A l'occasion de la 23e édition de la fête de la librairie indépendante, Sophie Laurent, libraire à Obernai (Bas-Rhin), nous parle de ce métier pas romanesque pour un sou. Un métier exigeant, comptable, physique. Et oui, tout de même, grisant.
Sophie Laurent a 42 ans. Avant d'être libraire, elle a eu plusieurs vies dont elle a tourné la page. Nous n'en saurons pas plus. Les plus belles histoires sont celles où subsiste le mystère. Aujourd'hui, Sophie travaille à Obernai, petite ville du Bas-Rhin où sont métier, protéiforme, prend tout son sens. Lire, écouter, lire, aiguiller, lire, "jouer à la marchande". Aujourd'hui, Sophie est indépendante, "Libr'air". Libre comme l'air.
La marchande de prose
On ne vous fera pas le coup cette fois de la vocation, du sacerdoce ou de la passion fichée aux tripes. Sophie Laurent n'est pas du genre à l'eau de rose. Et ceux qui sont libraires savent que l'amour de la lecture ne fait pas tout dans ce métier. Loin s'en faut.
Je le conseille depuis qu’il a 10 ans, et là il reapparait alors que je ne l’ai pas vu depuis 6 ou 7 ans:
— Le libraire se cache (@librairesecache) April 12, 2021
- tiens, je te présente mon fils. Il n’a que 2 ans mais j ai hâte qu’il sache lire pour que tu le conseilles à son tour.
Libraire, le nouveau médecin de famille
Non, ce qui a poussé Sophie dans cette voie c'est d'abord un jeu. Le jeu de la marchande. Toute petite déjà, elle aime vendre. Des tomates en plastique, des patates brillantes et surtout elle aime "rendre la monnaie. Ca fait rire tout le monde mais c'est ainsi." Ce sens du négoce, précoce, Sophie va le faire fructifier. Fleurir même. En se tournant vers un objet pas comme les autres, aride à première vue, sillons de lignes noires où pousse un jardin des possibles. Un objet qui vous rend à tous les coups la monnaie de votre pièce. Le livre.
Notre challenge aujourd'hui c'est de rendre durables certains livres, parmi le flux quasi infini de publications où une nouveauté chasse l'autre."
"Cet objet est fascinant, vertigineux. Il apporte quoi ? La vie en fait. Et je ne parle pas seulement de littérature mais de BD, d'albums jeunesse, de livres de jardinage... Il est rassurant, on l'emporte partout, et à la fois, il est vertigineux : de se dire qu'en une vie on aura jamais le temps de tout lire. Et d'ailleurs notre challenge aujourd'hui c'est bien cela : rendre durables certains livres, ceux qui en valent le coup, parmi le flux quasi infini de publications où une nouveauté chasse l'autre."
Après voir fait ses armes à Paris et au Québec, Sophie s'installe à Obernai il y a deux ans. Pour continuer à faire vivre le "Libr'air" dont le propriétaire, après 30 ans de service, est parti à la retraite s'adonner entièrement et très égoïstement au plaisir de la lecture. "J'étais dans le 7e arrondissement de Paris et le rapport à la clientèle était bien différent. Là-bas j'étais une serveuse, une servante presque. A Paris on est plus dans le bain éditorial c'est certain, mais ici à Obernai, je me sens plus utile."
Commerce de première nécessité
Ici à Obernai, Sophie découvre un sentiment très romanesque : la liberté. "Je suis toute seule désormais. Etre libraire indépendant c'est ça : être libre de ses choix, de son organisation, de ses animations. Mettre en avant les livres qui nous plaisent, les petits éditeurs confidentiels, afficher une couleur." Etre seule c'est aussi assumer. Tout assumer. "Du déballage des cartons, à la comptabilité jusqu'au combat oui au combat avec les distributeurs, ces requins, ces requins incontournables. J'ai de grosses responsabilités. La librairie ce n'est pas tant les livres que de la manutention et surtout du commerce. Mieux vaut le savoir avant de se lancer. Il faut avoir envie et donner envie."
La librairie ce n'est pas tant les livres que de la manutention et surtout du commerce. Mieux vaut le savoir avant de se lancer.
