La famille Wendel a marqué l'histoire industrielle de la Lorraine. Jean-Thomas Casarotto, sidérurgiste autodidacte a consacré les dernières années de sa vie à la rédaction d'un ouvrage sur l'histoire de la dynastie des maîtres de forges.
Jean-Thomas Casarotto était un homme discret et un fin connaisseur de l'histoire de la sidérurgie Lorraine. Cet autididacte s'est forgé au fil du temps et de ses publications une solide réputation dans le monde des spécialistes de l'industrie du fer. Cet érudit en maîtrisait à la fois les aspects historiques mais aussi techniques. Et pour cause, il fit toute sa carrière chez De Wendel à Hayange (Moselle), au plus près de son objet d'étude.
Jean-Thomas Casarotto laisse en héritage son dernier livre, une somme qui pèse six cents pages sur l'histoire de la dynastie des maîtres de forges : "La sidérurgie des Wendel entre Fensch et Orne" chez Fensch Vallée Editions. Nous l'avons rencontré pour un long échange quelques jours avant son décès survenu mercredi 14 juin 2023 à l'âge de 74 ans.
Je me suis dit qu’il y avait là une entreprise hors-norme, qui va durer trois siècles.
Jean-Thomas Casarotto, historien de la sidérurgie
L'objectif était ambitieux. Il ne s'agissait pas de relater à nouveau ce qui a déjà été écrit sur l'histoire des Wendel mais de comprendre comment cette entreprise a pu prospérer pendant trois siècles malgré les vicissitudes de l’Histoire : les guerres, les changements de régimes, les crises économiques et sociales : "la famille Wendel va marquer son époque car elle restera à la tête de l’entreprise pendant trois siècles. Huit générations de maîtres et maîtresses de forges vont se succéder, de Jean-Martin à Henry De Wendel. De 1704 à 1978. Je me suis dit qu’il y avait là une entreprise hors-norme."
Ce sont les mécanismes de cette entreprise à la longévité exceptionnelle que l'historien démonte avec la méticulosité d'un horloger. Il s'appuie sur un solide fond d'archives personnelles accumulées au fil des ans avec la patience d'un moine bénédictin.
Capital verrouillé et innovations techniques
Pour Jean-Thomas Casarotto deux principaux facteurs expliquent la résilience de l'entreprise face aux chaos de l'Histoire : "au moment de l’annexion prussienne en 1870-71, Madame de Wendel va mettre en place des statuts qui interdisent à des personnes étrangères à la société d’acheter des actions de l’entreprise. Le capital est verrouillé." Cette longévité s’explique aussi par des choix techniques et économiques. Au 19e et au 20e siècle, ils seront toujours à la pointe des innovations technologiques dans beaucoup de domaines de la sidérurgie.
L'ouvrage n'est pas un panégyrique de la famille Wendel mais force est de constater que si l'intelligence politique et économique de ses membres dirigeants est évidente, l'obstination à survivre est impressionnante : "Il y a eu des occupations des usines et des mines par les troupes allemandes. Il y a eu une destruction systématique des installations et à chaque fois il faut reconstruire et repartir."
François de Wendel, président du Comité des forges et directeur de la Banque de France discutait d’égal à égal avec les ministres et les chefs d’Etats.
Jean-Thomas Casarotto, historien de la sidérurgie
La perception de l'héritage des Wendel dans la vallée est très ambivalent. Le moins que l'on puisse dire est que l'évocation de ce nom ne laisse personne indifférent : "on va trouver ceux qui sont pour et ceux qui sont contre. On s’est aperçu très vite que les anciens qui sont venus acquérir le livre sont des gens qui sont plutôt favorables aux Wendel. Un vieux monsieur nous a raconté qu’il était devenu ingénieur grâce aux Wendel."
A l'apogée de la puissance de la société, Jean-Thomas Casarotto rappelle que : "François de Wendel, président du Comité des forges et directeur de la Banque de France discutait d’égal à égal avec les ministres et les chefs d’Etats." A noter que c'est encore le cas aujourd'hui avec Lakshmi Mittal, patron du premier groupe sidérurgique mondial.
