Riche de son patrimoine bâti classé, la Manufacture des glaces de Saint-Gobain cache un secret : elle est construite sur un château édifié au XIIIe siècle et rasé 250 ans plus tard. Une partie de la muraille était visible en 1880 jusqu'à ce qu'elle soit enterrée sous les déchets industriels et remblayée pour permettre l'extension de l'usine. Aujourd'hui, seuls les souterrains sont accessibles. C'est l'histoire du dimanche.
À Saint-Gobain dans l'Aisne, la Manufacture des glaces surplombe la ville du haut de ses 330 ans d'existence. Sur son promontoire entouré d'arbres et de murs d'enceinte, l'usine y a fabriqué du verre pour le monde entier jusqu'en 1993.
Mais ce que l'on sait moins, c'est qu'avant l'implantation de la manufacture en 1692 sur les hauteurs de ce qui n'était alors qu'un village, le site avait connu une première vie. Et pour en découvrir les vestiges, il faut se rendre sous les bâtiments de l'usine. À 7 mètres de profondeur.
Pas de date précise de construction
Une fois les larges escaliers de pierre descendus, les galeries sombres et parfois humides traversées, nous voici dans une cave voûtée très haute de plafond. Ce parcours de couloirs faits de grosses pierres de taille blanches correspond en fait aux vestiges de l'ancien château de Saint-Gobain, aujourd'hui enterré et invisible de l'extérieur.
"Ce qui reste correspond aux galeries qui font le tour du château et aux tours à chaque coin. La tour nord-est du château, par exemple, faisait 32 mètres de diamètre, nous montre sur un dessin François Eck, guide bénévole de l'Association historique de Saint-Gobain. Ce qui est énorme. Le château était sur un promontoire. On pouvait voir toute la vallée de l'Oise. On pouvait observer jusqu'à Saint-Quentin. Aujourd'hui, on est vraiment sous terre alors qu'à l'origine le château était au niveau du sol."
On ne connaît pas la date précise de la construction du château de Saint-Gobain. On parle de la fin du XIIe siècle ou encore de 1207. Dans son ouvrage intitulé Le château de Saint-Gobain, son origine et sa destruction, édité en 1880 pour le compte de la Société archéologique de Soissons, Amédée Piette, estime que l'édification s'est étendue entre 1215 et 1218. La bâtisse aurait remplacé un simple donjon apparu dans la première moitié du XIIe siècle.
C'est Enguerrand III, seigneur de Coucy, qui fait construire ce qui est alors considéré comme une véritable forteresse : "Enguerrand choisit pour l'assiette de sa forteresse un promontoire élevé, défendu naturellement de trois côtés par des pentes rapides et qu'il sépara de la plaine par un fossé large et profond. Elle (...) présentait la forme d'un carré irrégulier terminé à ses angles par des tours. Au milieu, s'élevait un donjon formant la principale défense. (...) Des bâtiments d'habitation à plusieurs étages s'appuyaient à l’intérieur contre les murs des courtines et de vastes souterrains étaient pratiqués dans le sous-sol. Comme à Coucy, une grande cour destinée à contenir les annexes indispensables, magasins, écuries, remises, précédait la porte d'entrée", écrit l'historien local.
Le château avait ainsi plus ou moins la forme d'un carré de 96 mètres de côté, flanqué de cinq tours. Au milieu de la cour s'élevait un donjon de 30 mètres de haut et de 23 mètres de diamètre.
Rasé sur ordre du roi de France
Malgré sa position privilégiée, cette place forte est brûlée par les Anglais pendant la Guerre de Cent Ans. Le peu qu'il en reste est ensuite rasé sur ordre de Louis XI le 17 septembre 1475. L'édifice, par le truchement de mariage, appartient alors à Louis de Luxembourg, plus célèbrement connu sous le nom de Connétable de Saint-Pol. L'homme, à la tête de plusieurs autres domaines en Picardie notamment, est puissant. Très puissant. Il a épousé en secondes noces la sœur de Louis XI, alors roi de France. Il est ambitieux aussi. Très ambitieux.
Faites démolir et abattre en tous ses endroits, jusques au rez de terre et plus parfont que ce faire le pourés et du tout comblés les fossés et en manière que ce soit comme impossible de icelle reddifier au temps à venir.
