1er septembre 1939, c'est la guerre. Par sécurité, les Alsaciens-Mosellans proches de la frontière allemande sont envoyés dans le Sud-Ouest. Les habitants de Kunheim se réfugient à Casteljaloux (Lot et Garonne). 80 ans plus tard, les deux communes fêtent leur amitié, consolidée par un jumelage.
80 ans après l'Evacuation, les communes de Kunheim et de Casteljaloux se sont souvenues "que 877 kilomètres les séparent, et que des deux bouts de la France, leur histoire commune s'est contruite sur fond de guerre et d'exil", selon les paroles de Julie Castillo, maire de la petite ville du Lot et Garonne. Lors du week-end de l'Ascension, une cinquantaine d'habitants de Kunheim avait fait avec grand plaisir, une fois de plus, le voyage jusqu'à Casteljaloux, qui avait accueilli leurs ancêtres durant Seconde guerre mondiale, et à laquelle ils sont jumelés depuis vingt ans. De belles retrouvailles, car au fil des ans, une amitié profonde lie les deux communes. Mais aussi un temps de profonde émotion, à l'évocation de cet épisode fondateur qui a fait se rencontrer des Alsaciens, malheureux de devoir ainsi s'exiler, et des Gascons, de prime abord méfiants à l'égard de ces gens dont certains s'exprimaient principalement dans un dialecte germanique. Rund Um a participé à ce week-end festif pour raconter, en trois épisodes, le chemin parcouru en 80 ans.
L'Evacuation de Kunheim : un départ et un voyage traumatisants
Dès le début de la Seconde guerre mondiale, par mesure de sécurité, plus d'un tiers des Alsaciens vivant le long de la frontière avec l'Allemagne sont évacués à l'autre bout de la France. A Kunheim, un village de 500 habitants proche du Rhin, l'Evacuation se fait en moins de 24 heures, dès le 2 septembre 1939. La veille, à 17h30, l'appariteur annonce à la population que le lendemain matin à 7h, tout le monde doit être prêt à partir. 30 kilos de bagages par personne sont autorisés. Marthe Schaechtelin, l'un des tout derniers témoins de cette terrible nuit, a 17 ans à l'époque. Elle raconte : "On a rempli notre charrette à foin avec tout ce qu'on pouvait y mettre. Des voisins ont amené leur cheval tirant une carriole, et nous y avons attaché notre charrette." Le 2 septembre, à 8h, un long cortège hétéroclite quitte le village : chariots tirés par des chevaux ou des bœufs, vélos, voitures, petites camionnettes… Personne ne connaît la destination finale. En gare de Bennwihr, les malades, les personnes âgées – dont le grand-père de Marthe – et les femmes avec de petits enfants sont chargés dans des wagons à bestiaux. Les autres continuent tant bien que mal. Ils passent par Kaysersberg, Orbey, le col de la Schlucht, pour aboutir quelques jours plus tard à Briaucourt en Haute-Saône. "On s'est abrités sous un hangar et blottis dans le foin pour pouvoir dormir, se souvient Marthe Schaechtelin. Une dame de Kunheim était cuisinière, et elle a préparé la soupe dans une bassine à linge." Les évacués restent plusieurs jours à Briaucourt, vendent leurs dernières bêtes et démontent les chariots pour les entreposer dans un hangar, sans certitude de pouvoir les récupérer un jour. Finalement, le 8 octobre, eux aussi doivent monter dans des wagons à bestiaux, et il leur faut encore deux jours et deux nuits pour arriver à destination. "Le pire, raconte Marthe, c'était pour faire ses besoins. J'ai encore l'image en tête : les gens s'accrochaient, la porte du wagon ouverte, et faisaient dans le vide." Comme les Kunheimois, des dizaines de milliers de Haut-Rhinois ont été principalement évacués vers le Lot et Garonne, le Gers et les Landes tandis que les Bas-Rhinois était accueillis en Haute-Vienne, en Dordogne et dans l'Indre.Kunheimois et Casteljalousains, un lent apprivoisement
Au final, vers la mi-octobre 1939, environ 250 Kunheimois sont arrivés à Casteljaloux. A l'époque, cette coquette ville thermale, 5.000 habitants aujourd'hui, en comptait à peine un millier. De nombreuses maisons étaient vides, où les Alsaciens ont pu s'installer tant bien que mal. "On a fait la cuisine sur des petits poêles chauffés à la sciure de bois, se souvient Nelly Bollenbach, une ancienne évacuée qui avait deux ans à l'époque. Mais plus tard, on nous a envoyé des cuisinières, de vrais lits et des machines à coudre." Les personnes encore en âge de travailler ont été embauchés dans les entreprises locales : usine d'emballage, scierie, fonderie, papeterie. "Des bébés sont nés, ma grand-mère était la sage-femme, raconte Eric Scheer, l'actuel maire de Kunheim. On a même trouvé un pasteur