C'est un patrimoine industriel exceptionnel en France et même en Europe : la sucrerie de Francières est la seule à être inscrite aux monuments historique. Témoin d'un passé économique unique, l'usine, qui fait l'objet d'une réhabilitation depuis plusieurs années, est longtemps restée à l'abandon.
Elle s'étale au bord de la Départementale 1017 dans l'Oise. À 15 km de Compiègne. Au milieu des champs. Les larges bâtiments de briques rouges dont les vitres ont disparu depuis longtemps, la haute cheminée qui tient bon, la vaste cour vide et les rails de chemin de fer qui ne mènent plus nulle part laissent imaginer que l'endroit fut, à une époque, un lieu important.
Quelques maisons d'ouvriers, toutes identiques, lui font face. Encore habitées, la vie qu'elles abritent est presque une provocation pour la sucrerie de Francières, désertée par ses derniers salariés en 1969. Laissés à l'abandon pendant des décennies, squattés et vandalisés, tous les bâtiments sont pourtant toujours existants.
Créée par un agriculteur
Probablement parce qu'ils ont encore beaucoup de choses à livrer. Car l'histoire de la sucrerie distillerie de Francières, au-delà de sa durée, est celle d'un territoire agricole mais aussi socio-économique.
C'est en 1829 que la fabrique de sucre de Francières voit le jour sous l'impulsion du maire du village, César Thirial. Ce gros exploitant agricole fait construire avec plusieurs associés une usine pour faire du sucre. Depuis 1806 et le blocus continental imposé par Napoléon 1er à l'Angleterre, l'extraction du sucre de betterave, jusqu'alors cultivée pour nourrir le bétail, s'est développée en France métropolitaine. Les navires britanniques ne pouvant en effet plus accoster en France, le sucre, alors majoritairement produit à partir de la canne des Antilles, disparaît des tables et des cuisines de France.
Le secteur, jusque-là cantonné à des petites unités de production circonscrites au périmètre des fermes, prend une ampleur industrielle à partir des années 1825, notamment dans le Nord et la Picardie. "C’est ce qu’on appelle la seconde industrialisation sucrière, la première, de 1806, s’arrête très vite, en 1815, explique Jean-Pierre Bircout, propriétaire des lieux et membre de l'Association de sauvegarde de la sucrerie de Francières (ASSF). Et il a fallu attendre une dizaine d’années pour que se mette en place une seconde industrialisation, qui, elle, va réussir à s’implanter et à fonctionner jusqu’à aujourd’hui."
L’usine n’a fonctionné qu’un an sous son nom mais César Thirial a vraiment marqué le bâti qui est toujours en partie daté de 1829.
Jean-Pierre Bricout, membre de l'Association de sauvegarde de la sucrerie de Francières
Des sucreries-usines voient peu à peu le jour dans les bassins de culture de la betterave qui, jusque-là, servait à nourrir le bétail.
"Mais à Francières, il n’y avait pas d’usine à proximité pour acheter les betteraves. Donc César Thirial prend la décision radicale de construire lui-même son usine", raconte Jean-Pierre Bricout. L'usine est construite sur la route royale, en dehors du village. De chaque côté de la grande cour sont édifiés deux pavillons de conciergerie. Et au cœur de l'emplacement, l'atelier de fabrication, appelé la Halle Thirial. Longue de 50 mètres et haute de 13, elle est le plus vieux bâtiment en milieu rural encore debout en France.
Ces trois bâtiments, ainsi qu'un puits découvert en 2001 et restauré depuis, sont encore visibles aujourd'hui. "Thirial a très bien fait les choses puisque le principal bâtiment de 1829 existe toujours, constate Jean-Pierre Bricout. Mais c'était un agriculteur, pas un industriel. Il fait faillite un an après la mise en service. L’usine n’a fonctionné qu’un an sous son nom mais il a vraiment marqué le bâti qui est toujours en partie daté de1829."
Développée par un industriel, pionnier du secteur
En 1833, la fabrique est ainsi rachetée par Louis Crespel-Delisse. Pionnier autodidacte de l'industrie sucrière, il possède déjà douze sucreries dans le Nord et la Picardie. Premier fabricant de sucre d'Europe, "c'est un véritable industriel. C’est un personnage important, un personnage historique de cette industrie. Il ne va pas habiter sur place mais il va développer l’entreprise jusque dans les années 1860, sous le Second Empire". Sa notoriété dans le secteur rassure les banques qui soutiennent financièrement l'agrandissement de la sucrerie qui peut désormais compter sur sa propre usine à gaz. Les premiers logements pour les ouvriers sont également construits ainsi que la première maison patronale, à l'entrée de l'usine.
