Née à Hermonville (Marne), Eugénie Lurette, qui préférait être surnommée Élise, est connue pour avoir survécu au naufrage du Titanic, le 15 avril 1912. Elle était la dame de compagnie de Marie-Eugénie Spencer, une très riche passagère. Cent ans plus tard, Gilberte Touret, une Hérémondoise, lui a consacré le livre "Elise et le Titanic".
Nous sommes le 22 avril 1912. À New York, une commission d'enquête du Congrès américain bat son plein depuis trois jours. Elle cherche à éclaircir les circonstances du plus grand drame de l'époque : le naufrage du Titanic, survenu dans la nuit du 14 au 15 avril.
Le 18 avril, Eugénie Lurette (qui préférait le surnom moins pompeux d'Élise) débarquait dans l'immense métropole. Elle venait de passer trois jours sur le Carpathia. Un navire qui avait secouru les 700 personnes (environ, aucun comptage précis n'existe) qui avaient pu trouver refuge sur les vingt canots de sauvetage s'étant échappés de l'infortuné Titanic.
Qui aurait pu penser que cette dame, née dans le village d'Hermonville (Marne) en 1852, allait se retrouver au coeur du paquebot le plus luxueux de l'histoire et d'une des catastrophes les plus meurtrières survenues en temps de paix ? Certainement pas elle. Ce faisant, la grande histoire a retenu son nom. Un nom mis en lumière un siècle plus tard dans un livre, Élise et le Titanic. L'ouvrage a été publié le 22 novembre 2021 aux éditions Liralest par Gilberte Touret... une passionnée de 73 ans qui habite Hermonville, dont elle est d'ailleurs conseillère municipale et conservatrice du patrimoine.
Correspondante pour le journal L'Union, Gilberte Touret a publié un article sur Élise Lurette le 21 novembre 2010 (après avoir vérifié à l'État-civil que cette dernière n'était pas dans la Hermonville normande). Claude Roulet, son petit-neveu, l'a alors contactée pour lui remettre un tas d'informations et de documents. Dix ans après, à l'occasion de la pandémie de covid-19 et de ses confinements, elle en a profité pour écrire un livre sur celle qu'elle voit comme "une amie" dont elle possède un portrait dans son bureau. France 3 Champagne-Ardenne lui a donné la parole (et précise qu'elle donnera une conférence à la mairie de Cormicy le vendredi 6 mai).
Une dame de compagnie bien sous tous rapports
"Ses parents étaient viticulteurs, non loin du château de la rue Visin, dans lequel habitait le maire d'Hermonville, monsieur Communal [il portait bien son nom, ndlr]. Les vignerons n'étaient pas très riches à cette époque, rien ne la prédestinait à avoir une telle vie, de vivre avec des gens si fortunés et de jouir de leur luxe... L'histoire a commencé quand monsieur Communal, un jour, a vu arriver un Suisse venu à pied depuis la Suisse pour chercher du travail. Car il y avait une crise économique sans précédent dans son canton. Il s'agissait de Félix Roulet. Monsieur le maire lui a donné du travail dans sa ferme, et il a fini par devenir le régisseur de son domaine."
"Félix vivait donc au château, proche de là où vivait Élise. Et Élise avait deux soeurs, dont une que Félix a fini par épouser. Ils ont vécu quelques temps à Hermonville, où ils se sont d'ailleurs mariés. Au bout de quelques années, ils sont repartis en Suisse. La famille Spencer [dont les membres notables sont Sir Winston Churchill, Premier ministre, et Lady Diana, princesse de Galles; ndlr] avait un château en Suisse [à Lucerne dont c'est aujourd'hui le conservatoire de musique; ndlr]. Et le cousin de Félix y était cocher. Il a su que les Spencer avaient besoin d'une domestique. Il a averti sa belle-soeur Élise. Elle s'est présentée en Suisse, et comme elle était très distinguée, avait reçu une excellente éducation de ses parents, elle a été embauchée comme femme de chambre."
"Très vite, elle est devenue dame de compagnie. Elle accompagnait Lorillard et Sarah Spencer dans tous leurs déplacements. Elle parlait très bien anglais, mais avec un accent français dont elle n'a jamais pu se départir. Au bout de 30 ans de bons et loyaux services, elle a pris sa retraite. Mais William, leur fils, avec qui elle avait toujours des liens d'amitié, lui a demandé si elle voulait bien, malgré qu'elle soit retraitée, l'accompagner lui et son épouse, Marie-Eugénie [pour l'anecdote, une chanteuse d'opéra née dans la Meuse; ndlr]. Ils devaient régler une affaire de succession à New York."
