TEMOIGNAGE -Coronavirus : Audrey Duhayon, du service mortuaire de l'hôpital de Mulhouse, raconte “une tristesse infinie”

Ils sont le dernier maillon de la grande chaîne hospitalière. Ceux qui prennent soin des patients qui entament ici leur dernier transfert. Vers l'ailleurs. Les agents du service mortuaire. Pour eux aussi, à cause du covid19, le métier a changé. Audrey Duhayon témoigne. D'une infinie tristesse. 

Aujourd'hui j'appelle Audrey Duhayon, agent du service mortuaire de l'hôpital Emile Muller à Mulhouse depuis 7 mois. Une jeune femme de 27 ans à la voix pimpante. Et même joviale. Pour avoir déjà discuté avec ces gens dont la mort est le métier, je remarque, et Audrey me le confirmera, qu'ils sont pleins de vie. Plus vivants que le commun des mortels. Même en cette période qu'Audrey qualifie, quelques nuages dans la voix tout de même, "d'une infinie tristesse".
 


Alors oui, il est toujours compliqué de faire des portraits par téléphone. Mais j'ai dû, comme tout le monde, me plier aux règles du confinement et du télétravail. L'exercice a ses limites : l'humain, c'est un corps qui parle, oscille, tremble. Un visage qui s'illumine ou se referme. Ici, je n'aurai que la voix. La voix de ces premières lignes qui luttent contre le covid19. Et sauvent. Une voix qui, malgré tout, dit beaucoup. Un quotidien à flux tendu, sous pression, bouleversé mais où la force du collectif se révèle. Dans tous les cas. Sans exception.
 

Rendre un dernier hommage


Choisir le métier d'agent mortuaire, drôle de choix. Drôle dans le sens d'étrange évidemment. Pourtant Audrey l'a fait sans aucune hésitation. "Auxiliaire de vie en Ehpad, j'ai été vite confrontée à la mort. Je devais descendre les défunts en chambre mortuaire, je m'y suis sentie à l'aise comme apaisée. J'ai su que j'étais faite pour cela. Prendre en charge les défunts, leur donner les derniers soins."
 

Je veux leur donner une belle image avant de partir
-Audrey Duhayon-


Audrey Duhayon décide alors de devenir agent mortuaire. Elle entre à l'hôpital Emile Muller l'année dernière. Là bas, dans l'ombre et la fraîcheur de ce petit service, elle identifie et répertorie les défunts. Elle fait surtout leur toilette : nettoyage des déchets biologiques, préparation du corps pour les familles. Pour rendre la mort plus présentable. Et dans un sens plus acceptable. "Je vois ça comme un dernier hommage aux défunts. Pendant une heure, je prends soin d'un corps qui a eu une vie, qui a une famille. Je veux lui donner une belle image avant de partir. Oui c'est un beau métier que je fais."

Etre agent mortuaire demande un certain courage c'est certain. Mais pas seulement. "Il faut être patient, à l'aise et très rigoureux. Paradoxalement, on n'a pas le droit à l'erreur. On le doit aux familles." Un devoir qui depuis quelques semaines devient impossible. Covid oblige, les mesures de sécurité sont telles qu'aucune toilette n'est envisageable. Aucun dernier hommage pour les victimes du virus. "Ça m'affecte beaucoup."

 

Un deuil impossible


Depuis le début de la crise, nous l'avons dit, le métier d'Audrey a changé. "Nous avons au moins deux fois plus de travail qu'avant". Comprenez de corps. "Mais, j'avoue que, personnellement, je ne fais pas le compte. On fait dans l'humain, pas dans les chiffres."
 
Le service mortuaire a lui aussi été réorganisé. Quatre personnes y travaillent actuellement en semaine, trois le week-end. Le double qu'en temps normal. Ce qui a surtout changé ce sont les modalités de prise en charge des corps des victimes du covid19. "On ne fait plus du tout le même boulot. On se contente de répertorier. Les défunts arrivent enveloppés dans leur drap, dans des housses mortuaires que nous ne pouvons plus ouvrir. Il n'y a plus de toilette." Les housses seront ensuite mises directement dans le cercueil lors de la mise en bière par les pompes funèbres. "On est sincèrement frustrés par notre manière de travailler mais on n'a pas le choix. C'est comme ça."

