Le docteur Marc Noizet, chef du pôle urgences et du SAMU à l'hôpital Muller de Mulhouse est en première ligne dans le combat contre le coronavirus. Le Haut-Rhin a été l'un des premiers foyers de l'épidémie en France, les soignants ont du y affronter une situation sans précédent. Témoignage.
Il est toujours compliqué de faire des portraits par téléphone. Mais j'ai dû, comme tout le monde, me plier aux règles du confinement et du télétravail. L'exercice a ses limites : l'humain, c'est un corps qui parle, oscille, tremble. Un visage qui s'illumine ou se referme. Ici, je n'aurai que la voix. La voix de ces premières lignes qui luttent contre le covid19. Et sauvent. Une voix qui, malgré tout, dit beaucoup. Un quotidien à flux tendu, sous pression, bouleversé mais où la force du collectif se révèle. Dans tous les cas. Sans exception.
Voici pour entamer cette série, le "portrait téléphonique" de Marc Noizet, chef de service du pôle urgences/Samu 68 à l'hôpital Emile Muller de Mulhouse. Un homme de sang-froid qui a failli craquer face à la vague. Failli.
"Une vocation profonde, intime"
Je me rends compte au bout de dix jours d'échanges avec une dizaine de professionnels de la santé, qu'on entre dans ce milieu comme on entre dans les ordres. Avec foi ou du moins avec conviction. Celle de Marc Noizet est de l'ordre de l'intime. "J'ai choisi la médecine pour une raison très personnelle et profonde qui me renvoie à une situation familiale difficile. Pour faire simple, je me suis révolté face à la maladie. Quand j'étais au lycée, un membre de mon cercle intime a eu le cancer. Je me suis senti impuissant face à la maladie. J'avais une revanche à prendre sur elle. C'est là que j'ai décidé que j'apporterais toutes mes compétences à ceux qui en ont besoin."J'avais une revanche à prendre sur la maladie
- Marc Noizet -
Quant au choix des urgences, discipline si particulière, c'est une rencontre qui a été décisive. "Un urgentiste, mon directeur de thèse, un ami proche maintenant, m'a aiguillé et remis dans le droit chemin. A deux reprises. Il m'a dit que j'étais fait pour ça. La médecine d'urgence. Je l'ai écouté."
Après des études (longues) à Nancy, Marc Noizet passe près de vingt ans à Epernay où il devient chef de service puis chef de pôle des urgences. Son arrivée à Mulhouse en août dernier était déjà en soi, un défi à relever. Une crise à gérer. Pas sanitaire, pas encore. Mais humaine. "Dans le cadre de mes fonctions de coordinateur du réseau urgences Grand Est, l'agence régionale de santé (ARS) m'a demandé d'accompagner les urgences de Mulhouse qui rencontraient une crise grave. De ressouder le collectif, de trouver des solutions."
Marc Noizet décidera d'y rester. Il y candidate en septembre et prend officiellement ses fonctions en janvier dernier. Ce sera alors "la crise dans la crise".
Submersion
Moins de trois mois après, Marc Noizet fait face à une nouvelle crise. Celle du covid19, qui va, paradoxalement résoudre la première. "Cette crise nous a submergés, nous a obligés à faire face à l'imprévu, tout le temps. C'est le collectif qui nous a sauvés. Ce qui était problématique il y a six mois ne l'est plus actuellement. "Ma vie n'a été que coronavirus, sans aucune fenêtre de respiration
- Marc Noizet -
J'ai contacté Marc Noizet le 2 avril. La situation aux urgences de Mulhouse s'est alors déjà un peu apaisée. Un peu "Ça va mieux, on note un recul de l'activité qui se confirme depuis 24h, un plateau. Ça permet au personnel de se reposer un peu, d'être moins dans l'urgence. De souffler. Ma vie n'a été que coronavirus, sans aucune fenêtre de respiration. Ma vie et celle de tout le personnel de l'hôpital. J'ai déjà donné beaucoup à mon métier, beaucoup mais jamais à ce point."
Car depuis quatre semaines, chaque journée est un marathon. Pour organiser le service. Pour sauver des vies. "C'est simple, il nous faudrait 35 médecins pour fonctionner correctement. Nous ne sommes que 12,13. Heureusement, les démissionnaires, les retraités et les remplaçants sont là pour nous aider. Ils sont revenus sans qu'on leur demande quoique ce soit."
La vague a été violente. Physiquement et psychologiquement. Au delà de toute projection. "Ce qui nous a submergés, c'est le flot gonflant des patients. On a ouvert des lits tous les jours, créé des contacts avec les autres établissements hospitaliers, les ambulanciers. Tous les jours, nous étions confrontés à une thématique différente. De nouveaux problèmes à gérer. C'est la solidarité qui nous a sauvés. Je crois qu'on a dans notre génome quelque chose, une volonté de révéler ce qu'on a au fond de soi. C'est la multiplicité de ces volontés qui a fait toute la différence."
Cette crise a également confronté ses équipes à une situation inédite. D'une "violence inouïe." Pour le personnel soignant, "voir les patients mourir seuls et surtout sans pouvoir proposer de traitement, c'est très dur. On se sent impuissants. Ça dépasse l'entendement. Ce n'est pas pour cela que nous avons choisi de faire notre métier."
