Avant le coronavirus, les épidémies ravageuses en Alsace : peste noire, choléra et danse de Saint-Guy

L’Alsace subit de plein fouet l’épidémie de Covid-19. Par le passé, elle a déjà vu plusieurs maladies contagieuses graves se propager sur son sol. Chacune a apporté son lot d'enseignements et de progrès. Entretien avec une historienne des épidémies. 

« Le Covid-19 n’est pas la première maladie contagieuse grave qui se propage de manière active en Alsace ». Elisabeth Clementz est historienne, professeure à l’Institut d’histoire de l’Alsace. Cette chercheuse de l’Université de Strasbourg, spécialisée en période médiévale et moderne, s'intéresse particulièrement à l'histoire religieuse et hospitalière. Elle retrace les différentes épidémies qui ont ravagé l'Alsace, chacune apportant son lot d'enseignement et de progrès.

1349 : La peste noire

Cette pandémie de peste bubonique, qui se manifeste par des symptomes de forte fièvre, de maux de tête et de ganglions qui s'infectent, a sévit au milieu du XIVe siècle, frappant l'Europe, l'Asie et l'Afrique du Nord. Son bilan humain est très lourd : on estime qu'elle a fait 25 millions de morts à travers le monde, tuant près de la moitié des habitants du continent européen en l'espace de cinq ans, entre 1347 et 1352.

Apparue en Asie, la peste noire a déjà fait un long chemin quand elle arrive en Alsace en remontant depuis l'Italie en 1349. La région est à l'époque un carrefour de circulation très important entre les Pays-Bas alors très riches et le sud de l'Europe. Grâce au Rhin, elle voit transiter de nombreux marchands qui commercent aux très importantes foires de Champagne. Strasbourg abrite d'ailleurs de nombreux entrepôts de commerce et de stockage. Or la peste voyageait le long des routes et des cours d’eau. Les régions d'accès difficile comme les montagnes alpines ou le Béarn restent globalement préservées de l'épidémie. La carte ci-dessous montre le chemin de la propagation de la peste au XIVe siècle en Europe.
 

L'Alsace paye un lourd tribut lors de cette épidémie : "On a retrouvé le témoignage d'un chroniqueur à l'époque : il raconte que la maladie faisait soixante morts par jour rien qu'à Strasbourg, nous apprend Elisabeth Clementz, qui précise que faute de documents écrits à l'époque, il est difficile de dresser un bilan précis de l'épidémie. On peut toutefois convenir que la peste noire a tué un quart à un tiers de la population alsacienne". Comme pour l'épidémie de coronavirus que nous connaissons aujourd'hui, la population savait pourtant à l'avance que la maladie arrivait. "Des villes comme Bâle, contaminée avant l'Alsace, ont écrit à Strasbourg pour annoncer ce qui allait se passer, témoigne l'historienne. A l'époque il n'y avait pas les réseaux sociaux, mais les rumeurs étaient déjà très importantes et circulaient vite de ville en ville."
 

Et la menace fait très peur, car la maladie peut tuer en trois ou quatre jours, parfois moins, et qu'il n'existe aucun remède connu. "En ces temps-là, nous n'avions pas encore les connaissances médicales pour savoir comment se propageait la maladie. Mais on avait compris qu'elle se transmettait en s'approchant trop des malades", commente l'historienne. Avant que l'on ne parle comme aujourd'hui de "distanciation sociale" pour éviter la contagion, la première consigne donnée par les médecins est de fuir, comme le détaille Elisabeth Clementz :  "on abandonne sa famille, ses parents, ses enfants de peur de leur transmettre la maladie. C'est l'apparition spontané des premiers gestes barrière dont on parle aujourd'hui. On applique à la lettre le dicton latin "cito longue tarde" [traduire : fuis vite, loin et longtemps]." Cinq médecins Strasbourgeois élaborent ensemble un "régime de pestilence" pour tenter de limiter l'épidémie : "à l'époque, on croit beaucoup au pouvoir des substances odoriférantes pour repousser les microbes, détaille-t-elle. Alors on fait brûler du génévrier pour purifier l'air." Et les remèdes paraissent bien dérisoires au regard de nos antibiotiques actuels : "les gens prenaient des excréments de coq quand ils se pensaient malades, ajoute l'historienne. C'était réputé avec l'eau chaude et l'huile pour guérir des nausées." 
 


Du fait du manque d'archives écrites remontant à cette période (d'autant que l'Alsace fait alors partie du saint Empire romain germanique), on n'a pas trace des mesures prises alors par les villes alsaciennes - et notamment à Strasbourg - durant l'épidémie. Il n'est pas attesté qu'elle ait pris les mêmes mesures que la ville voisine de Bâle qui, en 1350, prononce des mesures d'expulsion à l'encontre des lépreux et des malades contagieux. On ne sait pas non plus si des quarantaines sont instaurées dans la région. Les historiens s'accordent à dire que la première quarantaine officiellement décretée en Europe l'aurait été à l'occasion de cette épidémie de peste noire, à Raguse (alors cité-Etat située en Croatie) en 1377 : une loi impose un placement à l'isolement de quarante jours aux navires et aux marchands qui viennent des villes pestiférées. "Même les marchandises font très peur à l'époque car on pense qu'elles peuvent être contagieuses, complète la professeure d'histoire. On fait alors des fumigations autour des aliments pour les purifier, au risque de s'évanouir à cause des émanations du fumée".
 