Face à cette violence symbolique, l'hôpital Emile Muller a créé dès le 6 mars des visites médiatisées. Et ce, alors que depuis le 9 mars, toute visite est interdite dans l'ensemble des hôpitaux du GHRMS. Pionnier face à la crise, il a été aussi logiquement pionnier face au deuil. "Nous les organisons si la famille insiste, si elle tient absolument à voir le défunt avant la mise en bière. C'est un moment très douloureux." 
 

Visites médiatisées


Des visites qui restent très encadrées. Et d'une "infinie tristesse". "Nous n'ouvrons pas la housse intégralement, seulement le visage." Elles ont lieu lors de la mise en bière par les pompes funèbres, dans un espace dédié où les distances de sécurité doivent être respectées, où le personnel doit impérativement être présent. Pas de dernier baiser, pas de caresse dans les cheveux, pas d'intimité. C'est le prix à payer pour ces derniers adieux. "Nous sommes cinq dans le salon. Pas plus. Toute la famille ne peut pas venir. Les visiteurs doivent rester à un mètre du corps. Une minute pas plus."
 

Une toute petite minute. Nécessaire peut-être. Terrible certainement. "Nous nous assurons simplement que les yeux soient fermés. Nous ne pouvons pas faire plus. Nous devons nous protéger aussi. Ça me chagrine de les voir comme ça. En tant que soignant, ce n'est pas normal de devoir vivre ça. Leur visage est marqué. Il y a de la souffrance. On comprend bien qu'ils ne sont pas partis paisiblement pendant leur sommeil."
 

Leur visage est marqué. Il y a de la souffrance. 
-Audrey Duhayon


Il y a surtout la souffrance des familles. En face. Une souffrance incarnée. "Elles sont frustrées, en colère, sidérées. Leur proche leur a été subitement arraché, elles n'ont pas pu lui dire au revoir. Ça va si vite. Chez nous, ils voient une housse arriver. L'image de la housse en soi c'est déjà très choquant. Quand on ouvre, c'est à chaque fois des cris de douleur. Quand on referme, c'est encore plus dur." Alors les agents mortuaires tentent de réconforter. Après. Dehors.
 

Ils sont souvent le premier et le dernier personnel soignant que les familles rencontrent. "Quand les patients sont admis, ensuite c'est fini, il n'y a plus aucun contact avec les proches. Nous, on est en ligne de mire. De leur incompréhension. De leur sidération. Ils nous posent des questions auxquelles nous n'avons pas de réponse." Le service fait donc fatalement aussi un travail de psychologie. "On essaie de leur mettre un peu de baume au coeur. On leur explique qu'ils ont quand même de la chance d'avoir pu voir une dernière fois leur proche. Qu'ils doivent maintenant entamer le travail de deuil. On prend le temps de discuter avec eux. Une heure s'il le faut. C'est important."
 

Rire, c'est tenir

Pour l'équipe, la crise covid est une crise de sens plus qu'une crise sanitaire. "L'établissement a mis en place une cellule psychologique, ça nous aide." Parler pour évacuer le chagrin dont ils sont le premier réceptacle. Parler pour alléger ces épaules qui portent beaucoup. Trop. "On est une équipe très soudée, ça aide énormément. On parle beaucoup entre nous. Nos proches, ils ne sont pas aptes à comprendre ce que nous traversons. Et puis je n'ai pas envie de leur transmettre ça. On rigole beaucoup. Le rire c'est ce qui nous fait tenir. Et pour le moment, tout le monde tient bon, grâce à cette entraide."
 

Je pense qu'il y aura un contre-coup, que ça va faire mal.
-Audrey Duhayon 


L'hôpital a également mis en place des séances de kiné, de réflexologie qui "libèrent" le corps et le vague à l'âme. "Pour le moment, ça va mais j'ai peur de la suite. De l'après. Je ne me rends pas vraiment compte de l'état dans lequel je suis actuellement en fait. Je pense qu'il y aura un contre-coup, que ça va faire mal." Je sors de cet entretien avec un noeud dans la gorge. Moi qui ne suis entrée qu'une petite heure dans ce qui est devenu son quotidien. Moi qui n'ose imaginer ce qu'elle vit pas plus que l'impossible travail de deuil qui attend toutes ces familles. 
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