TEMOIGNAGE - Coronavirus: "On ne veut pas des mercis, on veut des pardons", Christian Prud'homme, infirmier à Strasbourg

Christian Prud'homme est infirmier anesthésiste à l'hôpital de Hautepierre à Strasbourg. Il y est surtout secrétaire général FO. Avec le covid19, il a momentanément abandonné ses fonctions nationales pour aider ses collègues en salle de réveil. Portrait d'un militant en première ligne. 

Son nom est déjà une promesse. Etre secrétaire national santé FO, secrétaire général aux HUS (Hôpitaux Universitaires de Strasbourg) et s'appeler Prud'homme, ça ne s'invente pas. C'est de la prédestination. Quand j'appelle Christian, au moins, c'est clair, je sais à quoi m'attendre. Un soignant engagé. Enragé, peut-être même, vu les circonstances. Quand il décroche, sa voix est grave mais pas grosse. Grave, comme le constat qu'il fait de l'hôpital public en France.
 

Blouse blanche et drapeaux rouges


A 46 ans, Christian Prud'homme cumule les casquettes syndicales. Il n'a pourtant pas la grosse tête, je peux vous l'assurer. Sécrétaire général FO aux HUS, secrétaire régional, et depuis trois ans, secrétaire national FO santé à temps plein. "Je suis devenu militant quand j'ai vu les conditions de travail de mes collègues. Les inégalités criantes, les problèmes de sécurité. Moi, j'ai toujours été révolté par l'injustice. Je voulais protéger mes collègues et l'hôpital public. Ne serait-ce que pour conserver nos acquis. Une lutte de tous les jours."

Une lutte qui lui a fait quitter ses fonctions d'infirmier anesthésiste il y a trois ans. "Je ne pouvais plus tout faire. Mais ça me manquait, le côté soins, technique de mon métier premier." Manquait car Christian a repris du service le 15 mars dernier pour aider ses collègues submergés par la vague covid19. "Pas en réanimation, car j'ai eu peur d'avoir perdu la main mais je travaille en salle de réveil. En chirurgie. Je me suis porté volontaire quand j'ai vu qu'à partir du 11 mars, le nombre de malades à Strasbourg doublait tous les quatre jours. Je me suis dit que ça allait être très compliqué. Déjà en janvier j'avais tiré la sonnette d'alarme, j'étais inquiet sur les capacités de l'hôpital. J'étais juste réaliste. Je ne pouvais pas ne pas y aller."


Il faut aller au front, c'est évident mais pas à n'importe quelles conditions
-Christian Prud'homme-


Les journées de Christian sont chargées: instituteur pour ses trois enfants, infirmier à Hautepierre, lanceur d'alertes rouges. "J'ai l'impression d'avoir trois vies en ce moment". D'autant que les problèmes sont nombreux. Pas ceux, mathématiques, de CP, CE1 et CM2, non, ceux à l'hôpital. "Gérer la crise au téléphone, c'est pas évident: il y a l'aspect sécurité d'abord. Le port obligatoire des masques pour tout le personnel, rien que ça, ça a été dur, la direction ne voulait pas." Il a fallu attendre le 23 mars pour que tous les salariés puissent en bénéficier. "On regarde aussi beaucoup les disponibilités forcées, les plannings, je suis en lien constant avec le médecin du travail. Il y a énormément de boulot. On doit aller au front, c'est évident, mais pas à n'importe quelles conditions." 
 
 

Le lean management, cet ennemi invisible



Christian Prud'homme ne me fait pas ici la critique acerbe des HUS. Au contraire. "C'est vrai qu'au démarrage, fin février, on n'était pas prêts, on faisait du cas par cas. Ensuite les choses sont entrées dans l'ordre. Des administrateurs, des cadres supérieurs aux agents hospitaliers, tout le monde se coupe en quatre. Tout le monde est sur le pont, tous les jours, toutes les semaines. C'est inimaginable le travail fourni en ce moment. Quand il faut ouvrir 20 lits de réanimation, c'est autant de respirateurs, de produits, de professionnels dont on a besoin. C'est un process de folie." 

Nous sommes le 3 avril. Les HUS disposent de 200 lits de réanimation. Contre 80 à 100 en temps normal. "On s'est débrouillés en réorganisant les services. C'est de la débrouille, oui. On est à flux tendu." Une situation que Christian ne supporte pas. Moralement. "Et dire qu'on se bat depuis des années pour un poste d'infirmier, un demi-poste d'aide-soignant." Et ce n'est pas une lutte d'homme à homme, comme au bon vieux temps. Pas du tout. C'est une lutte endémique.