Le Second Empire, c’est l’époque d’une guerre entre la canne à sucre et la betterave. Cette guerre se joue surtout sur les taxes à l’importation du sucre de canne.
Jean-Pierre Bricout, membre de l'Association de sauvergarde de la sucrerie de Francières
Francières tourne. Tourne même bien. Une distillerie d'alcool à betterave, l'une des toutes premières du département, est installée dans un nouveau bâtiment. La sucrerie de Francières devient l'une des plus modernes de la région et voit sa production être multipliée par cinq en quelques années. L'emprise au sol de l'usine passe de 3,2 hectares à 10.
Mais en 1859, Crespel-Delisse fait faillite : "c’est l’époque d’une guerre entre la canne à sucre et la betterave, explique Jean-Pierre Bricout. Cette guerre se joue surtout sur les taxes à l’importation du sucre de canne : lorsque l’on veut protéger l’industrie betteravière, on met des taxes importantes sur le sucre de canne. Lorsque l’on veut privilégier le sucre de canne, on diminue les taxes et on laisse entrer le sucre de canne à prix réduit. C’est une guerre que l’on retrouve tout au long du 19e siècle et Crespel en est victime sous le Second Empire où il y a eu des réductions importantes de taxes, le prix du sucre chute fortement et Crespel n’y résiste pas."
Tout l'empire de Crespel-Delisse est vendu aux enchères. Francières y compris. Le site est racheté par "un duo très représentatif du Second Empire" : Bachoux, négociant en sucre et Griesinger, un banquier. "L’alliance des deux fait que Francières repart sur de bons rails pendant 25 ans", relate Jean-Pierre Bricout.
Four à chaux et distillerie d'alcool
La cheminée d'origine est remplacée par une plus grande, haute de 35 mètres en 1860. Le four à chaux est également construit à cette époque. "On n’a pas de date précise de la mise en service du four à chaux. Ceci étant, il est mentionné en 1858. À ce titre, c’est le plus vieux de France et le seul exemplaire qui subsiste en Europe. Ce qui a motivé la mission Bern à sélectionner le four à chaux de la sucrerie de Francières pour représenter le département de l’Oise au Loto du patrimoine 2023. On a pu obtenir les fonds nécessaires pour entamer la remise en état du four, qui a démarré en juillet. Le four à chaux, c’est un élément central dans une sucrerie. Et un four à chaux de cette époque, c’est évidemment rarissime."
Une deuxième distillerie d'alcool à betterave est également mise en service sur le site en 1880. La sucrerie emploie alors plus de 230 personnes lors de la campagne betteravière qui s'étale de septembre à janvier. La moitié sont des saisonniers.
En 1884, la sucrerie change encore une fois de mains. "Bachoux se retire, Grieninger ayant déjà revendu ses parts. Il est victime de la faillite de son fils : il est obligé de vendre ses parts de Francières pour couvrir les dettes de son fils, détaille Jean-Pierre Bricout. Il cède Francières à de nouveaux entrepreneurs qui créent la société anonyme de la sucrerie et distillerie de la sucrerie, la SASDF. Cette entreprise poursuit l’activité jusqu’à la fermeture. 1884, c’est la date à partir de laquelle l’entreprise se trouve stabilisée du point de vue de l’actionnariat puisque ce seront les mêmes propriétaires qui resteront jusqu’à la fermeture en 1969."
Entre-temps, la sucrerie et ses salariés connaîtront l'ère du paternalisme social, des innovations techniques, les Première et Seconde Guerres mondiales.
Une gare et des logements pour les ouvriers
En 1891, le directeur de l'usine, Prudent Druelle, un fabricant de sucre, décide d'optimiser le transport de la production : il fait construire une gare dans la sucrerie qui sera reliée à celle d'Estrées-Saint-Denis, permettant ainsi à l'usine d'être raccordée à la ligne de chemin de fer entre Compiègne et Amiens. "Dans le sens Francières-Estrées, cette gare servait à expédier le sucre : il était chargé en vrac. En langage des années 50, ça veut dire chargé dans des sacs de jute de 100 kg, explique Jean-Pierre Bricout. Ces sacs partaient de la sucrerie en locotracteur jusqu’à la gare d’Estrées, étaient chargés sur des trains SNCF et partaient à Paris pour être vendus à des entreprises qui faisaient du petit conditionnement. Ce sont ces entreprises qui mettaient le sucre en morceau ou en petit sac. Il n’y a jamais eu de détail à Francières. On a toujours fabriqué du vrac. Dans le sens Estrées-Francières, le train ramenait le charbon nécessaire pour la chaufferie et de la pierre à chaux pour le four."
