Ils sont trois ou quatre travailleurs sociaux à se relayer jusqu'à 22h, puis c'est le Croix Rouge Française qui prend le relais la nuit. Le numéro d'appel d'urgence, le 115 de la Marne, ne doit jamais sonner dans le vide. Pas toujours si simple, surtout dans un département saturé par les demandes d'hébergement d'urgence. Toute l'année, au téléphone, les salariés à l'écoute doivent faire face au manque de place tout en suivant le plus possible le public en difficulté.
"115 de la Marne, bonjour". Leur voix est leur outil de travail. Tout passe par là, par les mots qu'ils emploient, par le sourire ou la compassion qu'ils apportent dans leurs intonations. Par la fermeté aussi parfois quand la colère gronde de l'autre côté du téléphone.
Chaque jour, les travailleurs sociaux du 115 de la Marne ont un défi : répondre au plus grand nombre d'appels possibles et surtout, apporter, aux plus démunis, toutes les informations utiles pour tenter de les sortir de l'ornière où ils se trouvent. Gordon, Mélissa, Anissa et leurs collègues sont en première ligne. Une ligne fragile, prête à rompre tellement la vie dehors est un enfer. Un fil, qui se tisse aussi, avec un père, une mère qui n'ont pas d'autre choix que de dormir à la rue avec leurs enfants. Ils sont les premiers à recevoir "en pleine face toute cette misère, explique Mélissa, salariée au 115 depuis un peu plus d'un an. Alors, régulièrement, nous sortons prendre l'air, respirer. Moi et mes collègues, nous restons des êtres humains. Chaque jour notre défi est d'être le plus en forme possible pour aider les plus démunis". "Nous sommes une équipe jeune, motivée et soudée, reprend Gordon, le plus ancien, avec plus de deux ans dans le service. Mais, nous échangeons beaucoup, nous analysons nos pratiques régulièrement. C'est la seule façon de gérer la frustration avec laquelle nous vivons au quotidien. C''est une volonté de travailler ici. Ce n'est pas un travail alimentaire. On sait pourquoi nous travaillons au 115".
Débordé, saturé
La frustration de rater des appels, incessants presque toute la journée. À trois, à quatre travailleurs sociaux, ça ne suffit souvent pas, et régulièrement le 115 sonne et personne ne décroche. Ils sont déjà en ligne. La frustration de ne pas avoir la solution immédiate pour mettre toutes les personnes qui en ont besoin, à l'abri. La frustration aussi de devoir faire, avec les directives préfectorales, un point c'est tout. "Il n'y a pas de réussite sur toutes les situations, précise Mélissa. On aimerait bien, mais nous ne sommes pas des magiciens. Ce serait top, la vie serait meilleure, le monde serait meilleur".
On doit leur expliquer que nous n'avons pas de solutions. Beaucoup de personnes ne comprennent pas. On leur explique la saturation du dispositif, que c'est compliqué mais on essaye de les pousser à nous rappeler.
Gordon, travailleur social écoutant du 115
"115 de la Marne bonjour. Vous allez bien ? Vous avez dormi où madame hier soir ?" Les premières paroles de Gordon sont déterminantes. Au bout du fil, une femme connue des travailleurs sociaux. Elle appelle chaque jour pour faire avancer sa situation. À la rue avec ses enfants, elle dort, grâce à la générosité d'un commerçant, dans un magasin depuis quelques nuits. "La personne qui s'occupe du magasin vous laisse encore y dormir ou pas ? Reprend Gordon. Vous dormez dans quelles conditions ? D'accord, vous pouvez entrer à 20h et vous devez en sortir à 9h. Les enfants sont à l'école en ce moment ?"
Autant de questions pour mesurer l'urgence. Tant que la solidarité tient, cette mère et ses enfants resteront à l'abri, pour la nuit, dans ce magasin. Un laps de temps qui permettra, à Gordon et ses collègues de débloquer un hébergement d'urgence pour la famille. Ils l'espèrent et c'est l'objectif prioritaire. Car chaque jour, c'est la même litanie. Ils répètent à chacun de leurs interlocuteurs que le 115 est saturé, débordé de demandes. Il faut prendre sur soi pour expliquer, à ce public à la rue, qu'il ne pourra pas dormir à l'abri et au chaud encore la nuit prochaine. "On doit leur expliquer que nous n'avons pas de solutions. Beaucoup de personnes ne comprennent pas. On leur explique la saturation du dispositif, que c'est compliqué mais on essaye de les pousser à nous rappeler. L'objectif c'est qu'on les ait régulièrement en ligne pour qu'on ne les perde pas de vue. Avec le flux d'appels et le flux de situations que nous avons au quotidien, c'est important que toutes ces personnes nous rappellent régulièrement. Ça nous permet d'alimenter nos informations. De voir si elles sont bien à la rue et sans solution de leur côté et donc de savoir qui l'on priorise sur l'hébergement d'urgence. Ce sont les plus fragiles qui sont prioritaires".