"Élise a accepté, bien entendu. Car Marie-Eugénie, l'épouse de William Spencer, était souffrante et s'adonnait à l'héroïne : elle avait donc besoin de quelqu'un en permanence avec elle." Paris (faisant alors partie du département de la Seine) est la ville où vivent les Spencer (sur l'avenue Marceau), mais aussi Élise Lurette (elle habite au 98 de la rue Balard). Un train va les conduire à Cherbourg (Cotentin) où le Titanic fait escale. Pour lire (ou faire la lecture) dans ce train, la dame de compagnie a emporté un livre... de science-fiction : Le Péril bleu, de Maurice Renard, un auteur qu'elle fréquentait à Hermonville (décidément). La famille embarque sur le paquebot via un transbordeur, le Nomadic.
Véritable Titanic en miniature (on le surnomme d'ailleurs "son petit frère"), il se trouve aujourd'hui amarré au Titanic Belfast, en Irlande du Nord (Ulster), où il avait été construit un siècle auparavant. C'est le seul navire de la White Star Line, la compagnie maritime possédant le Titanic, qui nous soit parvenu : tous les autres ont été coulés ou détruits. L'énorme malle Vuitton de madame Spencer fait le voyage sur un autre transbordeur, le Traffic. Elle est tellement remplie qu'il faudra quatre pages pour lister son contenu lors des déclarations de perte aux assurances, après le naufrage (mais nous n'en sommes pas encore là).
Une vie dans le luxe
Élise Lurette partage son ticket, le numéro 17569, avec monsieur et madame Spencer. Ce billet de première classe a coûté la bagatelle de 146 livres sterling de l'époque (aujourd'hui, avec l'inflation, cela ferait entre 15.000 et 20.000 euros). Pour ce prix, la dame de compagnie loge dans une petite cabine (on ne dit pas chambre sur un bateau), à deux pas de celle de ses maîtres.
Ce point est encore débattu dans la communauté des Titanicophiles (les fans du Titanic qui adorent passer des heures à faire des recherches sur un détail de prime-arbore insignifiant), mais il est probable que le couple Spencer logeait dans la cabine B76. De style Harland & Wolff B (du nom des chantiers navals du Titanic), elle se caractérise par des boiseries de chênes dans le plus pur style français, ainsi que des meubles de la même essence. Il y avait une moquette, des lustres en bronze doré au plafond, et le meuble de toilette était équipé d'une tablette en marbre. La petite cabine d'Élise Lurette était moins dispendieuse, et ne disposait pas de hublot.
Le 11 avril 1912, elle écrit une carte postale à sa famille. "Bons baisers à tous. Luxe éblouissant, enchantée du confort inconnu jusqu’à ce jour. Tante affectionnée, Élise." Elle l'expédie à l'occasion de la seconde et dernière escale du Titanic, dans le port irlandais de Queenstown (devenu Cobh depuis la guerre d'indépendance).
"Le bateau était gigantesque, avec plein de gens très fortunés. À bord, Élise était surprise par le luxe. Pourtant, depuis 30 ans, elle vivait dans le luxe. Parce que les Spencer étaient une très très riche famille. Elle se sentait très bien avec eux, ils étaient vraiment charmants."
"Et généreux avec leur personnel. Claude Roulet, avec qui j'ai des liens d'amitié depuis 2010, m'a dit que dans sa famille, on avait encore des livres reliés [William Spencer était un bibliophile averti et collectionnait les livres rares; ndlr], de l'argenterie [siglée LLSS, vraisemblablement pour Lorillard Spencer Senior, père de William Spencer pour lequel Élise était entrée en service; ndlr], de la porcelaine, des tableaux... Des objets qui se transmettaient de génération en génération."
Une nuit dramatique
La traversée sur le paquebot de rêves est un délice. Mais ensuite, le cauchemar commence. L'iceberg, des canots de sauvetage trop peu remplis et en trop faible quantité... Le Titanic respectait bien la législation - bien que vieille de plusieurs décennies - et elle sera d'ailleurs amendée après le naufrage. Du reste, avoir plus de canots n'aurait servi à rien : les deux derniers a être lancés se sont retrouvés, respectivement, à moitié inondé (presque tout le monde y est mort de froid) et à l'envers.
