"Faux clowns" de Douai : accusé de "bidonnage", le producteur du reportage de M6 s'explique

Mercredi dernier, un journaliste travaillant pour la société de production Keep In News a été interpellé à Douai en compagnie de deux adolescents grimés en clowns qu'il filmait. Accusé de mise en scène, voire de "bidonnage", son rédacteur en chef défend le travail effectué et livre ses explications.

Les responsables de la société de production parisienne Keep In News (KIN) se sont rendus vendredi matin à la convocation du procureur de la République de Douai, Eric Vaillant, pour un rappel à la loi. En cause : une séquence tournée mercredi soir par un de leurs journalistes cameramen pour le compte d'un reportage qui devait être diffusé ce dimanche dans le magazine 66 Minutes de M6. Le reporter filmait deux adolescents de 16 ans déguisés en clowns qui s'amusaient à effrayer les passants dans le parc Bertin de Douai, lorsque des policiers municipaux les ont surpris. Ces derniers ont alerté la police nationale qui a interpellé tout le monde, y compris le journaliste. Le procureur de Douai n'a pas apprécié et a tapé du poing sur la table jeudi soir. "Les policiers doivent s'occuper d'autres choses que des clowns provoqués par les journalistes", s'est-il agacé auprès de l'Agence France Presse, accusant le caméraman "de provocation d'un mineur à commettre un délit, en l'occurrence des violences sur des personnes" et d'"infraction à la vie privée", les parents des deux mineurs n'ayant pas donné leur accord pour ce tournage. Selon Eric Vaillant, les deux ados ont par ailleurs déclaré aux policiers que les masques de clowns qu'ils portaient avaient été fournis par le journaliste. Aussitôt, M6 s'est désolidarisée du reportage, la chaîne indiquant dans un communiqué qu'elle ne l'achèterait pas et ne le diffuserait pas car il "n'a pas respecté le code de déontologie de la profession".

Depuis jeudi, ces accusations de "bidonnage" ont fait le tour des médias français. Des accusations graves que réfute Pierre-Emmanuel Luneau-Daurignac, le rédacteur en chef de Keep In News, qui a tenu à s'expliquer. "L'idée de ce reportage sur les clowns nous est venue le jeudi 23 octobre", commence-t-il. "Nous avons proposé à M6 un reportage constitué de six séquences sur ce phénomène de société. M6 nous a donné son accord le lundi suivant. C'était tardif, mais ce n'est pas la faute de la chaîne car le séquencier (document écrit qui décrit le contenu d'un futur reportage NDR) leur est parvenu tardivement. Il allait falloir aller vite car nous voulions tourner le soir d'Halloween ​(vendredi dernier) pour une diffusion le dimanche suivant. On savait que c'était un gros travail et on a mis sept journalistes sur cette histoire". 

"Pas question pour nous de filmer des comportements violents"

Selon lui, le but de ce reportage est d'"aller dans un décryptage" de ce phénomène parti du Douaisis, peu avant les vacances de la Toussaint, pour s'étendre ensuite à l'ensemble du pays. Plusieurs séquences sont tournées : la mère et les amis d'un "faux clown" qui a agressé un homme à Montpellier sont interviewés, ainsi qu'"un universitaire spécialiste des rumeurs". Les journalistes de Keep In News s'intéressent aussi aux "brigades anti-clowns" qui s'organisent dans le sud de la France, et se déplacent en Italie pour interviewer le producteur de DM Pranks, auteur de vidéos en caméra cachée où de "faux clowns psychopathes" terrorisent des passants en simulant des agressions. Des canulars très populaires sur internet qui inspireraient certains mauvais plaisantins en France. L'équipe du reportage se rapproche parallèlement des forces de l'ordre et des mairies. "On a contacté près de 60 villes et certaines étaient d'accord pour qu'on suive des policiers municipaux le soir d'Halloween", détaille Pierre-Emmanuel Luneau-Daurignac qui affirme avoir contacté également le Ministère de l'Intérieur qui ne souhaitait pas, lui, que des caméras accompagnent des patrouilles de police ce soir là. "On a ressenti une certaine pression". Restait une dernière séquence importante à tourner : "il fallait qu'on trouve un clown qui se déguise pour faire peur aux gens".


Un enquêteur de Keep In News est alors chargé de lancer des appels sur les réseaux sociaux et sur certains forums internet. Mardi dernier, une réponse leur parvient. Celle d'un des deux adolescents de Douai. "C'est lui qui nous a contactés", assure le rédacteur en chef. "On avait un autre contact ailleurs, mais il nous a lâchés". Selon lui, l'adolescent se vante de s'être déjà déguisé en clown pour effrayer des gens et raconte comment il s'y prend. "Il ne s'était pas filmé", précise toutefois Pierre-Emmanuel Luneau-Daurignac. "Mais il nous a dit qu'il allait le refaire avec un copain". Rendez-vous est donc pris pour le lendemain, mercredi. Keep In News dit avoir été très clair avec l'adolescent : "On cherche quelqu'un qui fait ça pour s'amuser, pas un méchant". La société de production lui promet également un parfait anonymat (visage caché ou "flouté", voix modifiée), comme cela se pratique en général pour protéger l'identité de certains témoins dans les reportages télévisés. "Nous avons conservé tous ces échanges", affirme le rédacteur en chef. "Il n'était pas question pour nous de filmer des comportements violents. C'était un impératif."