Tout le système est malade. "Oh vous savez, je n'en veux pas à notre directeur général des HUS, Christophe Gautier, il a très bien fait son travail. Il a rattrapé le déficit de 30 millions à peu près, c'était sa feuille de mission à son arrivée en 2015. Lui, il a une logique purement comptable. Tellement comptable que pour le dernier budget 2020, on a déjà économisé 7 millions d'euros." De la plus simple des façons: en réduisant toujours plus le nombre de lits et de salariés. "Maintenant, on le paie." 

Car l'ennemi ici, c'est l'Etat. Exécuteur d'une logique marchande implacable. Le lean management.  Cette doctrine économique qui vise à réduire ou à éliminer toutes les activités non rentables d'une entreprise. "Nous, depuis la T2A, la tarification à l'activité, à l'acte, on a vu nos services décliner. Tout est compté: en terme de matériel, de jours. Pour une appendicite, c'est deux jours. Pas un de plus. C'est du calibrage."  D'autant que l'enveloppe allouée aux hôpitaux (ONDAM: Objectif national de dépenses d'assurance maladie) est insuffisante. "Même avec une augmentation de 2,3% l'année dernière, on a commencé en janvier en étant dans le rouge."


24% des salariés des HUS ont des idées noires
-Christian Prud'homme-


Les dégâts, eux, sont difficilement chiffrables. Ils sont humains. "A FO nous avons mené en 2016 une enquête interne aux HUS. Sur les 12.000 salariés, 700 nous ont renvoyé les formulaires. Verdict: 70% d'entre eux disent éprouver des difficultés dans leur travail, 24% ont des idées noires." 
 

Présentation FO Enquête Sur Les Conditions de Travail 2016 by France3Alsace on Scribd


 

Après ? Il faudra régler les comptes



L'heure est au combat frontal contre la maladie. Pas à la guerre de position. Pas encore. Mais Christian le sait: "Pour l'instant on a levé tous nos préavis en France. Après, il faudra régler les comptes." Et cela risque d'être rude. "Toute cette histoire me conforte dans l'idée de combattre pour mes collègues, de parler pour eux. Ce qui m'agace le plus c'est l'attitude du gouvernement. Leurs mercis à tout-va. Ils doivent nous dire pardon, pas merci."

Pardon pour avoir fait la sourde oreille ou quasi. Trop longtemps. Même quand la maison urgences était en feu il y a un an à peine. "Ils nous ont snobés, dénigrés malgré les démissions, les droits d'alerte, la détresse. Pendant des années. Ils ne peuvent pas dire qu'ils ne savaient pas."
"A chaque fois, quand il y a des événements exceptionnels comme l'accident du TGV, l'attentat de Strasbourg, ils débarquent, prennent l'air contrit, nous félicitent pour notre travail et... rien. Ça fait depuis novembre 2018 que les urgences sont en grève. Y'en a marre, on veut être écoutés. Si on fait des grèves, si on s'agite c'est pas pour rien merde."


Si on fait des grèves c'est pas pour rien, merde
-Christian Prud'homme-


Le mot est lâché. Ce "merde" qui traduit toute cette colère accumulée depuis des années et qui déborde depuis un mois. FO a d'ailleurs porté plainte contre le gouvernement pour mise en danger de la vie d'autrui le 3 avril dernier. "Je pense pas que le changement intervienne tout seul, il faudra y aller." 

 

Un hôpital public digne de ce nom

 

Et c'est un changement en profondeur que Christian Prud'homme souhaite. Non exige. Repenser la place de l'hôpital public. "Il faudra trancher: soit un vrai service public de qualité, soit un modèle à l'américaine, facturé. Pas les deux. C'est un choix de société. Tout est question de budget, c'est simple. Il faut le calculer en fonction des maladies, non l'inverse. Il faut davantage de personnel, revaloriser les salaires." En 2014, la revue médicale The Lancet, publie une étude menée dans 9 pays occidentaux. Elle démontre que la charge de travail et le niveau de formation des infirmières influencent les taux de mortalité suite à des interventions chirurgicales courantes. Autrement dit les mesures d'austérité nuisent aux patients. La vie n'a pas de prix. Elle a un coût.
  

Christian m'explique que depuis 2008, comme tous les fonctionnaires, "les salariés des hôpitaux publics ont perdu 18% de leur pouvoir d'achat. Le point d'indice est gelé." Ainsi, les salaires des infirmiers français sont parmi les plus bas des pays de l'OCDE. 28e sur 32. Inférieurs de 5 % au salaire moyen en France. "Nous on demande une revalorisation de 20% de tous les salaires, moi perso, j'irais jusqu'à 25%. On y réfléchit."


Christian doit repartir prendre son poste à Hautepierre. Avec sa bile et son cœur. En raccrochant, moi, j'ai le sang qui cogne, comme une caisse claire. Celle des manifs. Je ne peux m'empêcher de penser, oui, qu'à la crise sanitaire succèdera la crise sociale. Les lendemains ne chanteront pas. Ils gueuleront. Fort.



 
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