"Nous avons 15.000 références ici. A Obernai, nous couvrons un bassin de population de 300.000 habitants : les plus grosses librairies sont à Strasbourg, hors agglomération il n'y a plus grand chose. Nous devons donc être éclectiques. Un peu de tout pour le plus grand nombre. Auteurs incontournables, nouveautés, coups de coeur, ouvrages de vulgarisation... On est presque sur une clientèle de bibliothèque. C'est parfois un casse-tête."
Libraire le jour, lectrice la nuit. Un grand classique du genre. "Une fois rentrée, ma journée n'est pas finie. Je lis plusieurs livres à la fois, je papillonne, je butine. Culture générale, infos, livres jeunesse avec mes trois enfants. Il faut être dans l'air du temps. Sentir. "
Impossible pour Sophie de relire ce livre tant aimé. Si l'abeille est laborieuse, le temps, lui, s'envole, file. Le temps est précieux et son salaire pas tant que ça. "Pour le moment, nous sommes tous au Smic, moi et mes trois collègues. Ce n'est pas un métier où on gagne de l'argent." Le Libr'air touche, en moyenne, 31.5% sur la vente d'un livre.
Ce n'est pas un métier où on gagne de l'argent.
Avec ce nouveau confinement, Sophie a vu les pratiques changer un peu. L'horizon s'éclaircit. De nouveaux clients sont apparus : les lecteurs en télétravail qui ont redécouvert les commerces de proximité, les confinés qui ont retrouvé la langueur des soirées canapé et les échaudés du réchauffement climatique qui ont fui l'ubérisation des plateformes web. "Notre panier moyen a augmenté de moitié. On lit plus c'est certain d'autant que beaucoup de bibliothèques sont encore fermées chez nous. Et surtout j'ai l'impression que les gens se sont réappropriés le centre-ville en boycottant les grandes surfaces. Ils viennent faire leurs courses à Obernai et achètent leurs livres ici. On verra si ça perdure..."
"Quand nous avons été dans l'obligation de fermer, nous avions mis en place une vente en ligne bon gré mal gré. On y a été obligés pour survivre même si ça ne correspondait pas à nos idées. Ca a été une année difficile, très fluctuante mais nous n'avons pas perdu en chiffre d'affaires. On a dû s'adapter c'est tout. Là avec la réouverture la vente en ligne est devenue assez anecdotique. Les gens ont besoin de conseils, de contacts humains. C'est ça aussi notre métier et ça fait plaisir."
Les 40 ans de la loi Lang
Pour cette 23e édition de la fête de la librairie indépendante, pas d'animations, pas de lectures, pas de grands sourires toutes dents dehors. Les restrictions sanitaires jouent les trouble-fête. Qu'à cela ne tienne, ce samedi 24 avril, les libraires ont un anniversaire à fêter, de taille, mais qui peut justement contenir dans un livre. Celui des 40 ans de la loi Lang qui a instauré le prix unique du livre.
Jour J. Cette année, la fête de la librairie indépendante célèbre les 40 ans de la loi Lang #fetedelalibrairie https://t.co/dIRDkdgkCy via @franceinfo pic.twitter.com/skPwwTm3se
— franceinfo culture (@franceinfo_cult) April 24, 2021
À cette occasion, les 480 libraires indépendants participant à la fête offriront Que vive la loi unique du prix du livre. Un ouvrage qui retrace l'histoire de cette loi aujourd'hui encore méconnue. Sophie aussi sera de la partie. Et plutôt deux fois qu'une. "Il ne se passe pas une journée sans qu'on me demande à quel prix je vends ce livre par rapport à internet ou à une grande surface. Alors je fais de la pédagogie, j'explique."
Baromètre Les Français Et La Lecture 2021-03-29 OK Synthèse_0 by France3Alsace on Scribd
Selon le baromètre CNL / Ipsos "Les Français et la lecture", publié le 30 mars 2021, plus d'un quart des Français pensent que les livres sont plus chers dans les librairies qu'ailleurs. "C'est pourtant à cette loi que nous devons notre survie, nous libraires indépendants. Ni plus ni moins. Regardez les disquaires, ils ont disparu. Nous on tient bon, malgré tout."
Les choix de Sophie
- La traversée des temps d'Eric Emmanuel Schmitt. T1 : Paradis perdus. (Albin Michel)
- Des diables et des saints. Jean-Baptiste Andréa (L'Iconoclaste)