Élise Lurette se trouve dans sa cabine, la B80, vraisemblablement en train de dormir, quand un steward frappe à sa porte vers minuit. Il lui demande d'enfiler un gilet de sauvetage et la prie de grimper sur le pont promenade. Ce qu'elle fait, non sans enfiler son manteau. Dans la poche de ce dernier, un menu de la salle à manger de première classe datant du 12 avril 1912. Un trésor historique inestimable qui se trouve encore aujourd'hui en possession de Claude Roulet.
Après avoir aidé Marie-Eugénie Spencer à enfiler son gilet de sauvetage, elle montera dans un canot de sauvetage (les sources divergent sur le numéro de ce dernier). "William Spencer étant un gentilhomme, il n'a jamais voulu prendre la place d'un enfant ou d'une femme, et il est resté à bord." Il périt dans le naufrage.
Une nuit d'horreur commence. Élise Lurette se souviendra notamment de la vitesse à laquelle les gens gelaient dans l'eau après avoir sauté du bateau. Cette nuit-là, l'hypothermie a tué bien plus que la noyade. "Et toute sa vie, elle n'oubliera jamais les hurlements des gens en train de se noyer dans l'eau glacée. Un souvenir horrible." Le canot n'osa pas retourner en arrière de peur d'être pris d'assaut et de chavirer. Pour se réchauffer, la dame de compagnie va ramer une bonne partie de la nuit.
Résilience
Le Carpathia arrivera à la rescousse des personnes ayant survécu, après avoir lui-même risqué plusieurs fois de heurter un iceberg au cours de la nuit. À bord, c'est Élise Lurette qui est chargée d'envoyer un télégramme à la famille Spencer, la veille de l'arrivée au port de New York. "Madame Spencer à bord. Aucune information concernant monsieur Spencer. Élise."
La dame de compagnie fera le trajet jusqu'à Halifax (au Canada) pour reconnaître William Spencer parmi les corps ramenés par le Mackay-Benett et le Minia. Mais sa dépouille, si elle a été retrouvée, n'a jamais été identifiée. À partir de ce moment-là, cette partie de sa vie s'arrête pour Élise Lurette. "Après quoi, Élise n'entendra plus jamais parler de la famille Spencer." Marie-Eugénie ne s'est jamais remise de la catastrophe. Son état s'est beaucoup aggravé à cause du drame, et elle est morte un peu plus d'un an plus tard.
"En revanche, Élise a eu une pension versée par la famille jusqu'à la fin de ses jours [de 200 dollars par an, ce qui ferait bien plus aujourd'hui avec l'inflation; ndlr]. Elle était à l'abri du besoin." Elle vivra chez sa soeur en Suisse et continuera d'occuper son appartement parisien. Quand elle allait de l'un à l'autre, elle emportait tous les bibelots que les Spencer lui avaient offerts. Atteinte de la maladie d'Alzheimer à la fin de sa vie, elle finit ses jours à Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine) et y meurt le 31 janvier 1940. Elle sera enterrée au cimetière de Clamart (Hauts-de-Seine), mais la tombe sera retirée cinq ans plus tard (voir la carte récapitulative ci-dessous).
Le Titanic, objet d'une passion qui jamais ne s'éteindra
Cette histoire, Gilberte Touret la connaît par coeur. C'est devenu une véritable passion. Et les aficionados sont toujours plus nombreuses et nombreux, même plus d'un siècle après. "La première fois que j'ai dédicacé à la librairie Rougier et Plé de Reims, j'ai vu plein de gens venus m'acheter mon livre. C'était vraiment des passionnés du Titanic. C'est étonnant, au bout de 110 ans, incroyable. Moi, je l'ai toujours été. C'est quelque chose que je trouve tellement émouvant, tous ces gens qui partaient joyeux avec leurs enfants pour le Nouveau monde, par exemple les Irlandais qui fuyaient le joug anglais et des problèmes économiques terribles... et qui se sont noyés..."
Preuve de cette passion, l'autrice a fait partie de l'Association française du Titanic (AFT), association née en 1998 après la sortie du film Titanic de James Cameron et comptant une cinquantaine de membres partout en France (et sur Facebook). Mais elle n'y est pas restée longtemps, car elle avait (et a toujours) beaucoup trop d'engagements à honorer. C'est dans ce cadre qu'elle a déposé une gerbe de fleurs au monuments dédié au Titanic à Cherbourg, lors du centenaire du naufrage en 2012. Antoine Resche, historien de 32 ans et président de l'association (et ancien tenancier du très fourni blog Biblio-Titanic), a répondu à quelques questions sur cette passion.