Louis XI, 17 septembre 1475
Et en ces temps troublés de luttes intestines entre Louis XI et Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, le Connétable de Saint-Pol, vassal du roi de France, n'hésite pas à jouer double jeu pour faire fructifier ses intérêts. Reconnu coupable de haute trahison envers le roi de France, il est livré à Louis XI par Charles le Téméraire chez lequel il s'est réfugié. Jugé coupable, il est exécuté le 19 décembre 1475. Le roi de France, qui a déjà pris possession des biens de son beau-frère, ordonne la destruction du château de Saint-Gobain dans une ordonnance datée du 17 septembre : "pour ce est-il que, congnoissant ladite place est très grandement préjudiciable à nous et à nos pays scitués environ icelle, mandons et commandons et très-expressément enjoignons (...) que vous vous transportiez au dit lieu de Saint-Gobain et icelluy en la plus grant diligence que le pourés, faites démolir et abattre en tous ses endroits, jusques au rez de terre et plus parfont que ce faire le pourés et du tout comblés les fossés et en manière que ce soit comme impossible de icelle reddifier au temps à venir."
Il ne restera de la forteresse de Saint-Gobain que la partie basse des remparts et les souterrains. Les ruines vont rester à l’abandon pendant plusieurs siècles. Jusqu’à l’arrivée de la Manufacture royale des glaces et des miroirs en 1692. Et Saint-Gobain n'est pas choisie par hasard.
Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Colbert, ministre des finances de Louis XIV, cherche à affranchir le marché de la verrerie de luxe de la domination des maîtres verriers vénitiens. Les miroirs et les verres de Venise sont d'une qualité exceptionnelle et dès lors très chers. Colbert veut ramener cette manne financière dans les bourses du royaume de France. Mais les maîtres verriers français ne sont pas aussi bons que leurs collègues transalpins dont les techniques sont jalousement gardées secrètes. Le ministre des finances envoie des espions à Venise pour débaucher des verriers et les faire venir en France. Il donne alors par lettres patentes le privilège et le monopole de la fabrication du verre et des miroirs à un financier, Nicolas du Noyer.
La guerre des glaces avec Venise
Celui-ci établit un premier atelier rue du faubourg Saint-Antoine à Paris auquel sont affectés les verriers vénitiens expatriés. Si les premiers miroirs sans défauts sont produits en 1666, la compagnie ne fait pas de bénéfices : du Noyer se plaint que les Vénitiens gardent pour eux leurs secrets de fabrication et que, surtout, la vie parisienne et ses tentations les dévoient de leur travail. Les Vénitiens sont renvoyés chez eux en 1667. La fabrication des glaces et des miroirs en France trouve un nouvel élan avec Richard Lucas de Nehou, un industriel propriétaire d'une glacerie en Normandie. Son neveu, Louis, a mis au point le procédé de coulage de verre sur table de métal, permettant de fabriquer des glaces de grande dimension. Les miroirs sont ainsi fabriqués à Tourlaville et polis dans l'atelier du faubourg Saint-Antoine. Certains sont d'ailleurs installés dans la célèbre galerie de Versailles dès 1684.
Le site avait plusieurs avantages : la forêt, le sable pour fabriquer le verre et le fait qu'il se trouve au milieu d'une grande clairière. Les secrets de fabrication du verre étaient bien gardés.
François Eck,guide bénévole Association historique de Saint-Gobain
Face à cette relance prometteuse de l'industrie verrière française, Colbert interdit par arrêt l'importation en France des glaces de Venise. L'intégralité du marché est ainsi laissée à la Manufacture royale et à sa concurrente, la compagnie Thévart qui a débauché Louis Lucas de Nehou. La production de la jeune entreprise se développe au point qu'il faut trouver un nouveau site de fabrication. D'autant que la nouvelle technique de fabrication demande beaucoup de bois.
Des agents de la compagnie sont donc envoyés un peu partout en France pour trouver l'endroit idéal. À l'un d'eux, on parle du château de Saint-Gobain. Le lieu est toujours en ruines. Propriété du comte de Longueval, gouverneur de La Fère pour le duc de Mazarin, il est loué en fermage par un paysan, Hyacinthe Baudet. L'homme vit dans les trois pièces habitables du site, fait paître ses moutons dans la cour et sème de l'avoine sur les remparts.
