudiants sont allés très loin dans les études japonaises, et ils sont ravis. Ça permet vraiment d'avoir accès à une culture quand même assez éloignée de la nôtre. Ça permet une ouverture d'esprit. Et de voyager au Japon : en parlant japonais, vous allez découvrir les choses beaucoup plus en profondeur. Également, lire des oeuvres via les traductions, ça n'est pas la même chose que lire des oeuvres originales. Même les mangas."
Pouvez-vous raconter vos voyages ?
"J'ai eu la chance de bénéficier de bourses d'études, et faire des séjours en immersion à l'université de Tokyo. En tout et pour tout, j'ai vécu une dizaine d'années au Japon - avec des interruptions. J'adore Tokyo, la mégalopole. J'étais ravie d'y vivre étant étudiante."
Mais actuellement, si je devais aller au Japon, je préférerais aller dans les endroits un peu plus reculés, loin de Tokyo. Peut-être sur l'île de Shikoku, un endroit que j'ai beaucoup apprécié. Il existe un pèlerinage qui commence à être un peu connu. Il fait le tour de l'île, avec 88 temples. C'est vraiment quelque chose... J'en ai fait une toute petite partie, normalement il faut le faire à pied : ça met beaucoup de temps."
"Oui, voilà. Si je retournais au Japon, je crois que je préférerais aux grandes villes - que je connais déjà - ou Kyoto - qui est magnifique - des endroits moins touristiques mais plus authentiques."
Et que dire de nos relations avec le Japon ?
"Après être sorti de son isolationnisme au XIXe siècle, ce que le Japon a retenu de la France, ce sont par exemple les arts. C'est dans le domaine artistique que le Japon a été beaucoup influencé par la France. Ses peintres sont allés étudier en France."
"Pour les relations plus particulières entre l'Alsace et le Japon, il faut voir du côté d'André Klein, qui a beaucoup oeuvré pour ce rapprochement. Des relations commerciales se sont établies à partir des années 1980, monsieur Klein a contribué à implanter des entreprises japonaises en Alsace. Il y a eu les usines Yamaha, Ricoh, Sony... C'est lui aussi qui est à l'origine de l'installation du lycée Sejo à Kientzheim. Il a fondé le Ceeja - Centre européen d'études japonaises d'Alsace - qui continue à poursuivre ces échanges."
Quelle présence a le Japon sur votre vie de tous les jours ?
"Un état d'esprit : le fait d'avoir cotôyé la pensée japonaise pendant si longtemps, ça a dû un petit peu me transformer, transformer ma façon de voir. Je pense que ça n'a été que bénéfique et positif. La cuisine japonaise, aussi, que j'adore. L'aspect culinaire, c'est très important pour moi. Je suis obligée de faire plus souvent la cuisine japonaise moi-même, parce qu'on n'est pas gâté par le confinement : il n'y a plus de restaurants ouverts."
"Il y a aussi la décoration : j'ai bien sûr ramené des choses de mes voyages et séjours prolongés là-bas. Des petites choses qui rentrent dans une valise ou dans un sac à dos... J'ai aussi pu ramener un koto, un instrument de musique. Car une chose que j'aime beaucoup, c'est la musique japonaise. Sinon, ce sont des céramiques, des choses comme ça. Je ne suis pas très collectionneuse, donc je ramène plutôt des choses un peu utiles, mais jolies."
Et vous pratiquez encore les arts martiaux ?
"J'ai pratiqué l'aïkido pendant plus de dix ans. Au Japon, j'ai eu la chance de pouvoir pratiquer avec des grands maîtres, à Tokyo. Et puis maintenant, à la suite de blessures, cela fait longtemps que je pratique le tai chi... mais c'est chinois. [rires] Les arts martiaux et énergétiques, c'est universel."
Pour aller plus loin
Pour conclure, la culture japonaise fourmille d'anecdotes à tous niveaux. L'une des plus célèbres : une statue a été dressée à Tokyo en hommage à Hachiko, un chien si fidèle à son maître qu'il continua à l'attendre rentrer du travail tous les jours à la gare... pendant les dix ans qui suivirent sa mort. Et, plus localement, une partie des décors du chef d'oeuvre de Miyazaki, Le Château ambulant... est inspirée des colombages de Colmar.
Pour plonger dans la littérature nippone, Xavier Zimmerman, membre de l'association Kakemono (et libraire au Camphrier) recommande le magnifique La Papeterie Tsubaki, par Ito Ogawa. L'auteur du présent article vous conseille Et si les chats disparaissaient du monde, de Genki Kawamura : plus court, de quoi susciter l'émotion et le sourire. "Pourquoi pas des mangas ?" suggère Christiane Séguy, par ailleurs autrice de Du sabre à la plume : les mémoires de trois journalistes engagés, quand le Japon s'ouvrait enfin à l'Occident, ça doit être fort intéressant à découvrir...