Les optants, ces Alsaciens-Lorrains qui choisissent de rester français après la guerre franco-prussienne de 1870

A l'issue du conflit de 1870, la France perd l'Alsace et une partie de la Lorraine. Pour rester français, les habitants doivent partir. Et les Alsaciens-Lorrains qui vivent déjà ailleurs doivent choisir leur nationalité, française ou allemande. Retour sur cette période méconnue.

Le conflit franco-prussien ne dure que quelques mois, mais ses conséquences sont très lourdes. L'une des premières grandes batailles, à Froeschwiller-Woerth, le 6 août 1870, inaugure la longue série de défaites de la France. Après 46 jours de siège, un tiers de Strasbourg est détruit, et sa cathédrale bombardée et partiellement incendiée. Paris est assiégé, les troupes allemandes (les Prussiens et leurs vingt-six alliés) montent jusqu'à la mer du Nord.

Le 10 mai 1871, le traité de Francfort met fin à la guerre. Mais la France doit payer 5 milliards de francs or pour que les Allemands quittent son territoire. Et elle perd l'Alsace et une partie de la Lorraine (grosso modo l'actuel département de la Moselle) : plus de 14.000 kilomètres carrés de territoire avec près d'1,6 millions d'habitants, et 20% de son potentiel minier et sidérurgique.        

Les habitants peuvent "opter" pour rester français

"Les Alsaciens-Lorrains sont désormais allemands. Point barre" explique Benoît Vaillot, docteur en histoire contemporaine, spécialiste des frontières franco-allemandes. "Cependant, l’article 2 du traité de Francfort offre une clause d'option : la possibilité de garder la nationalité française, à condition de transporter le domicile."

Cet article 2 dit ceci : "Les sujets français, originaires des territoires cédés, domiciliés actuellement sur ce territoire, qui entendront conserver la nationalité française, jouiront jusqu'au 1er octobre 1872, et moyennant une déclaration préalable faite à l'autorité compétente, de la faculté de transporter leur domicile en France et de s'y fixer (…) Ils seront libres de conserver leurs immeubles situés sur le territoire réuni à l'Allemagne."

Les habitants n'ont donc qu'un an et cinq petits mois pour se décider. Première étape, remplir un certificat d'option. L'Alsace-Lorraine étant désormais allemande, la démarche la plus logique est de compléter le formulaire en allemand, et de le déposer à la Kreisdirektion, la nouvelle direction d'arrondissement.

Mais beaucoup d'optants préfèrent remplir le formulaire dans sa version française. Ils doivent donc traverser la frontière pour le déposer dans une mairie, sans aller très loin : "à Belfort pour les Haut-Rhinois" précise Benoît Vaillot. "Les Strasbourgeois, eux, prennent le train pour Nancy, ainsi que les Messins, et beaucoup de Colmariens se rendent à Saint-Dié dans les Vosges."

C'est un peu le bazar, car tous n'ont pas tout compris, ou ne veulent pas comprendre. Beaucoup déposent deux formulaires, un de chaque côté de la frontière, pensant ainsi mieux assurer leurs arrières. Certains en remplissent même trois ou plus. Le nombre exact de signataires est donc difficile à établir, de même que celui des optants qui, ensuite, sont réellement partis. Ils sont environ 50.000 selon Alfred Wahl, professeur émérite de l'université de Metz, auteur d'un mémoire de troisième cycle sur le sujet en 1972. Et près de 130.000 selon Benoît Vaillot, qui estime qu'en amont, 280.000 personnes (plus d'un cinquième de la population d'Alsace-Moselle) ont signé un certificat d'option.    

Après le 30 septembre 1872, l'administration allemande recherche tous les optants pour vérifier s'ils ont bien vidé les lieux."

Alfred Wahl, historien

Au final, la majorité des signataires ne partent pas, hésitant à s'exiler, ou espérant que le document seul sera suffisant. "Mais après le 30 septembre 1872, l'administration allemande recherche tous les optants pour vérifier s'ils ont bien vidé les lieux. Dans le cas contraire, leur demande d'option est invalidée" raconte Alfred Wahl. "C'est un gros boulot pour les Allemands, il existe des tonnes de documents là-dessus, dans les archives."

Qui part ? et vers où ?

Les Alsaciens-Lorrains qui font réellement leurs bagages appartiennent principalement à l'élite : professions libérales, fonctionnaires, "avocats, juges et beaucoup de notaires" précise Alfred Wahl. "Des gens dont le statut est plus intéressant en France qu'en Allemagne, et qui partent donc pour conserver leur niveau de vie." 

