Ma France 2022. À trois mois de l'élection présidentielle, à Châlons-en-Champagne (Marne), la campagne ne suscite pas beaucoup d'intérêt. L'ex-capitale de la Champagne-Ardenne souffre encore du départ de ses fonctionnaires et de ses militaires en 2015. Elle vit aujourd'hui avec le sentiment, tenace, d'être délaissée par l'État.
L'enseigne jaune et bleu rappelle avec ironie le soleil qui se détache dans le ciel dégagé. Comme la promesse d'un lieu où il fait toujours beau. Et la météo du jour nourrit l'illusion : c'est une belle journée d'hiver, de celles qui réchauffent les cœurs et invitent à flâner.
Ce matin-là, le parking du magasin hard discount de l'avenue Sarrail à Châlons-en-Champagne ne désemplit pas. On vient faire le plein de la semaine, acheter la brique de lait qui manque, se renseigner sur les promos à venir. Sauf qu'elles ne viendront pas. Dans quatre jours, le supermarché, le dernier de ce quartier populaire, baissera le rideau après 31 ans d'existence.
Stupeur, surprise et incompréhension. « Alors ça y est, c'est sûr, ça ferme ? C'est indiqué nulle part pourtant ! Comment je vais faire mes courses moi maintenant ? » Les questions se bousculent dans la bouche de Rosa Sakho.
La sexagénaire habite depuis 15 ans dans l'une des tours voisines du quartier Schmit. Elle frissonne dans sa doudoune noire, attrape son chariot de courses bien rempli, jette un regard à la façade du magasin, incrédule. Ce supermarché, elle le connaît par cœur, elle s'y rend au moins trois fois par semaine, « bien pratique, sans voiture. »
Sa sœur Isabelle la rejoint. Comme un symbole presque trop grossier, un fin nuage passe devant le soleil. Toutes les deux filles d'immigrés espagnols, elles sont arrivées en France dans les années 60. « Une autre époque. » Châlons-en-Champagne s'appelait encore Châlons-sur-Marne, et surtout, « les quartiers étaient animés, dynamiques. »
Une vie de petits boulots plus tard, les enfants sont grands, la retraite est moins douce qu'espérée et l'amertume s'est invitée comme compagne du quotidien. La résignation est en passe de la remplacer.
C'est difficile d'entrevoir des améliorations, d'avoir de l'espoir aujourd'hui.
Rosa Sakho, habitante du quartier Schmit
Le quartier, l’un des plus pauvres de la ville, a changé. Schmit et ses 2 000 âmes encaissent les coups durs. La fermeture des commerces de proximité, un projet de maison de santé avorté, un renouvellement urbain qui se fait attendre.
Et des revendications qui font écho à Ma France 2022, notre grande consultation citoyenne et en particulier à cette proposition (Elo, 36 ans, Marne) : réinvestir dans les services publics. « Aujourd'hui, on n'a plus accès à des choses essentielles. Mon mari a Alzheimer par exemple, et en matière de santé, c'est compliqué ! », regrette Isabelle.
La municipalité assure y travailler et faire de la redynamisation du quartier une priorité. Des solutions sont à l'étude pour l'implantation de commerces par exemple.
Pourtant, les deux soeurs en sont convaincues, le salut ne viendra pas des urnes. Elles n'iront pas voter et suivent de loin les cahots de la campagne présidentielle. « La politique et moi, ça fait deux, même douze, sourit Isabelle en comptant sur ses doigts. Et puis ça change rien. Regardez Macron, certains y ont cru, mais c'est pire. Les décisions sont prises pour les gens qui ont de l'argent, nous, on est abandonnés ! »
Le mot est lâché. Celui qui hante les rues de Châlons-en-Champagne comme les fantômes des militaires et des fonctionnaires qui ont quitté la ville il y a sept ans.
Fatigue et ras-le-bol
L'année 2015 a laissé sur la paisible commune des cicatrices toujours visibles aujourd'hui. D'abord, il y a eu la dissolution du 1er régiment d’artillerie de marine et de l’état-major de la 1re brigade mécanisée. Cela a signé le départ de plus d'un millier de soldats et de leurs familles. Sur 45 000 habitants environ, l'entaille est profonde.
