Avec l’annonce du reconfinement, la période de la Toussaint est particulièrement difficile à vivre pour les familles des personnes décédées du covid-19. Même si les cimetières restent ouverts, les proches des victimes ont l’impression d’être à nouveau privés de rites funéraires.
"La Toussaint arrive, cela va raviver beaucoup de souvenirs." Des mois après son décès, Lionel Petitpas espère parfois que son épouse lui ouvre la porte. Qu’elle lui réponde. "Je me rattache à des espoirs que je sais impossibles", lâche-t-il, conscient que peu de gens peuvent comprendre sa douleur. Depuis 1975, Lionel partageait sa vie avec Joëlle, 66 ans, retraitée comme lui.Le dimanche 29 mars, Joëlle Petitpas est décédée du covid-19 au CHU de Reims. Depuis, son époux tente de faire son deuil. Une mission quasi impossible pour lui, qui n’a pas pu l’accompagner durant ses derniers jours. "Je n’ai pas assisté à la mise en bière, je ne sais même pas si c’est elle qui a été mise dans le cercueil, regrette le Marnais. Parfois, je me demande si ce sont les cendres qu’on a répandues."
Pas de toilette mortuaire, des funérailles express
Des questions légitimes, que partagent tous les proches de victimes du covid-19. Pour des raisons sanitaires, un certain nombre de rites funéraires ont été abandonnés sur les victimes du coronavirus : les soins de conservation et la toilette mortuaire sont interdits, la mise en bière est immédiate, peut-on lire sur le site service-public.fr. Impossible de voir le corps et pour certains, d’assister à la crémation. "On avait le droit à rien, même pas la mise en bière", se désole Corinne Maysounabe, qui a perdu son père le 4 avril. "Les rites funéraires sont là pour accompagner les défunts et pour que vous, qui êtes encore vivants, vous puissiez vous faire à l’idée. La différence avec un accident de la circulation, c’est que même si c’est brutal, vous pouvez mettre une photo, un bijou dans le cercueil, compare Lionel Petitpas. On a été privés de tout ça."Dorian Duhamel, lui, a perdu sa grand-mère des suites du coronavirus. Contrairement à Lionel Petitpas, il s'estime "chanceux", car il a pu la voir avant son décès. A 72 ans, la tout-juste retraitée avait encore une vie active et s'impliquait dans des activités associatives. Son état a empiré du jour au lendemain et très vite, la Nordiste a été placée en réanimation. Quand son état est devenu critique, le médecin a proposé à la famille de voir la malade. "J’ai pu me confronter à la réalité de son état, se souvient Dorian. Ça m’a aidé à prendre conscience de là où elle en était. La dernière fois que je l'ai vue, elle allait bien. Je n’avais pas cette image, je ne la voyais pas aussi mal en point." En revanche, comme pour les autres, la suite s'est révélée beaucoup moins humaine : "On nous a donné ses affaires dans un sac plastique, en nous disant d'en jeter un maximum. Elle a été mise dans un sac mortuaire, nue. Elle qui était si coquette... on n'a pas pu l'habiller, la maquiller. Quand quelqu'un décède, dans le cercueil, on voit une personne apaisée qui semble dormir. Mais la dernière image que j'ai d'elle, c'est elle avec un tuyau dans la bouche. "
Vous n’avez aucun contrôle. Ce virus, il vous prend tout.
Pas de mise en bière, des cérémonies réduites à leur strict minimum, des cadavres placés dans sacs plastiques... autant de manques qui laissent une impression de déshumanisation et ont privé de deuil les familles de victimes. "C’est comme si la personne avait disparu. Cela peut donner des sensations fantomatiques, de tristesse incompréhensibles, comme il y en a eu après la guerre, après la Shoah. Le risque est que cela se transmette aux générations suivantes. A chaque fois qu’il y a eu disparition sans sépulture, cela a provoqué des traumatismes", analyse Patrick Chemla, psychiatre et chef du centre Antonin Artaud à Reims. "Les morts du covid sont des personnes avec une histoire, une vie, qu'il faut le réhabiliter. Il y a un effet de groupe… l’important est de remettre l’individualité de la personne", abonde Sylvie Moucheron, psychologue à Reims et Charleville-Mézières.