Pourquoi cette affection pour le Titanic en France ?
"L'impact international du naufrage du Titanic fait que le sujet, intemporel, est très porteur dans tous les pays. Mais déjà, le Titanic a fait escale à Cherbourg, motivant l'embarquement de pas mal de passagers qui viennent directement de France. Soit parce qu'ils étaient français, soient parce qu'ils voyageaient dans la région. Ensuite, une cinquantaine de personnes à bord est de nationalité française : des passagers dans les trois classes du navire, et une partie significative dans l'équipage, notamment dans ce qu'on appelle le Restaurant à la carte, particulièrement luxueux. La présence française est donc assez manifeste à bord [et se trouve fort détaillée dans le livre Les Français du Titanic, de François Codet, Olivier Mendez, Alain Dufief, et Franck Gavard-Perret; ndlr]."
Et pourquoi on en parle encore ?
"Je pense que l'ampleur qu'a eu l'évènement à l'époque a beaucoup joué, puisque c'est un évènement dont le traitement médiatique est semblable au nôtre aujourd'hui : en direct. Les journaux s'en emparent immédiatement et traitent le sujet avant même d'avoir des informations fiables [ils étaient d'ailleurs truffés d'erreurs; et ce sera exactement pareil pour le Costa Concordia 101 ans après; ndlr]. Très vite, on voit se publier des ouvrages nombreux, et même deux films dès l'année du naufrage. Cette attention ne s'est jamais éteinte, et est souvent repartie par le biais du cinéma [1958 pour Atlantique Latitude 41, 1997 pour Titanic, ensuite ressorti en 2012; ndlr]."
"On a aussi là une grande figure qui peut permettre de représenter l'affrontement entre la grandeur technologique humaine et la nature symbolisée par un iceberg : un pauvre glaçon géant qui vient couler le fleuron de la technologie. C'est une métaphore assez forte qui continue de résonner [et même d'orner des ronds-points; ndlr]. Et la multiplicité des histoires à bord va aussi happer et toucher les gens : une fois qu'on plonge dedans, on a du mal à en ressortir."
"Le Titanic, c'est une photographie du monde à un instant précis. Élise Lurette comme d'autres passagers étaient souvent des anonymes, et le naufrage leur a donné un instant de notoriété. On a parfois parlé d'eux un petit peu dans la presse locale. Et qu'ils soient survivants ou victimes, ils sont passés à la postérité. À travers eux, on voit apparaître un monde de gens beaucoup plus ordinaires que les célébrités et les grands noms à bord; on voit par exemple ce que c'était de travailler à l'époque comme chauffeur ou domestique. C'est donc un moyen de faire de l'histoire sociale, et de redécouvrir la société du début de XXe siècle."
Que font les Titanicophiles de l'AFT ?
"Parmi les gens qui se sont inscrits, chacun exprime sa passion d'une manière très personnelle. Certains font du modélisme, d'autres collectionnent des livres, certains sont intéressés par les films ou les expositions. On a chacun son rapport au sujet. Ça dépend de si on s'intéresse à l'équipage, aux passagers, au navire. Certains font des reconstitutions par maquette, ou virtuelles [le projet Titanic Honor and Glory; ndlr]... D'autres encore font de la recherche, par exemple en publiant au sein de la revue de notre association, Latitude 41, pour mettre à jour nos connaissances sur tout un tas de sujets [en démontant par exemple la thèse de l'incendie en soute qui n'a en réalité pas coulé le bateau, jusqu'au remontage des horloges du Titanic : sujet très technique mais qui a d'immenses conséquences sur la chronologie qu'on connaît de son naufrage; ndlr]. On essaie tous de maintenir cette histoire en vie via notre revue, via nos rencontres annuelles [et virtuelles via le très populaire Forum du Titanic; ndlr]."
Que suggérez-vous pour découvrir le Titanic ?
"On peut lire le témoignage de rescapés. Par exemple le très bon livre de Lawrence Beesley, à mon avis un récit très vivant et lucide du drame [disponible traduit sur le site d'Antoine Resche, Veni Vidi Vensi; ndlr]. Il y a aussi Gérard Piouffre qui a écrit notamment Le Titanic : vérités et légendes."