L'histoire du dimanche - Ernest Lavisse, "l'instituteur national", créateur de manuels d'histoire et figure de l'instruction publique sous la IIIe République

Avec les "Petits Lavisse", ces manuels simples et illustrés tirés à 20 millions d'exemplaires durant 50 ans, Ernest Lavisse révolutionne la manière d'enseigner l'histoire. Professeur émérite, conseiller ministériel, Lavisse poursuivra sa carrière dans les plus hautes sphères parisiennes, sans jamais oublier sa terre natale : la Thiérache.

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"L'Histoire ne s'apprend pas par cœur, elle s'apprend par le cœur." : telle est la maxime chère à Ernest Lavisse, "l'instituteur national", comme le surnomme l'historien Pierre Nora dans son ouvrage Les Lieux de mémoire, en référence à son engagement en tant qu'enseignant lors de la IIIe République.

Né le 17 décembre 1842 au Nouvion-en-Thiérache, Ernest Lavisse est issu d'une famille de commerçants. "Ses parents tenaient une sorte de mercerie, ils vendaient du fil à coudre et cela s'appelait 'Au petit bénéfice', c'était une boutique modeste, mais les parents ont réussi à élever trois enfants de façon digne", décrit Michel Cail, président du Groupe d'histoire local du Nouvion-en-Thiérache.

Petit, Ernest Lavisse est scolarisé dans l'école du village. Nous sommes alors en 1848. "Il raconte d'ailleurs dans ses souvenirs, que c'est sa grand-mère qui l'a accompagné à l'école en lui disant : 'tu viens Ernest, on va aller faire une course'. Et puis devant la porte de l'école, elle lui a dit : 'tu vas entrer là'. Il rencontre alors la directrice, plutôt âgée et borgne. Il raconte que ça a été un choc, mais il a tout de même bien aimé l'école."

De la Thiérache au palais des Tuileries

Plus que "bien aimer l'école", Ernest Lavisse est un élève brillant. Grâce à une bourse qu'il a obtenue, il entre au collège de Laon. "Ce n'était pas facile d'aller à Laon. On est à l'époque où Napoléon III prend le pouvoir et c'est sur les conseils d'un oncle riche, qu'il passe un concours pour obtenir cette bourse", détaille Michel Cail. Mais une difficulté demeure, le concours se passe à Laon et le père d'Ernest n'a pas de moyen de locomotion. "Il a donc demandé à son frère de lui prêter un cheval et une calèche et ils ont parcouru 8 heures de route du Nouvion jusqu'à Laon, c'est qu'il fallait vraiment le vouloir !"

Mais les efforts d'Ernest et de son père en valent la peine. Après son parcours de collégien à Laon, il entre au lycée Charlemagne à Paris en 1855, puis à l'École normale supérieure en 1862. Agrégé d'histoire trois ans plus tard - où il est reçu 1er - il enseigne au lycée impérial de Nancy puis à Versailles. Mais son ascension ne fait que commencer. Il devient par la suite secrétaire de cabinet du ministre de l'Instruction publique, Victor Duruy. Consécration ultime : en 1869 il est le répétiteur du fils de Napoléon III. "Il allait donc au palais des Tuileries chaque semaine pour enseigner l'histoire au Prince impérial. Il l'appelait d'ailleurs le Petit Prince", sourit Michel Cail.

Un républicain converti

Puis vient la défaite de la France face aux Prussiens lors de la bataille de Sedan le 2 septembre 1870. Le Second Empire n'est plus, la République est proclamée. Napoléon III meurt en 1873, plus tard, son fils succombe également à ses blessures en combattant les Zoulous en 1879. "Alors là, tout s'est effondré pour Ernest Lavisse, parce qu'on entretenait le mythe d'un retour de Napoléon III ou alors du moins de son fils. À partir de là, il s'est carrément converti aux idées républicaines."

Pour comprendre les raisons de la victoire de la Prusse face à la France, Ernest Lavisse part même étudier en Allemagne. Durant plusieurs mois, il va étudier l'histoire et les origines de la Prusse tout en préparant sa thèse. "Il explique qu'en France, il faudrait aussi s'organiser selon ce modèle. Il convient que l'ennemi a été plus fort et qu'il y a une raison", explique Michel Cail.

À son retour, en 1876, il est nommé maître de conférence à l'École normale supérieure et publie son premier manuel d'histoire chez Armand Collin : Leçons préparatoires d’histoire de France avec récits et La Première année d’histoire de France avec récits. Outre ses thèses, ses écrits, ses enseignements, ses réformes de l'enseignement menées sous la IIIe République, Ernest Lavisse va s'atteler également à la rédaction de manuels d'instruction notamment pour le cours élémentaire et le cours moyen.