A chaque épidémie, il faut trouver son responsable. Tout comme on accuse les évangélistes pour le coronavirus en Alsace aujourd'hui, à l'époque de la peste, on s'en est pris aux Juifs"

- Elisabeth Clementz, historienne

Au-delà du bilan humain, l'épidémie va laisser une profonde cicatrice sociale en Alsace. Pour certains l'épidémie est due aux dieux qui envoient la peste par des flèches empoisonnées, pour d'autres, il s'agit de la résultante d'une mauvaise conjonction des planètes. Mais d'autres responsables sont montrés du doigt : les Juifs, accusés d'empoisonner l'eau des puits pour éradiquer les Chrétiens. " Cette rumeur se propage depuis d'autres contrées du saint-Empire, au point que les exactions contre les Juifs en Alsace commencent avant même l'arrivée du virus", commente l'historienne qui ajoute une autre explication : " à l'époque, les Juifs installés à Strasbourg prêtaient beaucoup d'argent à d'autres. Ainsi éradiquer les créanciers revenaient à faire disparaître les dettes." Le point d'orgue de ces persécutions est le massacre de la Saint-Valentin, également appelé pogrom de Strasbourg : le samedi 14 février 1349, 2000 Juifs sont brûlés vifs dans le cimetière israélite de la ville. Un pont baptisé "la passerelle des Juifs", près de la place de la République à Strasbourg, est un témoignage de ce sombre épisode. C'est par là que passèrent les membres de la communauté pour se rendre au cimetière.
 
A la suite de cet épisode de peste noire, les épidémies resteront récurrentes en Alsace jusqu'en 1670. "A l'époque médiévale, tout homme de 25 ans avait au moins connu une épidémie de peste", conclut sur ce chapitre Elisabeth Clementz.

1518 : l'épidémie dansante à Strasbourg

"Tout a commencé par une femme qui s'est mise à danser, sans plus s'arrêter, jusqu'à tomber d'épuisement. Puis une autre. Puis encore une autre....." Elisabeth Clement a retrouvé des récits racontant l'apparition de cette curieuse épidémie d'épidémie dansante. Elle reprend ce témoignage de David Specklin, ingénieur-architecte à Strasbourg en 1518 : " La danse s’empara de personnes jeunes et vieilles. Elles dansèrent jour et nuit, jusqu’à tomber d’épuisement. Plus de cent personnes dansaient en même temps à Strasbourg. On mit à leur disposition un certain nombre de poêles de corporation et on dressa une tribune sur la place du marché aux chevaux [place Broglie] et sur celle du marché aux grains, on engagea des personnes rémunérées qui devaient danser avec elles au son des tambours et des fifres. Tout cela ne servit à rien. Beaucoup dansèrent jusqu’à la mort. "  
 


Si la danse est une tradition particulièrement répandue à l'époque dans les villages alsaciens, ce mal étrange inquiète les autorités qui décident rapidement de mettre les "danseurs" à l'écart pour éviter que l'épidémie ne prenne trop d'ampleur. Ainsi ils sont envoyés par chariots près de Saverne, dans une chapelle dédiée à Saint-Guy - patron des épilleptiques - dans l'espoir d'être guéris, comme le relate à l'époque le chroniqueur David Specklin : "On les envoya derrière Saverne, au Hohlenstein, sur des voitures. Là on leur remit des croix et des chaussures rouges et on dit des messes pour eux. On avait traçé une croix au-dessus et au-dessous des chaussures avec le saint chrême et on les avait aspergées d’eau bénite au nom de saint Guy. Cela les guérit presque tous."

Jean Teulé a consacré un roman et une bande dessinée à cet épisode historique : France Info l'a interviewé.

Plusieurs manifestations de cette "danse de saint-Guy", qui a depuis scientifiquement été identifiée comme "chorée de Sydenham", avaient déjà été observées dès le XVe siècle dans certaines communes d'Alsace. Les secteurs de Metz et Cologne connaissent également chacun un épisode. Si certains voient derrière cette frénésie collective l'action du diable, les médecins l'expliquent davantage comme "une maladie naturelle liée à la conjonction des astres et à la chaleur du moment", conclut l'historienne Elisabeth Clément. " L'ergot de seigle a aussi été évoqué à l'époque comme pouvant donner des effets hallucinogènes.
 
L'épidémie dansante s'arrête à Strasbourg quelques semaines après avoir démarré et semble être le dernier épisode de ce type survenu dans la région. La dernière épidémie de ce type aurait été observée à Madagascar en 1863.
 