Ceux qui partent sont plutôt citadins. Les paysans, eux, sont peu enclins à abandonner leurs terres. Mais il y a aussi beaucoup d'ouvriers, qui suivent leur patron de l'autre côté des Vosges. Ou, bien plus loin, à Sedan, Roubaix, Tourcoing ou encore Elbeuf en Normandie.

"On a aussi une surreprésentation des jeunes hommes de 18 à 25 ans" ajoute Benoît Vaillot. La raison ? Ils veulent échapper au service militaire prussien, qui a mauvaise réputation. Résultat : "fin 1872, les autorités allemandes constatent que 70% des recrues manquent." Les historiens ont aussi pu établir un profil confessionnel des optants : proportionnellement, les réformés – principalement mulhousiens – sont surreprésentés, ainsi que les membres de la communauté juive, assez francophile depuis la Révolution.

La grande majorité des optants ne part pas très loin, et s'installe simplement dans les départements voisins. On trouve plus de 70.000 Alsaciens-Lorrains en Meurthe-et-Moselle, 50.000 dans les Vosges et 10.000 dans le Territoire de Belfort. Et plus de 6.000 vont fonder des villages en Algérie. "Les optants bénéficient d’une solidarité nationale extraordinaire" raconte Benoît Vaillot. "En se rendant dans les bureaux à Nancy, Lunéville, Saint-Dié, Belfort, Paris… ils trouvent des bureaux d’aide qui leur permettent de trouver du travail, des bons de logement et de transport." D'autant plus qu'ils ont bonne réputation, "car on sait que ce sont de bons travailleurs."

Les optants bénéficient d'une solidarité nationale extraordinaire."

Benoît Vaillot, historien

Il y a bien quelques tensions, ici ou là. Comme à Nancy, où des bagarres éclatent "entre vieux Nancéens et Alsaciens qui s'installent (…) car par leur présence, les loyers ont doublé, voire triplé." Et où "des enfants alsaciens mendient, place Stanislas." Mais la plupart des optants trouvent du travail et un logement, et s'intègrent bien dans la société française.

Les optants qui vivent déjà hors d'Alsace-Lorraine avant 1870

Mais beaucoup d'Alsaciens-Lorrains n'avaient pas attendu les conséquences de la guerre de 1870 pour s'établir ailleurs. A Paris vit une importante diaspora alsacienne depuis le milieu du 19e siècle : artistes, industriels et intellectuels, venus dans la capitale pour faire carrière. En 1871, eux aussi doivent remplir un certificat d'option à déposer en mairie, pour exprimer leur souhait de rester français.

Même les Alsaciens-Lorrains du bout du monde sont concernés. "Au Brésil, 220 Alsaciens-Lorrains déposent une déclaration d’option. En Argentine, ils sont 158, et 112 en Egypte" précise Alfred Wahl. "Il y en a aussi 384 en Russie, dont 130 à Moscou et 150 à Saint Pétersbourg. Les Alsaciens sont partout."

Selon les historiens, à cette période, entre 250.000 et 388.000 d'Alsacien-Lorrains vivent déjà hors de leur région natale. Et presque tous – 99,8% d'entre eux – vont opter. Parmi eux, quelques célébrités : l'illustrateur strasbourgeois Gustave Doré, le sculpteur colmarien Auguste Bartholdi, le Mulhousien Auguste Scheurer-Kestner qui deviendra vice-président du Sénat. Ou l'industriel haut-rhinois Antoine Herzog, qui fonde une société immobilière pour aménager un quartier résidentiel dans le 17e arrondissement de Paris.

L'actuelle exposition du musée Henner évoque les optants parisiens

Le peintre Jean-Jacques Henner, originaire de Bernwiller dans le Sundgau, vit à Paris et opte en août 1872. Le musée parisien qui lui est consacré propose actuellement une exposition en lien avec cette période, intitulée "Alsace – rêver la province perdue, 1871-1914". En parallèle, les principales œuvres de l'artiste sont présentées au musée des Beaux-Arts de Strasbourg, et ses dessins au musée des Beaux-Arts de Mulhouse.