Puis l'ultime balafre a été causée par la réforme territoriale de l’ex-président de la République, François Hollande. Les régions sont alors redécoupées, Châlons perd son statut de capitale de la Champagne-Ardenne et tous les fonctionnaires qui vont avec. « Notre industrie à nous, c'était la fonction publique, analyse le maire (LR) Benoist Apparu. Cela représentait près de 50% de notre population. On ajoute le départ des militaires et c'est notre identité qui disparaît. »
Depuis, rien ou presque n'est venu compenser ces pertes. Une nouvelle prison devait voir le jour dans l'ancienne caserne Corbineau, avec 150 emplois à la clef. Mais en 2021, l'Etat se désengage. A coups de lettres et d'appels téléphoniques, la municipalité obtient un lot de consolation : un projet de centre de réinsertion, plus petit, moins d'emplois.
Depuis l'an dernier, une centaine de fonctionnaires du fisc venus de Paris s'installent progressivement dans l'ex-préfecture régionale. L'ancienne caserne Chanzy est en pleine réhabilitation pour les accueillir. Le site abritera aussi un lieu culturel, une cantine collaborative ou encore les bureaux de l'institut national de recherches archéologiques. Mais rien de comparable avec les milliers d'agents publics qui peuplaient la ville et pas de quoi amortir l'érosion démographique.
Dans leur tabac-presse du centre-ville, Geoffrey et Magali Sauvage aiment faire revivre le souvenir de ces années passées, bien plus animées : « Les militaires, on les voyait quand ils faisaient leur footing dans la rue. Ils s'arrêtaient aussi ici en fin de semaine avant d'aller à la gare prendre leur train. On avait également beaucoup de fonctionnaires parmi nos clients. »
Après leur départ, plusieurs commerces de la rue ont mis la clef sous la porte. Eux ont survécu grâce aux habitués, essentiellement des personnes âgées. Aujourd'hui, ils s'adaptent, se diversifient.
Les clients défilent, pour un paquet de tabac, pour déposer un colis et depuis peu, pour payer leurs impôts. « On propose cette option pour pallier la raréfaction des services publics. Nous, ça nous permet aussi de développer d'autres activités, analyse le propriétaire des lieux. Mais ce que l'on aimerait au fond, c'est que l'État s'engage pour faire revenir les habitants, les consommateurs. »
Sur les unes des journaux soigneusement rangées sur les présentoirs, les visages des candidats à l'élection présidentielle ne suscitent pas grand intérêt. « On sent qu'il y a une fatigue, un ras-le-bol. Pour l'instant, la sauce ne prend pas vraiment », confie d'une voix posée Magali Sauvage.
Même constat à quelques rues de là, dans les allées du marché, entre les étals de fleurs, de charcuterie et de vêtements. Lorsqu'on évoque l'élection présidentielle, les réponses se suivent et se ressemblent.
« Tous les mêmes, ça ne m'intéresse pas ! », s'exclame Ahmed, la cinquantaine. « Je ne suis pas sûre d'aller voter, ça sert à rien, j'y crois plus », résume Françoise, sans même s'arrêter. « Ils sont tous déconnectés. Qu'ils viennent ici voir comment la ville meurt », suggère Benjamin, à peine 30 ans.
« Ni la peste, ni le choléra »
Châlons-en-Champagne, une commune « qui meurt » sauf quand gronde la colère. Le 17 novembre 2018, un groupe de gilets jaunes se forme et investit le rond-point du Moulin-Picot, à l'entrée de la ville. Parmi eux, Virginie Camusso-Poitevin, qui travaille en école maternelle et Déckra Frioui, professeure d'anglais.
Depuis, elles se retrouvent régulièrement « pour se faire des soirées entre copines. » Tasses de thé fumantes, plaids douillets, coussins moelleux, l'ambiance est cosy dans le petit appartement au nord de la ville qui accueille leurs confidences.
Sur le canapé, le chat somnole en ronronnant, imperturbable, même lorsque Déckra prend la parole, d'une voix forte . Dans la discussion, un mot est récurrent : mépris. « Quand on dit non, il faut entendre ce non ! Mais là, le gouvernement considère qu'il sait ce qui est bon pour nous. Et si on ne les suit pas, on est vus comme des moins-que-rien », poursuit la professeure d'anglais.