Gestion de crise
La voix de Marc Noizet est teintée d'un soupçon de lassitude. De fatigue. Mais pas de pathos. Les mots sont pesés, choisis, nets et sans bavure. "Oui je suis fatigué mais pas désespéré. Je ne l'ai jamais été durant ces dernières semaines." Marc Noizet n'a pas eu le temps pour ça. Pas eu le temps de broyer du noir. "Dès que je me lève, je regarde ce qui s'est passé la veille, je regarde s'il n' y a pas eu de drame. Ensuite je file aux urgences pour la relève à 8h". La journée ne se terminera qu'à 23h.Son travail, en ce moment, c'est la gestion de la crise : faire le lien entre les équipes, les transmissions, rassurer les personnels, les encourager, anticiper les plannings, gérer la vague." Le service réorganisé compte aujourd'hui 75 infirmères et 25 assistants de régulation. 200 personnes travaillent actuellement aux urgences de Mulhouse. "Les équipes sont formidables". Toutes les opérations non urgentes ayant été déprogrammées, le personnel de l'hôpital est venu en renfort en première ligne. Le 3 avril, l'hôpital Emile Muller comptait 490 lits dédiés au covid19 sur les 1000 lits disponibles. Avec le soutien de l'hôpital militaire, 80 lits de réanimations covid supplémentaires ont été créés. Tous pleins en continu. Ici par contre, personne ne compte ses heures.
Solidarité
Pour le matériel, les urgences de Mulhouse ont connu un vaste élan de solidarité. "Au début de la crise, c'était la disette, on n'avait même pas de quoi tenir une journée. Pas de masque. Rien. Les moyens sont venus de la solidarité."Niveau matériel, au début, on n'avait même pas de quoi tenir une journée
-Marc Noizet
Prêts de masques et de respirateurs de certains établissements du Grand Est... de quoi tenir le temps que les stocks d'Etat soient constitués. Dons d'entreprises aussi. Blouses, masques, seringues électriques... tout. " Grâce à cela nous n'avons jamais été en rupture mais nous avons eu de grosses frayeurs."
La solidarité inter-établissement aussi. "Depuis le début de la crise, nous avons transféré 200 patients : 170 en France, 30 à l'étranger. C'est la seule solution pour pouvoir accueillir nos patients." Le 20 mars restera comme le jour où Marc Noizet a failli craquer. Failli. "Nous étions vraiment face à une augmentation vertigineuse de notre activité. Nous n'arrivions pas à transférer suffisamment de patients pour y faire face. On a échappé au pire. Le lendemain ça s'est calmé pour le week-end, avant de repartir à la hausse le lundi 23 mars."
Le 27 mars, la pression se fait encore plus dense. Le transfert de patients chez les voisins est devenu impossible, submergés qu'ils sont eux aussi. "Là je me suis dit, on va avoir des malades qui vont mourir. Des malades sauvables qu'on ne pourra pas sauver." C'est l'opération Morphée le lendemain puis un nouveau transfert TGV le 29 qui permettra d'éviter la catastrophe.
Toujours sur le fil du rasoir. "J'aurais été désespéré si j'avais été impuissant et seul. Mais je n'ai jamais été seul. J'avais toute une équipe derrière moi, toute une profession, tout un système. Oui l'hôpital a atteint ses limites ce jour-là, nous avons été tangents, très tangents mais on a réussi."
Et après ?
Ce qui ressort de cet entretien, c'est d'abord une grande fierté. A la hauteur de la vague. "Malgré ce service en grandes difficultés, nous avons pour l'instant réussi à faire face. Je suis fier : nous avons été les premiers confrontés en France à cette épidémie et nous sommes je pense, un modèle de réussite collective, de solidarité. Et j'inclus la direction de l'hôpital qui ne nous a jamais lâchés. Les mesures, l'organisation que nous avons adoptées ont ensuite été appliquées ailleurs."Sur le plan personnel aussi Marc Noizet a beaucoup appris : "C'est encore un peu tôt pour le dire mais je peux dire que oui je suis endurant. J'ai tenu. Cinq semaines déjà. Des gens m'ont porté, des gens qui m'écrivaient tous les jours, des gens que je n'avais pas eu depuis 25 ans. Je n'ai même pas eu le temps de répondre à tout le monde. Dans ces cas là, il faut des gens qui vous tiennent, qui vous soutiennent."
Au bout d'une heure de conversation, j'arrive un peu à voir l'homme au bout du fil. A en cerner grossièrement les contours. Marc Noizet est un homme discret, simple. Cette fierté là n'est pas gratuite, elle lui en a coûté, c'est certain. "Moi, ce que je me dis c'est que nous ne sommes jamais arrivés à des choix extrêmes, à se dire qu'on a pas sauvé des gens qui pouvaient l'être comme en Italie. Evidemment, il y a des personnes non réanimables qui ne l'ont pas été ça oui. Mais, qui ne l'auraient pas été non plus hors covid."
Pour la suite, quelles leçons tirer de ce drame ? "On s'est prouvé qu'on était capables. Je ne pensais pas qu'on puisse transformer ce qu'on présente souvent comme un mastodonte, l'hôpital, à ce point. On a fait preuve d'inventivité, on a tissé des liens inter-disciplines... Seul, personne n'aurait réussi. Il en restera un peu quand même. Comme ces soldats vétérans de la Seconde Guerre mondiale. Ce moment exceptionnel a créé des liens exceptionnels. J'ai seulement peur que tout cela retombe comme un soufflet, que chacun retourne à son quotidien, à sa discipline." A ses chapelles ?
Marc Noizet ne me fera pas la critique du lean management à l'hôpital, ni celui du manque de moyens pourtant criant, même au téléphone. Ce n'est pas le moment. Ce n'est pas le genre non plus. Son seul regret ne lui appartient d'ailleurs pas vraiment. Celui du retard national. "Est-ce qu'on aurait pas dû regarder ce qui se passait dans le Haut-Rhin plus tôt ? Prendre les mesures de confinement plus tôt ? Est-ce qu'on n'a pas pris une semaine de retard ?" L'urgentiste ne répondra pas à ses questions. Mais ses questions sont la réponse. Enfin je suppose.