1854 : le choléra et la révolte des concombres

La dernière épidémie de choléra en France remonte à 1892. Mais ce sont les deux épisodes de 1832 et de 1854 qui ont été les plus sévères, causant plusieurs milliers de morts en quelques mois sur le territoire, l'Alsace étant plus particulièrement concernée par la deuxième vague d'épidémie. Elle fait près de deux mille morts, rien que dans le Bas-Rhin, entre 1849 et 1855. A la différence du coronavirus que nous connaissons actuellement, en plus des personnes âgées, ce sont les enfants qui étaient particulièrement exposés à la maladie.
 

Rien que dans la ville de Colmar, comme le raconte l'office de tourisme de la commune, sur les 505 personnes contaminées, 349 périssent. "Cinq victimes sur six étaient des indigents, constate Elisabeth Clementz. La maladie survenait surtout dans les foyers vivant dans des conditions insalubres, comme il y en avait beaucoup à l'époque. D'autnnt que l'assainissement n'existait pas encore dans les villes." Ainsi, comme le détaille le site touristique de la préfecture haut-rhinoise, sur les 349 personnes décédées, 174 appartenaient à des familles d´ouvriers de fabrique et 104 étaient des journaliers.

Comme lors de l'épisode de peste, on cherche à purifier l'air pour faire fuir le virus. "On rapporte qu'à Cernay, commente l'historienne, on tirait au fusil en l'air dans les ruelles étroites pour chasser les miasmes."

Lors de l'épidémie de choléra, ce sont les concombres que l'on a accusés

- Elisabeth Clementz, historienne
 
Tout comme on avait soupçonné l'ergot de seigle de provoquer la danse maniaque, à Colmar, ce sont les concombres que l'on accuse de propager le choléra. Croyance urbaine qui donne lieu en 1854 à une scène cocasse que nous raconte la spécialiste de l'histoire régionale : "c'était jour de marché à Colmar. Les forces de l'ordre sont allées voir les marchands en leur interdisant de vendre leurs concombres. Les revendeuses ont répliqué en frappant les policiers avec leurs concombres. Cette bataille, racontée par plusieurs chroniqueurs de l'époque, s'est arrêtée quand il n'y avait plus de concombres en stock".

Au-delà de l'anecdote maraîchère, cette épidémie de choléra marquera un tournant dans la gestion de la crise sanitaire : "c'est l'une des premières épidémies pour laquelle on a des chiffres précis, des statistiques, constate l'universitaire. Cette crise va entraîner un rapprochement entre le corps médical et les autorités qui souhaitent endiguer ces phénomènes. Lors de cette épidémie de choléra, on assiste aussi aux premières mises en quarantaine de voyageurs près du Rhin.

1918 : la grippe espagnole

Après la peste noire, la grippe espagnole est l'épidémie la plus meurtrière que l'humanité ait connu. Survenant alors que la Première Guerre mondiale n'est pas finie - ce sont les soldats américains venant combattre en Europe qui l'aurait importée - elle fait plus de morts que le conflit lui-même. On estime le nombre de victime compris entre 50 et 100 millions de morts, soit jusqu'à 5% de la population mondiale de l'époque. L'Europe décompte à elle seule trois millions de morts. "Cette épidémie particulièrement ravageuse tombe sur des organismes exsangues après quatre années de guerre, explique Elisabeth Clementz. Les gens n'avaient plus rien à manger depuis des années. Ils étaient particulièrement fragiles, d'autant qu'ils vivaent dans des villages détruits et des situations d'hygiène déplorables qui sont idéales pour la propagation des virus". Un autre phénomène a selon elle grandement contribué à la diffusion de la grippe : "l'épidémie arrive en 1918 en France, quelques mois avant la fin de la guerre. L'armistice va entraîner retrouvailles, effusions de joie et embrassades particulièrement propices à la contamination."

 


Tous les scientifiques s'accordent aujourd'hui à dire qu'un scenario aussi destructeur ne pourrait pas se reproduire avec le Covid-19. D'une part en raison des progrès de la médecine qui permettent aujourd'hui de dépister plus facilement les maladies et de parfois y apporter un remède. L'autre explication est avancée par l'historienne : "si la grippe de 1918 s'est appelée "espagnole", c'est parce que l'Espagne était un pays neutre pendant le conflit qui ne pratiquait pas la censure. Dans les nations engagées dans la guerre, les populations ne disposaient pas d'autant d'informations concernant la propagation de la peste. Il y avait d'abord l'effort de guerre à soutenir. On a préféré minimisé . Les gens se sont donc peut-être moins prémunis." Un article du journal Le Matin, daté du 7 juillet 1918, titre en effet : "La grippe espagnole a gagné l'Europe. En France, cette influenza est bénigne et elle est guérie en une semaine environ." 

Depuis un siècle, l'Alsace n'a plus connu pareille épidémie meurtrière. En 2009, la région a craint une diffusion de la grippe H1N1, qui avait entraîné plusieurs décès dans la région. Mais la pandémie aura finalement été contenue. 

 



 
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