Le SIAO en charge du 115 depuis 2010
170 appels ont été réceptionnés ce lundi. Le préfet de la Marne a placé le département en vigilance jaune du plan grand froid. Les températures affichent - 4, - 5 degrés en ville. Ressenties, bien plus, surtout lorsque la vie se déroule dehors. Alors, ce jour-là, la ligne du 115 explose de demandes... à peine plus qu'au quotidien. L'équipe du 115 de la Marne gère, au quotidien, sur les 12 mois de l'année, 143 appels en moyenne. Le plan grand froid déclenché a permis à 37 personnes d'être prises en charge dont 10 enfants. Des familles qui seraient, pour un temps encore, restées dehors si les températures n'étaient pas descendues. C'est le cas, notamment, des familles d'exilés qui s'installent régulièrement sur le camp Saint-John Perse. "Nous avons un référent spécifique pour le camp de migrants, explique Audrey Lebaad. Il y passe au moins une fois par semaine. La maraude aussi passe régulièrement". Car au-delà de cet énorme travail de gestion des appels liés aux demandes d'hébergement d'urgence, le SIAO, Service Intégré d'Accueil et d'Orientation, a bien d'autres missions. Tout d'abord, chaque personne placée en hébergement d'urgence est suivie ensuite par des travailleurs sociaux. La priorité est de construire un projet de mis à l'abri durable pour les personnes pris en charge.
La Marne dispose de 864 places d'hébergement d'urgence à quoi viennent s'ajouter des nuitées hôtel car ce dispositif est totalement et constamment saturé. Le 115 a donc recours à des orientations de mis à l'abri à l'hôtel.
Audrey Lebaad, directrice du SIAO de la Marne
"Le SIAO est le service phare du dispositif de veille sociale mis en place par chaque département, et piloté par un représentant de l'Etat, explique Audrey Lebaad, directrice de celui de la Marne. Le SIAO coordonne toutes les actions de ce dispositif de veille sociale. Les missions du SIAO sont de recenser toutes les situations des personnes en détresse qui ont besoin d'un hébergement d'urgence ou d'un logement. C'est de recenser l'offre disponible sur le territoire en matière d'hébergement. De s'assurer d'une évaluation sociale, médicale et psychique de l'ensemble des ménages. Et enfin, d'orienter sur le dispositif le plus adapté à la situation des personnes, en fonction de sa situation de détresse. Pour vous donner une idée, en 2023, 48 000 appels ont été gérés par l'équipe. Et pour répondre à cette demande, le département de la Marne dispose de 864 places d'hébergement d'urgence à quoi viennent s'ajouter des nuitées hôtel car ce dispositif est totalement et constamment saturé. Le 115 a donc recours à des orientations de mise à l'abri à l'hôtel pour les personnes les plus vulnérables. Avant le déclenchement de la vigilance jaune du plan grand froid, nous étions à 379 personnes prises en charge à l'hôtel. 37 personnes supplémentaires ont été mises à l'abri grâce au plan grand froid".
Le SIAO de la Marne a repris la gestion du 115 depuis 2010. Avant, trois associations se relayaient tous les deux mois. Cette gestion unique permet sans doute un meilleur suivi des personnes.
Le 115, le déclencheur
"115 de la Marne, bonjour. Yes miss, i speak english". Mélissa, Gordon, Anissa et leurs collègues répondent, ces dernières années, à un public de plus en plus nombreux, au parcours un peu différent. "En fait, nous avons une évolution dans toutes les demandes, explique encore Audrey Lebaad. Que ce soit des personnes en procédure d'asile, mais aussi des femmes ou hommes victimes de violences conjugales, des jeunes. De manière globale, nous avons de plus en plus de personnes en situation de mal logement où à la rue. C'est une réalité".
