Pendant des décennies, des linguistes ont collecté la langue alsacienne sous forme d’enregistrements écrits ou audio. Ces enquêtes "ethnolinguistiques" ont permis d'établir des atlas linguistiques. Un travail colossal qui regorge de trésors.
Dans sa salle de classe de l'Université de Strasbourg, Pascale Erhart corrige avec ses élèves en deuxième année de dialectologie et en diplôme universitaire d'alsacien, des copies portant sur un exercice de compréhension d'un enregistrement audio de 1965. La voix est celle d'un homme, un bûcheron de la Vallée de Munster, de Sondernach plus précisément. L'homme roule les -r-, s'exprime dans un alsacien parfait, rural, précis. Il décrit son travail de tous les jours: la coupe du bois, l'organisation de sa journée de travail, sa technique pour réchauffer sa gamelle à midi.
Cet entretien a été mené par un linguiste, Ernest Beyer. De 1957 à 1969, ce chercheur a silloné 200 villages pour s'entretenir avec des Alsaciens triés sur le volet, en fonction de leur enracinement local et de l'authenticité de leur dialecte. Dans un premier temps ces entretiens étaient retranscrits à la main, phonétiquement, avant l'utilisation bien plus commode, d'un magnétophone. Ernest Beyer et après lui, d'autres chercheurs comme Arlette Bottorel-Witz, Sylviane Spindler ou encore plus récemment, Pascale Erhart, actuelle directrice du département de dialectologie de l'Université, ont mené un travail colossal qui a abouti à la rédaction de deux atlas linguistiques et d'une base de donnée accessible aujourd'hui à tout un chacun sur la plate-forme Cocoon.
Les questions posées étaient toujours les mêmes: nom, prénom, profession, "comment dites-vous vache? Comment dites-vous taureau? Comment appelez-vous le veau de moins de 6 mois?". Le but de ces enquêtes était de collecter les mots spécifiques à chaque bassin de vie et d'analyser, grâce à la phonétique, les différences de prononciation. "Ces différences sont énormes. Elles peuvent varier d'un village à un autre, nous explique Pascale Erhart en feuilletant le premier tome de l'atlas linguistique. Le travail mené par ces chercheurs est colossal. Aujourd'hui, ce genre d'enquête n'aurait plus vraiment de sens puisque les gens ont beaucoup bougé, ils se déplacent beaucoup plus qu'il y a 70 ans. Les dialectes sont plus mélangés".
Ces atlas et entretiens sont encore utilisés aujourd'hui par les enseignants de l'Université. Ils permettent de donner à entendre aux élèves, toute la diversité des dialectes alsaciens. Ils permettent aussi de se rendre compte que le vocabulaire s'est appauvri. Mais précise Pascale Erhart:" si mes étudiants ne comprennent pas parfois certains mots d'alsacien, c'est parce qu'ils ne les utilisent plus. Ils ont besoin de nouveaux mots pour décrire la vie d'aujourd'hui. Alors je leur dis que s'ils n'ont pas les mots, il faut les inventer". Avec ses élèves, elle invente donc des mots en alsacien, Facebook devient "Fràtzbuch", confinement devient "Eisperrung", téléphone portable devient "Hossebibsa" (littéralement "l'engin qui vibre dans la poche"). L'alsacien est décidément plein de ressources!