"On ne les a pas achetés, on ne les a pas recrutés"

L'adolescent leur fait part toutefois, au préalable, d'un gros souci qui aura par la suite de lourdes conséquences : il n'a plus de masque de clown. "Il nous a expliqué que le masque qu'il utilisait avait été emprunté et qu'il ne voulait pas le réutiliser, craignant d'être reconnu par ses copains", explique Pierre-Emmanuel Luneau-Daurignac. "On lui a alors dit d'acheter un autre masque, mais il nous a répondu qu'à Douai, il n'y en avait pas et qu'il n'avait pas envie d'en acheter un". Le rédacteur en chef reconnaît alors avoir commis "une erreur". "On lui a dit qu'on allait lui en trouver un que nous payons." "Mais pour nous, prendre ce masque, c'était surtout s'assurer qu'il ne soit pas reconnaissable par quiconque"​, insiste-t-il. "C'était une erreur, parce qu'elle se retourne aujourd'hui contre nous. Mais sur le plan journalistique, nous l'assumons. C'est une décision que nous avons prise tous ensemble. Mais M6 n'était pas au courant."

Mercredi, le journaliste caméraman de Keep In News se rend donc à Douai où il retrouve l'adolescent et un de ses amis. Il les interviewe dans un café - sans les masques (les visages devaient être "floutés" au montage). "Pour protéger leur anonymat, on ne voulait pas les filmer chez eux", justifie Pierre-Emmanuel Luneau-Daurignac. "Le procureur nous reproche d'avoir interviewé des mineurs sans l'accord de leurs parents, mais pour nous, c'était impossible. C'était une nécessité journalistique que nous revendiquons. Par ailleurs, certains nous ont accusés de les avoir "achetés" en leur payant trois Coca au bar. C'est insultant ! On ne les a pas achetés, on ne les a pas recrutés".

"Les gamins ont pris peur"

Après l'interview, les deux ados passent à l'action. "Ce sont eux qui ont décidé quand et où", assure le rédacteur en chef. "Les gamins ont mis les masques, cachant un sac à dos dans un buisson. Ils ont vu quelqu'un passer et ont surgi en faisant "bouuuuuh", mais cette personne n'a pas été effrayée. Ils ont recommencé mais ont surgi cette fois devant la voiture des policiers municipaux. ​Ils leur ont dit. "C'est pour rigoler, y a la télé". Mais tout de suite, les policiers municipaux ont demandé d'arrêter de filmer et les gamins ont pris peur."

Prévenue, la police nationale interpelle les deux "faux clowns" et le journaliste et demande à voir les images filmées. "Nous acceptons, notre journaliste n'avait rien à cacher. Ils ont donc pu voir les interviews et les questions que nous leur avions posées. Les gamins ont dit que les deux masques n'étaient pas à eux. Apparemment, leurs parents les ont bien engueulés." Sur la bombe lacrymogène retrouvée en possession d'un des deux ados, le journaliste présent sur place n'était pas au courant. "C'était dans un des sacs à dos, on n'allait quand même pas les fouiller", répond le rédacteur en chef. "On avait clairement demandé qu'il n'y ait pas d'arme, même factice".

"Nous avons contesté ce qui nous est reproché"

Relâché par les policiers, le journaliste caméraman rentre sur Paris. "Jeudi, on a reçu un coup de téléphone de M6 pour nous dire que le procureur voulait nous voir." Les responsables de Keep In News se sont donc présentés à 11h au palais de justice de Douai et se sont entretenus pendant 1h30 avec Eric Vaillant. "Nous avons contesté ce qui nous est reproché, à savoir, la provocation de mineurs à commettre des violences​", explique Pierre-Emmanuel Luneau-Daurignac. "Mettre un masque dans la rue pour faire peur n'est pas une violence​. Pour ce qui est du consentement des parents, c'est une question qui se pose à tous les journalistes dans bien des situations. Je crois que le procureur a écouté nos arguments. La discussion s'est bien passée".

Aucune charge n'a été retenue contre Keep In News mais "la machine médiatique s'est emballée" déplore le rédacteur en chef. "On est désolé de ce quiproquo et que l'image de M6 puisse en pâtir. On revendique en revanche d'avoir voulu donner la parole à des jeunes tout en assurant leur protection". Face au tollé déclenché par cette affaire, la société de production - qui travaille aussi pour d'autres diffuseurs comme France Télévisions, TF1, Canal + ou Arte - se trouve dans une situation des plus délicates, avec une réputation désormais entachée. "Notre récent reportage sur l'impact de la pornographie sur les enfants, diffusé sur France 2, a pourtant été salué par de nombreuses associations", rappelle Pierre-Emmanuel Luneau-Daurignac."Je suis d'autant plus meurtri que j'attache une attention très particulière aux questions de société, aux questions humaines et au respect des personnes que nous interviewons. J'ai moi-même reçu la mention spéciale du prix média de la Fondation de l'Enfance pour une enquête sur les abus sexuels dans le milieu du sport ​("Carton rouge, les abus sexuels dans le sport", diffusé en 2009 dans Envoyé Spécial sur France 2 NDR), où de nombreux mineurs avaient été interrogés".

Le rédacteur en chef déplore également qu'aucun média - hormis France 3 Nord Pas-de-Calais et Télé Loisirs - n'ait pris le soin de contacter Keep In News, dès  jeudi, avant de porter ou de relayer ces accusations de "bidonnage".        
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