Sarah Daboussi se bat depuis 5 ans pour que l'Etat tunisien reconnaisse son implication dans la mort de son père. Jilani Daboussi, franco-tunisien et ancien député, est mort dans les heures qui ont suivi sa sortie de prison en 2014, après 31 mois d'incarcération sans procès.
Sarah Daboussi, médecin généraliste au quartier Croix-Rouge à Reims, nous reçoit pour parler de son père. Avec ses boucles d'oreille noire et dorée, dans lesquelles se niche une main de Fatma discrète, elle est tirée à quatre épingles pour aborder l'affaire qui bouleverse sa famille depuis cinq ans. La Franco-Tunisienne native de Reims a préparé quelques notes dans un classeur, "par peur d'oublier des choses".
Il faut dire que l'histoire est complexe. Un mois avant notre rencontre, Sarah et sa famille ont saisi le comité des droits de l'homme de l'ONU concernant la mort de leur père, Jilani Daboussi, médecin et homme d'affaires franco-tunisien décédé le 8 mai 2014, quelques heures seulement après sa sortie de prison, en Tunisie. Cette requête vise à constater "les violations criantes du Pacte international relatif aux droits civil et politique" de la Tunisie.
Après des études de médecine et d'économie à Reims, Jilani Daboussi s'installe dans le nord-ouest de la Tunisie, où il exerce comme médecin. Il ouvre aussi une clinique, et une deuxième sera en construction dans les dernières années de sa vie. En parallèle, l'homme qui "n'a pas la langue dans sa poche", se lance aussi dans des mandats électifs. Député sous Habib Bourguiba de 1981 à 1986, puis sous Ben Ali dans les années 1990, Jilani Haboussi est également à la tête de la ville de Tabarka (dans le nord-ouest du pays) pendant dix ans. "Il n'a jamais accepté d'être nommé quelque part, il ne voulait que des mandats pour lesquels il était élu", souligne Sarah.
A la fin de l'année 2010, les Tunisiens décident de se soulever, entamant ainsi ce que l'on a appelé les "Printemps arabes". Une grande partie des Tunisiens manifeste – entre autres - contre le chômage, la corruption et la répression policière. A ce moment-là, Jilani Daboussi n'exerce plus en politique, mais selon sa fille, il est clair qu'il a des ambitions présidentielles. "Il voulait être acteur de la transition démocratique. Il a participé à la rédaction de la Constitution", affirme-t-elle. C'est dans ce contexte que Jilani Daboussi est convoqué au tribunal en octobre 2011 pour des faits de corruption. "On ne le voyait pas revenir. Les heures passaient, sans aucune nouvelle", se souvient Sarah.
Plus de deux ans de prison sans soins
S'en suivent 31 mois d'incarcération sans procès. Diabétique, mais en bonne santé à son entrée à l'hôpital, Jilani Daboussi ne peut pas se soigner correctement en prison. Après un infarctus, le traitement débouche sur une insuffisance rénale et Jilani Daboussi est obligé de se pratiquer une dialyse. "S'il n'était pas médecin, il serait mort dès le début", soupire la mère de Sarah, Annie Daboussi. Sa fille renchérit :"Il s'affaiblissait de jour en jour", se souvient Annie. Les mois passent et Jilani ne fait l'objet d'aucun procès. "Il était persuadé de son innocence, qu'il allait sortir. Les plaintes arrivaient, n'étaient suivies d'aucun fait, se souvient Sarah. Même aujourd'hui, on n'a toujours pas les papiers avec les chefs d'accusation."C'est quand même le seul prisonnier à devoir se pratiquer une dialyse sur lui-même !
-Sarah Daboussi, fille de Jilani Daboussi
La famille multiplie les demandes de libération, et toujours rien. Le 8 mai 2014, Annie Daboussi reçoit un coup de téléphone. C'est la prison dans laquelle est enfermé son époux. Elle se rappelle :
Une fois arrivé chez lui, Jilani demande à prendre une douche. "Il avait lutté tellement longtemps…", souffle Annie. Quelques heures plus tard, il décède chez lui. "Ils savaient qu'il allait mourir, accuse Sarah. Ils l'ont fait sortir pour qu'il meure chez lui. S'il mourrait en prison, c'était une nouvelle révolte dans le pays."C'était en fin d'après-midi. J'étais étonnée, car mon mari m'avait prévenu que s'ils le libéraient, ce serait forcément vers minuit ou une heure du matin, pour éviter les débordements. Je suis allée le chercher avec deux médecins. Il était en fauteuil, nous avons dû le porter car il ne tenait plus sur ses jambes. Il avait beaucoup maigri.
-Annie Daboussi, veuve de Jilani Daboussi
Peu confiants dans la justice tunisienne, les Daboussi se tournent alors vers la France pour demander que l'Etat tunisien reconnaisse son implication. En octobre 2014, ils déposent plainte au tribunal de grande instance de Paris. "On sait qu'on est un caillou dans la chaussure de la coopération franco-tunisienne. Mais la mort de mon père ne peut pas être un dégât collatéral", tranche Sarah. Selon elle, la Tunisie aurait même besoin de résoudre cette affaire pour avancer dans sa transition démocratique.
"La Tunisie bouge depuis quelques jours"
C'est en mars 2019 que les choses avancent avec le comité des droits de l'homme de l'ONU, qui a six mois pour statuer sur la responsabilité de l'Etat tunisien dans les "violations criantes du Pacte international relatif aux droits civil et politique" à l'encontre de Jilani Daboussi. Sarah a d'ailleurs constaté que "la Tunisie bouge depuis quelques jours". De son côté, la justice française, trois jours avant la requête de l'ONU, a refusé d'entendre Sarah et son frère, estimant que "si [elle] ne dout[e] pas de l'intérêt d'entendre ces deux nouvelles parties civiles, à ce stade, cela n'ajouterait aucun efficacité aux investigations dont [elle n'est] pas maître", selon l'AFP. Dans cette ordonnance, le juge d'instruction précisait que "la demande d'entraide aux autorités tunisiennes est pour l'instant sans réponse".Depuis le décès de Jilani, Annie Daboussi continue d'aller et venir en Tunisie, mais se cantonne à Tunis. "Je ne vais plus aux endroits où nous avons vécu", dit-elle. Sarah, elle, avoue être "écoeurée" : "J'y retourne, mais ça me pèse." Elles attendent beaucoup de la requête de l'ONU, pour faire leur deuil, et sauver l'honneur de Jilani. "On essaie de taper à toutes les portes, relance Sarah. S'il y avait un autre système, on le saisirait."