Pour la première fois dans l’histoire de la Turquie moderne, un candidat issu de la minorité alévie peut devenir président de la République dimanche. Mais Kemal Kılıçdaroğlu doit battre le président sortant Recep Tayyip Erdoğan. Deux visions de la société s’affrontent, y compris au sein de la diaspora.
"On aimerait tellement" soupire Claire Inan. La jeune femme est née en France. Ses parents sont arrivés au début des années 90, "c’est la première fois que je vote pour des élections en Turquie". Comme beaucoup de membres de la communauté alévie de Nancy, elle a pris le bus pour se rendre à Strasbourg et voter au consulat : "c’était stressant, beaucoup de contrôles, on se sentait surveillé, j’ai eu une impression désagréable" témoigne la jeune maman qui soutient sans réserve le candidat de l’opposition. Kemal Kılıçdaroğlu est issu de la même communauté, et l’a revendiqué publiquement pendant sa campagne, une première dans l’histoire politique turque moderne.
Voter pour une élection dans un pays où on ne vivra jamais peut sembler curieux, et Claire le reconnait : "jamais on ne vivra là-bas. Mais on y a, mon mari et moi, encore beaucoup de famille, on y va en vacances tous les étés depuis notre enfance. Nous sommes attachés à ce pays, et nous ne supportons pas les dérives autoritaires. Je veux pouvoir y boire une bière sans risquer de me faire agresser, et porter une jupe si j’en ai envie, sans subir les insultes".
Son vote, elle le considère d’abord comme une expression contre le président sortant : "je veux simplement contrer les voix de de la communauté en France qui se portent sur lui". Alévie, elle ne porte pas son identité en étendard. Plutôt athée, elle souhaite le retour "à l’esprit de la Turquie de Mustafa Kemal, le père de la République laïque et moderne". La formation de Kemal Kılıçdaroğlu, le Parti Républicain du Peuple (CHP) a été créée par Mustafa Kemal en 1923. La laïcité a été revendiquée par les Alévis, notamment parce qu’elle reconnaissait en creux la pratique de leur culte, très différent de celui des musulmans sunnites, et qui leur ont valu, jusqu’à aujourd’hui, de subir des violences et des attentats.
La crainte d'un coup d'Etat
Emre Palta n’a que 16 ans. En seconde générale au lycée Poincaré de Nancy, le jeune homme est lui aussi né en France. Il se passionne pour l’élection, même s’il ne pourra pas voter : "j’ai participé à la campagne électorale à fond, j’ai relayé les messages sur les réseaux sociaux, j’ai fait du porte à porte pour tenter de convaincre autour de moi". Le lycéen n’a aucune envie de vivre en Turquie plus tard, "mais je pense à ma famille qui est resté là-bas. Je ne supporte pas de voir mes cousins perdre leur emploi parce qu’ils sont des opposants au régime en place. Je me dois d’être solidaire". Lui aussi revendique fièrement son appartenance à la communauté alévie, "mais je suis athée". Son attachement est culturel, et historique, "je suis fidèle aux combats de mes ancêtres, toujours du côté des opprimés".
Stéphane de Tapia, professeur des universités au Département d’Etudes turques de Strasbourg constate lui aussi une forte mobilisation des jeunes pour cette élection présidentielle : "Erdoğan agit comme si après lui tout pourrait s'effondrer, j'ai l'impression que beaucoup de jeunes Turcs, ici ou là-bas, lui retournent l'argument. La Turquie va s'effondrer si Erdoğan se maintient au pouvoir !".
L'universitaire reconnait que "la Turquie vit un moment inédit dans son histoire, tout peut se passer...on sent dans la société que tout peut déraper à tout moment, y compris avec des affrontements armés entre les sympathisants des deux bords, mais qu'il y a aussi un immense espoir que le pays fasse un bond en avant".
Pour le professeur strasbourgeois, la tension est palpable en France comme en Allemagne : "traditionnellement, les migrants turcs étaient des gens non qualifiés, issus d'un milieu rural, et qui entretenaient une forme de conservatisme dans leur pays d'accueil. Mais aujourd'hui les choses changent, et il n'y a pas que les Alévis qui rejettent Erdoğan. Les milieux d'affaires par exemple ont pris leurs distances avec le pouvoir en place". L'universitaire l'a constaté à Strasbourg : trois voitures de police stationnaient en permanence devant le consulat de Turquie pendant la durée du vote, et la rue était complètement barrée.
Appel au calme
Dimanche 14 mai 2023, pour le premier tour des élections présidentielles, Emre et Claire seront devant la télé turque. "On va suivre le dépouillement en direct, ce n’est pas comme en France… les résultats sont publiés au fur et à mesure. On risque de ne savoir que dans la nuit qui est en tête au premier tour" explique Claire. Le lycéen craint la fraude électorale : "mon grand-père, qui vit dans une région dévastée par le tremblement de terre, est retourné dans son village pour voter. Mais on redoute un trucage massif des élections… les partis d’opposition à Erdogan veulent placer un maximum d’observateurs dans les bureaux de vote, pour limiter au maximum les fraudes".
Si Kemal Kılıçdaroğlu arrive en tête, la communauté alévie de Nancy ne descendra pas dans la rue : "notre candidat nous recommande de rester chez nous. Il sait que nous pouvons être agressés par des partisans de Recep Tayyip Erdoğan, ici aussi. Moi ce dont j’ai peur, c’est d’un coup d’Etat si on arrive en tête, le pouvoir actuel est capable de tout".