Les Petits Lavisse, une vision patriotique de l'histoire

L'école devient obligatoire en 1882 suite aux lois Jules Ferry. Ernest Lavisse commence alors la rédaction des fameux "Petits Lavisse". Principale révolution : sa forme. Les manuels d'histoire sont réécrits de manière plus pédagogique, simple, avec des illustrations, des sources, des citations. Quitte à y insérer certains mythes tels que : "Nos ancêtres les Gaulois", Saint-Louis qui rend la justice sous un chêne ou encore le vase de Soissons brisé par un guerrier franc.

"Il a voulu analyser l'histoire du point de vue strictement chronologique : de 'Nos ancêtres les Gaulois' à la Guerre de 14. Il a ainsi toujours respecté la chronologie historique et l'on trouve presque à chaque page une image, beaucoup de documents iconographiques et des anecdotes", décrit Michel Cail.

Ceci étant, Ernest Lavisse propose une version "arrangée" de l'histoire de France destinée à unir les jeunes élèves autour de la République et de la Patrie. Et l'on ne s'y trompe pas à la lecture de la phrase qui est écrite sur la couverture du manuel. "Enfant, tu vois sur la couverture de ce livre les fleurs et les fruits de la France. Dans ce livre, tu apprendras l'histoire de France. Tu dois aimer la France parce que la nature l'a faite belle et parce que l'histoire l'a faite grande."

"Lavisse va incarner l'école du roman national avec un passé toujours glorieux, aucun regard critique, aucune distance sur le passé, affirme l'historien Patrick Garcia, interviewé par France Culture. Le passé est forcément positif. Il y a une contradiction entre penser un passé monarchique positif et la République. Et bien pour Lavisse, il n'y en a pas, il y a eu les bons rois : tous ceux qui ont agrandi la France. Les mauvais rois, ce sont ceux qui ont fait perdre des territoires à la France."

Cette vision de l'histoire tombe en désuétude dans les années 1960, ceci étant de 1884 jusqu'aux années 50, les Petits Lavisse sont imprimés à des millions d'exemplaires.

"Il voulait inculquer des valeurs"

Ainsi Ernest Lavisse fait figure de "personnage central dans la fabrique de l'histoire comme discipline scolaire et comme édition de l'histoire", indique l'historien Olivier Loubes, interviewé par France Culture.

Professeur, spécialiste de l'histoire moderne, il entre à l'Académie française le 2 juin 1892 au fauteuil numéro 6, élu face à un certain Emilie Zola. Deux ans plus tard, il est directeur de la Revue de Paris, une revue littéraire française créée en 1829. Il dirigera par la suite la publication des célèbres ouvrages : Histoire de France illustrée depuis les origines jusqu’à la Révolution (1900-1912) et L’Histoire contemporaine de la France (1920-1922). En 1904, il devient directeur de l'École Normale Supérieure.

Malgré ses 60 années passées à Paris, il n'oublie jamais sa terre natale : la Thiérache. "On aurait pu croire qu'il avait oublié le Nouvion, mais pas du tout, assure Michel Cail, président du Groupe d'histoire local. Il participait notamment aux distributions des prix du Nouvion, où il y prononçait ses "discours aux enfants." "Il s'adressait aux enfants, à propos de la patrie, de l'amour des parents, de la campagne, de plusieurs thèmes différents. Je ne sais pas si les enfants comprenaient tout, parce que c'était un style très recherché, mais il voulait inculquer des valeurs."

Le centenaire de sa mort célébré au Nouvion

Ernest Lavisse est mort à Paris le 18 août 1922, mais ses funérailles ont eu lieu dans l’église du Nouvion. "Le service funèbre n'a en effet pas eu lieu à Paris, rétorque Michel Cail. Son frère est au Père Lachaise, la sœur est au cimetière de Montmartre, il aurait pu être dans un grand cimetière parisien, et bien non, il est au Nouvion. Je trouve cela remarquable." Ernest Lavisse repose ainsi aux côtés de son épouse, décédée avant lui.

Pour célébrer le centenaire de sa mort, durant toute l'année des animations en rapport avec l'historien ont été organisées, mais également une exposition et un colloque au mois de septembre. "En fin d'année, nous allons inaugurer un buste en bronze et nous allons recevoir l'arrière-petit-neveu d'Ernest Lavisse qui est marionnettiste", annonce le président du groupe d'histoire local. Ainsi, la mémoire du plus "Parisien des Nouvionnais" demeure toujours en Thiérache.

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