Projet inachevé de l’écrivain français Romain Rolland et de l’artiste belge Frans Masereel, "La Révolte des Machines" (1921) prend une résonance particulière au contact d’œuvres d’artistes contemporains qui ont travaillé sur le même thème : la relation entre l’homme et ses machines.
"On l’a reportée trois fois et je suis vraiment content qu’on puisse enfin la montrer au public" sourit Henrik Elburn, le commissaire de l’exposition. Le plasticien, barbe fournie sur crâne rasé déambule dans la lumineuse salle de bal de l’ancienne ambassade de France à Sarrebruck (Allemagne), où sont présentées les œuvres. Il a étudié la photographie avant de se tourner vers les arts visuels en général.
Le quadra gère aujourd'hui l’aspect graphique des projets de K8, l’agence multi tâches qui a mis en œuvre l’exposition "la Révolte des machines" avec le soutien du ministère sarrois de la culture. De sa formation initiale, il a conservé l’œil affuté, et prompt à défendre ses projets.
1921-2021
Le commissaire raconte la genèse de l'exposition : "la date anniversaire de la publication du texte de Romain Rolland nous avait donné envie de travailler sur les thématiques qu’il propose. On voulait poursuivre le projet qu’il avait abandonné, et faire le film qu’il n’a pas pu tourner. On commence par une exposition, mais dans un coin de nos têtes, on conserve l’idée de faire ce film. Chez nous souvent, une exposition n’est pas une fin en soi, mais le début de quelque chose. On espère que ça sera le cas aussi avec la Révolte des Machines".
Tous les deux pacifistes, l’écrivain français et l’artiste belge ont cultivé une forte amitié pendant la première guerre mondiale. Le second a illustré avec ses gravures l’œuvre du premier "Liluli", une satire grotesque du conflit qui opposa notamment la France et l’Allemagne. La paix revenue, Romain Rolland propose à Frans Masereel, très connu en Sarre aujourd'hui pour avoir été professeur de l’école d’arts de Sarrebruck entre 1947 et 1951, de travailler ensemble sur un projet de film : "la Révolte des Machines". Un échange épistolaire permet de bâtir l’œuvre, dont le texte est publié en 1921. Masereel en tire plusieurs gravures, dans son style de prédilection. Le propos percute la rétine, ne laisse rien indemne, ni les hommes, ni leurs créations.
Inachevé
Mais le film des deux amis ne verra jamais le jour. Le scénario était pourtant parfaitement ancré dans la réalité des années 20 : à l’inauguration d’une salle des machines, ces dernières se révoltent contre leurs créateurs, détruisent les lieux et terrorisent la population… avant que les hommes ne parviennent finalement à les dompter. Tout est bien qui finit bien dans "la Révolte des Machines".
Ce n'est pas le cas forcément le cas dans les autres oeuvres présentées autour du travail de Rolland et Masereel comme l'explique Julia Hartnick, la directrice de K8 : "l’arrivée des machines dans le quotidien des hommes au XXé siècle provoque un peu partout en Europe une production d’œuvres qui interroge ce rapport. Souvent il s’agit d’œuvres dystopiques, comme celles de Rolland et Masereel, mais d’autres artistes proposent une vision utopique du monde des machines. Nous avons voulu que les deux visions puissent s’exprimer dans l’exposition".
Henrik Elburn justifie le propos : "on a cherché autour de nous quels étaient les artistes qui pouvaient intégrer le projet, et proposer une œuvre qui soit en relation avec le travail original de Romain Rolland et Frans Maserel". Dix artistes contemporains ont ainsi été choisis pour partager les cimaises de l’expo avec Rolland et Masereel.
Homme/Machine
Les questions centrales de la pièce restent étonnamment modernes. Jamais on ne s’est même autant interrogé sur la relation homme-machine qu’aujourd’hui. Comment le travail du binôme a-t-il contribué à nourrir cette réflexion ? Julia Hartnick précise la démarche : "nous avons voulu intégrer plusieurs rapports entre l'homme et la machine, notamment celui où l’homme se sert de la machine pour asservir l’homme, voire transforme les hommes en machines comme dans le travail de Volker Schlechts".
L'artiste allemand évoque dans son travail d'animation le sort des prisonnières en RDA qui étaient forcées au travail dans le cadre de leur incarcération. Plusieurs séquences de son documentaire "Kaputt" plongent le spectateur dans une atmosphère lourde et oppressante.
Samplerman
Le français Yvan Guillo, alias Samplerman, propose ici une installation tactile qui permet de créer/recomposer une œuvre digitale, à partir de ses dessins, découpés en vignette, et assemblables selon des paramètres fixés par des curseurs. L’œuvre varie en taille, en détails, en nombre d’éléments… "et il est impossible d’avoir deux fois le même résultat, même en réglant les paramètres deux fois de la même façon, l’algorithme du programme donne deux réalisations différentes, comme si elle (ré)agissait elle aussi avec celui qui pilote le programme" explique Julia Hartnick.
L’univers de l’illustration et des comics prend une bonne place dans l’inspiration des artistes qui ont investi l’espace au côté des travaux de Romain Rolland et Frans Masereel. L'artiste le plus détonant de l'exposition cache pourtant ses intentions derrière des coups de crayons lissés à l'extrême. Le Californien Steven M. Johnson épate par son humour et son côté inventeur-fou, à mi-chemin entre la science-fiction et la satire sociale.
Machine à vivre
"Il a 80 ans mais il conserve une énergie incroyable" plaisante Henrik Elburn, qui présente avec malice ses inventions néo rétro comme cette station-service qui alimente les voitures sous la forme d’une truie qui allaite ses porcelets ! Il pousse également à l’extrême, sous un trait comics US très classique, le concept de "pullman", un espace de vie réduit à l’extrême, une habitation/bureau sur roues qui renvoie au concept de "machine à vivre" de Le Corbusier.
Rolland et Masereel avaient anticipé nombre d’inventions technologiques contemporaines. Dès les années 20, ils avaient interrogé et dénoncé leurs effets sur la population. Leur esprit se prolonge aujourd'hui, à l'heure du bluetooth, des objets connectés... et de leur omniprésence dans notre quotidien.
L'exposition est visible jusqu'au 19 septembre 2021, du jeudi au dimanche, à l'ancienne ambassade de France à Sarrebruck.