Un contrôle général des populations
L'historien développe un long chapitre sur le contrôle économique mais aussi social mit en œuvre par la famille dans la vallée de la Fensch. Il démontre comment les Wendel ont développé quelque chose d'unique dans la mesure où ils ont initié un paternalisme très tôt dans tous les domaines de la vie sociale : "Ils ont construit des milliers de logements dans les cités. Ils finançaient les écoles, les hôpitaux, le chauffage, les sœurs qui enseignaient dans les écoles, la coopérative. Plutôt que d’augmenter les salaires, ils préféraient donner des avantages en nature." Un bon ouvrier étant un ouvrier pris en charge à l'extérieur de l'usine, contrôlé dans sa vie privée (les gardes étaient autorisés à entrer nuit et jour dans les logements pour vérifier la bonne tenue du ménage) et surtout non syndiqué. Se montrer à la messe du dimanche était vivement conseillé pour les cadres.
Ils fidélisaient et concentraient la main-d’œuvre dans les quartiers et pouvaient exercer un contrôle général des populations. Quand il y avait des grèves dans les autres bassins, les ouvriers de Wendel ne suivaient pas le mouvement. Ils ne débrayaient pas.
Le seul « saint » que vous ne verrez pas ici c’est le Saint-Dicat (syndicat).
François de Wendel, dirigeant de la société
Cette mise de la vallée de la Fensch en coupe réglée passe par la création d'une multitude d’associations : "comme ils ne voulaient pas de syndicats, ils écrasaient tout." Les trois frères, François, Humbert et Maurice pensaient ainsi calmer les ardeurs d'émancipation politique des ouvriers mais en vain : "en 1936, les grèves éclatent partout au grand étonnement des Wendel qui se demandent ce qu’ils ont raté…persuadés qu’ils étaient de faire le bien des ouvriers."
Jean-Thomas Casarotto cite cette anecdote restée célèbre dans les mémoires : Lors d'une visite dans la vallée de la Fensch, l'évêque de Metz félicite François de Wendel pour le grand nombre de rues portant le nom d'un saint. Ce à quoi le dirigeant répondit qu'ici, le seul saint qu'il ne trouverait pas est le saint Dicat (syndicat). On comprend la surprise de François Wendel confronté à l'ingratitude des ouvriers pendant le Front populaire...
Jean-Thomas Casarotto ne juge pas mais appuie chacune de ses affirmations par des documents d'archives incontestables. Avec cet ouvrage documenté l'historien cherche à rétablir quelques vérités et tordre le cou à quelques idées reçues. Ainsi de la mise en doute du patriotisme des Wendel pendant les guerres : "tous ceux qui critiquent les Wendel sur ce point je les invite à regarder le monument aux morts. La liste est longue. Ils n’ont pas déserté. Ils ont gardé leurs usines, leurs gens le plus possible."
Ils s’en sont bien tirés même s’ils ont aussi laissé des plumes.
Pour Jean-Thomas Casarotto, la chute de la maison Wendel est une fin malheureuse. Le gouvernement va imposer la nationalisation, le dernier Wendel, Henri est écarté du pouvoir. Mais en homme avisé il a préparé ce départ : "certaines des entreprises que la famille possède n’appartiennent pas au groupe unique de l’époque. Ils les ont mises de côté. Ils s’en sont bien tirés même s’ils ont aussi laissé des plumes."
"La sidérurgie des Wendel entre Fensch et Orne" n'aurait jamais vu le jour sans l'engagement sans faille des deux frères Klein, fondateurs en 1982 de la maison d'édition Fensch Vallée Editions sise à Knutange (Moselle). Jean-Claude et Roger Klein mettent un point d'honneur à laisser la plume aux autodidactes locaux :"grâce à eux, la mémoire industrielle de notre région et même au-delà se se perpétue pour mieux comprendre notre passé et appréhender notre avenir." Cet ouvrage de référence est le onzième d'une série consacrée aux monographies d'usines de la Lorraine du Nord.
Lors de notre ultime rencontre pour la rédaction de cet article, Jean-Thomas Casarotto pourtant très afflaibli, a tenu a être photographié devant les hauts-fourneaux éteints de Hayange (Moselle). Lui savait sans doute que lui serait épargné le spectacle douloureux de leur démolition prochaine.
Il est possible de se procurer le livre directement ou par voie postale chez Fensch vallée Editions, 9 rue Foch à Knutange et dans les principales librairies en Lorraine. Contact mail editions.fenschvallee@wanadoo.fr