Là encore, ce sentiment d'abandon. « Ils n'attachent pas d'importance à nos préoccupations. C'est comme à Châlons, on a perdu des emplois mais au lieu d'en créer, ils ont fait venir des Parisiens précaires pour occuper les logements sociaux. C'est une solution ça ? », s'étonne-t-elle.
Alors voter, à quoi bon ? « On n'est plus en démocratie mais presque en dictature. En fait, on est en démocrature, confie Virginie. Notre parole ne vaut rien ! » En 2017, son choix s'était porté sur Jean-Luc Mélenchon au premier tour. Au second, sur son bulletin, elle avait écrit « ni la peste, ni le choléra ». Cette fois, si le scénario d'il y a cinq ans se répète, elle n'est même pas sûre de se rendre aux urnes.
Jamais de cinéma, ni de restaurant
L'abstention a battu des records dans la ville lors des derniers scrutins. Aux municipales de 2020, près de 74% des électeurs n'ont pas voté (58,4% à l'échelle nationale). Armelle Leluel en fait partie. Elle habite le quartier populaire du Verbeau depuis 15 ans.
Tous les jours, à 16 heures tapantes, elle promène son chien au milieu des tours. Ce rituel est précieux : elle ne travaille pas et sa fille unique est partie faire ses études à Nancy. « Moi, je ne suis pas très portée sur la politique. Ma fille a été malade pendant longtemps, j'avais d'autres choses en tête. » Elle balaie rapidement le sujet et évoque son voisin. Il habite là depuis plus de quarante ans et « lui, connaît la politique ».
Jean Rodriguez, 82 ans et des mains qui racontent une vie passée à travailler le métal. Sur le buffet en bois qui trône dans le salon, quelques photos de son épouse, décédée en 2011. « Le 15 septembre, à 5 heures du matin. »
Depuis, la solitude est pesante dans ce quartier qu'il n'apprécie plus malgré les travaux de réhabilitation. Et la vie se calcule à l'euro près. Sur son cahier rouge, il note scrupuleusement chacune de ses dépenses. « Avec ma retraite et la pension de réversion de ma femme, je touche à peine plus de 1000 euros. Vous enlevez le loyer, la mutuelle, l'assurance incendie, le téléphone, il ne me reste plus grand chose. Là, j'ai eu un problème de voiture, je suis allé demander des sous aux anciens combattants », détaille celui qui a fait la guerre d'Algérie.
Manque de considération
Pas de cinéma, pas de restaurant, la belote une fois par semaine. « Au gouvernement, ils gagnent des millions. Qu'ils nous en donnent une partie ! Mais non, Macron n'a aucune considération pour nous ! »
Pour la présidentielle, son choix est fait. Ce sera Marine Le Pen (RN) : « C'est la seule à défendre nos intérêts. Et je ne suis pas raciste mais les Français n'ont déjà pas assez pour vivre alors c'est à eux qu'il faut donner en priorité. Quand on vivra tous correctement, on pourra donner aux étrangers. »
À Châlons, la candidate était arrivée en tête au premier tour de la présidentielle de 2017 avec 24,6% des voix, devant Emmanuel Macron (21,9% des voix). Au second tour, c'est le candidat LREM qui s'est imposé.
Jean Rodriguez referme son cahier rouge, celui qui détaille chaque euro dépensé, les sacrifices et les efforts financiers. Tout au long de sa vie, il en a rempli des centaines, les premiers étaient en francs. Une habitude qu'il a prise avec son épouse.
Des colonnes de compte insignifiantes mais qui racontent « la vie moins chère, moins dure, même si bien sûr, tout n'était pas parfait. » Avant, il y avait une ligne loisirs. Une ligne vacances. Avant, il y avait l'espoir.
Châlons-en-Champagne en quelques chiffres
- Population : 44 246 habitants (2018)
- Taux de chômage : 6,5%
- Taux de pauvreté : 21% (2018)
- Salaire net moyen : 1 960 €
- Allocataires du RSA : 2 133 (2018)