protestant pour célébrer la confirmation. A Casteljaloux, les Kunheimois ont un peu reconstitué leur petite Alsace." Mais au départ, les relations entre les évacués et leurs accueillants n'étaient pas toujours cordiales. "Une grosse barrière, c'était la langue, rappelle Julie Castillo, aujourd'hui maire de Casteljaloux. Les gens d'ici ne comprenaient pas les réfugiés. Ils les ont appelés les "ja ja". Petit à petit, des liens se sont tissés, mais au départ, il y avait un sentiment de méfiance." Les Alsaciens ont plus ou moins bien vécu leur séjour, selon leur âge. Les plus jeunes se sont rapidement adaptés, et ont visité la région à vélo. Mais pour les anciens, dont certains comprenaient mal le français et avaient du mal à communiquer avec les Casteljalousains, cet exil était douloureux. Nelly Bollenbach se rappelle de la tristesse de ses grands-parents : "Les aînés avaient le mal du pays, raconte-t-elle. Je sais qu'un jour, mon grand-père a écrit à un collègue resté en Alsace : 'J'arrête ici ma lettre, sinon je vais me mettre à pleurer.'" Et sa mère lui racontait que dès qu'un train arrivait à Casteljaloux, tous les Kunheimois se rendaient à la gare, voir s'il n'y avait pas des amis ou des connaissances parmi les nouveaux venus. "Les gens se sentaient perdus. Ils ignoraient quand ils pourraient rentrer, et quand la guerre serait finie."Des souvenirs longtemps tus
Les évacués de Kunheim sont restés une année entière à Casteljaloux. Lorsqu'en septembre 1940, ils ont pu rentrer chez eux, leur village était un champ de ruines. De leur côté, les Casteljalousains n'ont presque plus reparlé de cet épisode de l'Evacuation. De part et d'autre, tous ont eu ensuite à subir plus de quatre terribles années de guerre, avant que la vie ne reprenne un cours normal. Seules de rares familles sont restées en contact, et les souvenirs ont été profondément enfouis. A l'orée du 50e anniversaire de l'Evacuation, le conseil municipal de Kunheim a commencé à collecter par écrit des témoignages d'anciens évacués. "C'était le premier moment où on s'est rendu compte qu'on avait encore des témoins vivants, et qu'avec le temps, les témoins partent" se souvent Jill Koeppe-Ritzenthaler, adjointe au maire de Kunheim. Cette même année 1989, Kunheim a rebaptisé l'une de ses rue en "rue de Casteljaloux", et invité pour l'occasion une délégation casteljalousaine à venir en Alsace. De là, tout est reparti. Des enseignants des deux communes ont organisé de nombreux échanges scolaires, les deux harmonies municipales ont sympathisé, et dix ans plus tard, à l'occasion du 60e anniversaire de l'Evacuation, les deux communes signaient leur acte de jumelage.La mémoire s'estompe, la joie d'être ensemble grandit
Depuis, l'amitié entre les deux communes ne fait que croître. Tous les deux ans, une rencontre est organisée, alternativement dans le Lot et Garonne ou en Alsace. Un jeune couple s'est même formé : Lucie Walké de Kunheim et Anthony Caubet de Casteljaloux se connaissent depuis la rencontre de 2002. Aujourd'hui, ils vivent ensemble près de Casteljaloux, et leurs familles respectives, amies depuis vingt ans, sont heureuses d'être aujourd'hui liées par des liens de parenté. D'autres familles se voient très régulièrement, en-dehors des rencontres officielles, même si leurs ancêtres n'ont été ni évacués, ni accueillants. Mais avec la disparition des témoins directs de l'Evacuation (les derniers à avoir fait le voyage cette année n'avaient que deux ou trois ans en 1939, ou sont nés à Casteljaloux durant l'année d'exil), les lieux exacts où les évacués ont été logés tombent peu à peu dans l'oubli. Il reste encore une photo d'une Kunheimoise aujourd'hui décédée qui, il y a 10 ans, a reconnu la maison où elle avait été hébergée en 1939. Et certains parlent encore de la "Riesser's Wirtschaft" (l'auberge des Riess)… un petit restaurant de Casteljaloux, dont la propriétaire avait accueilli la famille Riess de Kunheim, devenu jusqu'en septembre 1940 le stammtisch des Alsaciens, qui s'y retrouvaient pour jouer aux cartes et bavarder. Mais aujourd'hui, plus personne n'arrive à identifier le bâtiment avec certitude. Pour ce 80e anniversaire, la municipalité de Kunheim a donc réalisé un petit livret qui regroupe l'ensemble des récits individuels, avec textes et photos, et l'a largement distribué. Afin que tous, et principalement les jeunes générations des deux communes, puissent garder la mémoire de cet événement fondateur qui les relie, par-delà huit décennies. Et, tous l'espèrent, pour très longtemps.