"115 de la Marne, bonjour. Oui Madame, comment allez-vous ?" Le visage de Mélissa se ferme à l'écoute de la personne au bout du fil. "Vous êtes allée voir le médecin ? D'accord, vous avez attrapé froid. Vous avez vu récemment la maraude madame, demande encore la jeune femme qui a bien saisi, qu'en plus des problèmes d'hébergement, la santé de cette femme s'est dégradée. Je vois qu'il y a une petite période où vous ne nous avez pas contactés effectivement. Vous avez réussi à trouver des petites solutions à côté, c'est ça ?" Après quelques explications prises en note, Mélissa lui demande "si je vous demande de voir la maraude ce soir, vous seriez pour, Madame ? Vous avez déjà une idée où vous vous trouverez ce soir ? Comme d'habitude Madame, le passage de la maraude commence à 20h, d'accord. Je vous invite à nous recontacter avant 19h pour nous dire comment on peut s'organiser pour faire une rencontre si cela vous convient ? Comme ça, on peut solliciter nos collègues pour qu'ils vous rapportent un peu de matériel. Il fait effectivement très froid en ce moment. On va voir madame, je ne peux pas vous assurer... dit encore Mélissa à la personne qui s'enquiert d'un hébergement d'urgence rapide. On va voir déjà au maximum pour le matériel. À tout à l’heure Madame, rappelez bien avant 19h". Une réponse encore difficile, sans solution. Mais nous entendons à travers le casque de Mélissa les remerciements de la personne.
Si les travailleurs sociaux du 115 sont les premiers à réceptionner les difficultés des personnes à la rue, ils ne sont, ensuite, pas seuls, à gérer les situations d'urgence. Leur travail de collecte d'informations permet aux bénévoles des maraudes des différentes associations sur le terrain, la journée, où le soir, d'être orientés vers tel ou tel sans-abri. Il permet aussi de connaître les besoins des personnes : couvertures, vêtements chauds ou encore soupe ou repas un peu plus consistant. La maraude est ainsi, chaque soir, orientée par les travailleurs sociaux du 115. Une mission complétées, ensuite, par un suivi des personnes une fois qu'elles ont été mises à l'abri.
"Nous avons différents partenaires associatifs qui gèrent les hébergements d'urgence et qui proposent un accompagnement global, précise Audrey Lebaad, directrice du SIAO. Le but étant d'ouvrir les droits et d'orienter ensuite les personnes vers des solutions plus pérennes, en tout cas, plus vers du logement. Nous sommes dans la politique du logement d'abord. L'idée c'est de limiter la durée de séjour en hébergement d'urgence et de faciliter la mise en œuvre du service public de la rue, au logement".
Les personnes mises à l'abri à l'hôtel, elles, sont suivies en direct par le SIAO de la Marne.
"Nous avons aussi des équipes mobiles de travailleurs sociaux qui accompagnent toutes les personnes hébergées à l'hôtel, reprend la directrice. Dans leurs besoins de première nécessité, dans l'ouverture des droits et ils travaillent un accompagnement vers un projet d'hébergement ou de logement. Aujourd'hui, nous avons trois travailleurs sociaux qui accompagnent l'ensemble des ménages pris en charge à l'hôtel sur le territoire".
Trois travailleurs sociaux pour près de 400 personnes logées en urgence à l'hôtel sur l'ensemble du département de la Marne.
Une saturation hiver comme été
Avec plus de 1200 places d'hébergement d'urgence pour le département de la Marne, le dispositif d'Etat du 115 semble être plutôt bien doté. Pourtant, aucune période de l'année ne représente un répit pour la population de la rue. Chaque jour, chaque mois, ces 1200 places sont pourvues. Chaque jour, chaque mois un peu plus de personnes dorment dehors. Et parmi elles de nombreux enfants. Pourquoi la population du département de la Marne subit-elle cette situation ? Pourquoi les travailleurs sociaux du 115 ou de terrain sont-ils autant démunis ?
"Je pense que l'attractivité d'un gros département joue beaucoup. Pourtant le parc d'hébergement est plutôt important, confirme Audrey Lebaad, on est plutôt bien couverts. Mais on a des demandes constantes en lien avec des parcours de vie, des expulsions locatives, plein de sujets qui peuvent amener les personnes à se retrouver en difficulté, soit dans leur logement soit en étant en situation de sans abrisme. Elles sont obligées de solliciter les services du 115 ou du SIAO".
Au-delà des températures, qu'il fasse très froid ou très chaud, dormir à la rue est inadmissible. La Marne, comme de nombreux territoires français, est très loin de l'accueil inconditionnel pour toutes les personnes en difficulté. Sans-abri, c'est aussi être en situation de danger permanent. Davantage encore lorsqu'il s'agit de personnes vulnérables. C'est donc voir bafouer un droit fondamental, celui de l'intégrité physique. "Le droit à l'intégrité physique est, en droit français, un droit en vertu duquel chacun a droit au respect de son corps. Le droit à la liberté commence par le respect de l'intégrité physique, de la dignité et de l'autonomie de la personne humaine" rappelle la loi française.