Pour les propriétaires de la compagnie Thevart, l'endroit est idéal. "Le site avait plusieurs avantages : la forêt, le sable pour fabriquer le verre – il y avait du sable à Saint-Gobain puisqu'il y a encore une rue qui s'appelle la Sablonnière – et le fait qu'il se trouve au milieu d'une grande clairière. Donc tous les secrets de fabrication étaient bien gardés, explique François Eck. Les ruines du château ont été utilisées pour loger les gentilshommes verriers qui venaient de Normandie. Elle a aussi utilisé une partie des pierres pour construire des bâtiments." Enfin, la proximité de la rivière Oise qui descend vers Paris facilite le transport des miroirs vers la capitale à partir du port de Chauny.
Un ensevelissement progressif
Le 2 juillet 1692, Louis Lucas de Néhou et ses associés deviennent locataires de l'ancien château des seigneurs de Coucy qu'ils achèteront en 1698. Entre-temps, la compagnie Thévart et la Manufacture royale des glaces et des miroirs de Saint-Gobain ont fusionné, poussées par le roi qui voit d'un mauvais cette rivalité qui nuit aux affaires. La glacerie de Saint-Gobain, que l'on appellera bientôt la Manufacture royale des glaces et des miroirs, est alors construite sur les plus de trois hectares de l'ancien fief médiéval. "Désormais, l'histoire de Saint-Gobain sera confondue avec celle de sa manufacture", écrit Georges Dumas, le directeur des archives de l'Aisne en 1968.
Effectivement, le château de Saint-Gobain et la Manufacture vont se confondre au point que cette dernière va dévorer la bâtisse médiévale. Au fur et à mesure du développement industriel du site, la partie basse du château va disparaître : les pierres des murailles sont utilisées pour construire l'usine mais elle va également se retrouver cachée sous des montagnes de gravats. "Au Moyen Âge, on ne s’encombrait pas avec les déchets, on les balançait par-dessus les murailles, explique Louis Jacquemont, président de l'Association historique Saint-Gobain.
Et quand l’activité industrielle a commencé, on a fait pareil avec les rebuts de fabrication. Ce qui fait qu’au fur et à mesure, la muraille a été ensevelie par tous les déchets et les résidus de construction. Si on en avait les moyens, on pourrait enlever tout ça pour dégager et mettre à nu la muraille."
Au point que les pentes raides de la butte sur laquelle avait été construit le château se sont empâtées et évasées pour devenir un plateau bien moins abrupt. En 1880, Amédée Piette écrit : "on distingue à peine aujourd'hui quelques vestiges sous les immenses constructions dont une compagnie riche et puissante a recouvert son emplacement, devenu bientôt trop étroit".
Il faudra attendre 1965 et la célébration en grande pompe du tricentenaire de la Manufacture des glaces de Saint-Gobain pour que les galeries souterraines, utilisées pour stocker du matériel industriel, soient déblayées.
Des vestiges à visiter
Mais ce n'est que dans les années 2000 que les vestiges du château vont refaire surface : "on ne pouvait pas accéder au château parce que c'était la propriété de la Manufacture. C’est seulement quand la commune a racheté une partie de la Manufacture qu’on a pu y accéder, se souvient François Eck, guide bénévole de l'association historique de Saint-Gobain. Donc c’est seulement dans les années 2000 que j’ai pu descendre dans le château. On savait qu’il y avait un château mais ça a été une immense découverte et une surprise exceptionnelle quand on a vu les choses en vrai."
30 ans après la fermeture de la manufacture de Saint-Gobain en 1993, il faut descendre sous la Manufacture, à 7 mètres de profondeur pour accéder aux nombreux éléments encore très bien conservés du château de Saint-Gobain : un puits de 44 mètres de profondeur, des meurtrières ou encore une poterne, sorte de porte de secours dérobée, creusée dans la muraille. "Pour qu'elle ne soit pas découverte par les ennemies, une herse avait été installée qui permettait de fermer l'entrée et il y avait ce qu'on appelle un assommoir avec lequel on lançait des pierres sur les ennemis. Tout ça a été comblé au fur et à mesure du temps", raconte François Eck qui déplore qu'aucune fouille officielle n'ait été menée dans les souterrains et les contre-mines du château.
Depuis 10 ans, François et les autres membres bénévoles d’une association entretiennent cet endroit atypique. Outre le château, ils rénovent d’autres éléments patrimoniaux du site. Ils vous ouvriront leur porte sur simple demande. Vous découvrirez alors les incroyables vestiges du château de Saint-Gobain, enterré sous la Manufacture des glaces depuis plus de 330 ans.
Avec Julien Guéry / FTV