L'idée de départ des deux commissaires d'exposition, Maeva Abillard, conservatrice du musée Henner, et Marie Pottecher, conservatrice du musée alsacien de Strasbourg, était d'expliciter le lien entre Henner et l'Alsace. Leur point de départ était le tableau engagé que l'artiste a réalisé en 1871. Intitulé "L'Alsace. Elle attend", il représente une Alsacienne endeuillée avec, pour seule tache de couleur, une cocarde tricolore sur sa coiffe noire. Henner a peint deux toiles sur le même thème, dont l'une est actuellement exposée à Strasbourg.

"Mais en déroulant le fil, on s'est rendu compte de la richesse de cette histoire, de la diversité des objets produits et du discours qui va s'élaborer autour des objets et des œuvres, et la part de propagande et de construction du mythe des provinces perdues" explique Marie Pottecher. L'histoire de Henner, une petite histoire dans la grande.

L'exposition s'est donc étoffée, avec des tableaux et divers objets prêtés par d'autres musées. Elle explique comment le culte des "provinces perdues" se diffuse dans toute la France, par le biais d'œuvres de grands artistes partageant la vision politique de Henner. Mais également au travers d'objets décoratifs et utilitaires plus populaires. Elle présente aussi la communauté alsacienne de Paris, qui se développe largement suite à l'arrivée des optants partis d'Alsace-Lorraine. Et elle s'arrête sur l'Alsace intime de Jean-Jacques Henner.

En effet, quoique optant, le peintre "continue à voir sa famille restée en Alsace, un ou deux mois par ans. Il maintient un lien très fort avec sa région natale" raconte Maeva Abillard. Au point de s'y faire construire une maison en… 1885, c'est-à-dire toujours en pleine période allemande.     

Certains historiens présentent les choses de façon dramatique. Mais ça ne l'était pas tant que ça."

Alfred Wahl, historien

En effet, pour les optants, les allers-retours vers leur région natale ne posent pas de réels problèmes. "Le gouvernement allemand les tolérait bien" confirme Alfred Wahl. "Certains historiens présentent les choses de façon dramatique. Mais ça ne l'était pas tant que ça. Les gens allaient et venaient, et les Allemands n'avaient rien contre."

Comment expliquer la francophilie des optants ?

Les optants partis après 1871, comme ceux vivant déjà ailleurs, continuent souvent à pratiquer leur dialecte alsacien ou leur platt lorrain. Preuve, s'il en est, que "ce n'est pas la culture allemande qui leur pose problème" explique Benoît Vaillot. "C'est l'attachement à la nation allemande au sens politique. Et ça, le gouvernement allemand ne l'a pas compris."

Avant 1870, les Alsaciens-Lorrains "étaient français depuis 200 ans" rappelle Alfred Wahl. "Ils étaient donc habitués." Et avaient d'autant moins de problèmes à se considérer comme français que la France d'avant 1870, "très tolérante", n'entravait en rien leur bilinguisme. "Les Alsaciens apprenaient l'allemand comme le français à l'école" et pouvaient pratiquer leur dialecte sans entraves. Raison pour laquelle, à l'inverse, pour les Alsaciens-Lorrains  restés chez eux après 1871, "l'arrivée des Allemands ne change pas grand-chose", et ne pose aucun problème linguistique. Et Alfred Wahl de rappeler que sa propre arrière-grand-mère "parlait et écrivait l'allemand, mais calculait en français. Ça lui venait de l'école."  

Les optants laissent un grand vide

En additionnant les optants qui ont quitté leur région natale, et ceux qui vivaient déjà ailleurs, on dépasse largement les 10% de la population des "provinces perdues". "C'est énorme" estime Benoît Vaillot. "Des situations d'options, il y en a eu ailleurs, mais c'est de loin le chiffre le plus élevé. Et les autorités allemandes ont été très surprises par son ampleur."

Au lendemain de la guerre, "Strasbourg a perdu bon nombre de sa population, et Metz jusqu'à la moitié de ses habitants." Le vide laissé par les optants est partiellement rempli par des fonctionnaires, des universitaires et des militaires allemands, venus s'installer dans le nouveau reichsland. Pourtant, malgré cela, l'Alsace-Lorraine va mettre trois décennies à se reconstruire. "Elle ne se remet réellement de cette hémorragie que vers la fin du 19e siècle" estime l'historien. "Vers 1900, enfin, elle redevient ce qu'elle a pu être avant la guerre de 1870 sur le plan économique et commercial."

Mais déjà, à l'aube du XXe siècle, une nouvelle guerre s'annonce. Et l'histoire de tous ces optants va peu à peu tomber dans l'oubli.      

 

 

 

 

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