Des séquelles indélébiles
Ces manquements ont provoqué, pour beaucoup, la sensation que les défunts se sont volatilisés, qu’ils ont disparu sans laisser de trace. "C’est un deuil impossible", tranche Corinne Maysounabe. Impossible pour elle et sa mère de rendre visite au malade, ni de voir son corps avant la crémation. "Ma mère était totalement dans le déni de conscience, elle me disait : ‘Mais Corinne, ton père n’est pas rentré ! - Mais il est décédé maman. Comment ça ? On ne m’a pas prévenue !"Ces lacunes laissent des traces. Encore aujourd’hui, des mois plus tard, Lionel, Corinne et les autres ressentent les manques de ces funérailles volées. Pour Lionel Petitpas, la mort de son épouse s’est vite transformée en colère, elle-même convertie en un combat : faire reconnaître les victimes du covid-19, pour que ces dernières ne soient "pas seulement des numéros". Il a fondé l’association Victimes du covid-19 et recruté 80 membres. "Certains n’ont pas encore adhéré, mais je suis à leur écoute », dit-il. Quotidiennement, il écrit aux élus, députés, sénateurs, maires, pour que "justice soit faite" et réclame qu’une journée de deuil nationale soit créée. "Moins ils me répondront, plus je continuerai à leur écrire", prévient-il.
"Aucune cellule psychologique n’a été mise en place pour venir en aide aux familles, dénonce le président de l’association. A aucun moment, personne n’a demandé une minute de silence en hommage à la mémoire des défunts. Ces personnes sont mortes comme des pestiférées." Pour Dorian, pas de colère, mais comme pour tous les membres de Victimes du covid-19, un manque terrible qu'il entend combler en militant auprès de Lionel et des autres. "Je ressentais comme un manque, pour moi, une étape manquait. Il y a eu une cérémonie à l’Eglise, avec seulement 20 personnes, une cérémonie écourtée et un siège entre chaque personne."
En plus des images volées, les cérémonies étaient amputées. Seules quelques personnes ont pu assister aux obsèques et il a fallu faire des choix. Alors, l'association Victimes du covid-19, par ses échanges et son combat, est un moyen de recréer un groupe pour les endeuillés esseulés. "Il faut du collectif, pour qu’il y ait du singulier et du personnel", souligne Patrick Chemla. Pour Muriel Moisset, 43 ans, partager son expérience au sein d'association l'a "sauvée". Aujourd'hui, elle souhaite prendre le relais etaider les familles des nouvelles victimes dans le Rhône, où elle vit. "C’est important, mais c’est un autre éclairage, abonde Sylvie Moucheron, psychologue à Reims et Charleville-Mézières. C’est le fait de dire qu’ils sont oubliés. Mais au-delà de ce travail collectif, il faut un travail individuel, recréer un rite, ce que l’humain fait assez spontanément."
Un livre pour laisser une trace
Depuis deux ans, Pauline Ronez propose aux proches de défunts un nouveau type de rite. A distance, elle les accompagne dans la rédaction d'un livre commun, avec des photos et attentions. Avec le confinement, elle a vu le nombre de demandes multiplié par cinq, dépassant le cap des 1.000 livres imprimés, dont 700 en 2020. "Les personnes qui ont été privées d’obsèques, livrer des fleurs était impossible, se souvient la Marnaise, originaire de Somme-Suippe. Les personnes ont cherché sur Internet ce qu’ils pouvaient faire à distance.""Le fait de garder une trace, les aide à ne pas oublier. Ils ont peur d’être à nouveau heureux, ne plus entendre la voix du défunt, cela les aide dans cette démarche", poursuit la fondatrice d'une Rose blanche. Plus qu'à la Toussaint, c'est généralement durant les fêtes de Noël que les familles commandent ces livres hommage "car les familles se rassemblent, observe Pauline Ronez. Le premier Noël qui suit un deuil est un moment où le rituel est revu. L’absent est présent à travers le livre, ce qui permet de célébrer quelque chose. C'est un moment triste mais à la fois joyeux."