En 1906, Prudent Druelle meurt. C'est Gaston Benoit, le mari de sa petite-fille Marguerite, qui reprend la direction de la sucrerie. S'ouvre l'ère du paternalisme social en vogue à l'époque. Les quelques logements ouvriers déjà existants mais délabrés sont remis en état. D'autres sont construits ou achetés dans les villages environnants pour loger salariés fixes mais aussi saisonniers.
Une école est installée sur le site même de l'usine pour éviter que les enfants ne fassent trois kilomètres à pied matin et soir pour rejoindre celle du village. Une chapelle fait également son apparition à la place de l'ancien hôpital. Peinte en bleu marial, elle accueille la messe tous les mardis. Une piste cyclable est enfin délimitée sur la Départementale pour permettre aux ouvriers de venir travailler à vélo. La sucrerie de Francières devient une cité dans la cité. Ce qu'on appelle désormais le Hameau de la sucrerie compte 150 habitants.
L'usine est modernisée : deux caniveaux hydrauliques sont creusés dans la cour avant pour l'un et à l'arrière de la sucrerie pour l'autre. Grâce à un courant d'eau, ils charriaient les betteraves jusqu'à la halle de fabrication.
La Première Guerre mondiale vient perturber la bonne marche de la vie à Francières. Les hommes sont mobilisés, y compris le directeur Benoit qui se retrouve prisonnier dès septembre 1914. L'usine doit pourtant continuer de fabriquer du sucre. C'est donc la femme de Gaston Benoit, Marguerite, qui prend les rênes de l'entreprise. Elle a 34 ans, n'est pas très au fait des choses de l'industrie et a la malchance d'être une femme. À cela s'ajoutent le manque de personnel, de charbon, de chaux, de matériel pour les cultures et les réquisitions de l'ennemi. Sans compter les combats qui sont proches. Un obus touche même la grande cheminée en 1918.
Le difficile maintien de l'activité pendant les deux guerres
Malgré toutes ces difficultés et l'occupation régulière du site par des soldats de toutes nationalités, Marguerite Benoit parvient à faire tourner la sucrerie pendant toute la durée de la guerre. Jusqu'au deuxième exode de la population en juin 1918. Le site est alors vidé de son matériel par l'armée française. Il sera réexpédié après la signature de l'armistice. Toute l'industrie sucrière de Picardie a énormément souffert de la Grande Guerre. Au point qu'au retour de la paix, il ne reste plus dans l'Oise que huit sucreries opérationnelles sur les vingt recensées avant 1914.
Gaston Benoit revient fin 1918 et reprend son poste à la tête de la sucrerie. "Dans les années 20, l’usine développe un système d’autoapprovisionnement en betteraves. Elle investit dans des terres agricoles alentours pour pouvoir cultiver et fabriquer une partie de ses propres betteraves plutôt que de les acheter à l’extérieur, explique Jean-Pierre Bricout. Une ferme est construite à l'intérieur de l'usine. Elle existe toujours. L’entreprise a deux activités : une agricole, qui existe toujours aujourd'hui, et une industrielle. Ce qui ferme en 69, c’est l’activité industrielle. L’activité agricole, elle, se poursuit encore aujourd'hui."
L'entre-deux-guerres marque l'apogée économique de la sucrerie de Francières. Preuve de la bonne santé de l'entreprise, une troisième distillerie est construite en 1933 ainsi que deux nouveaux réservoirs à l'alcool.
Mais le murmure de la Seconde Guerre mondiale se fait bientôt entendre. En 1938, Marguerite Benoit demande à ce qu'un bunker sous-terrain soit installé sur le site.
Quelques mois plus tard, la guerre est déclarée. Et le scenario de 1914 recommence en mai 1940. La production, qui continuait tant bien que mal, est arrêtée. L'exode vide les champs, les fermes et l'usine qui, pillée encore une fois, est occupée par les Allemands. Encore une fois, c'est Marguerite qui la fera tourner au mieux de ce que l'occupant permettra.
Trop petite pour résister
Ce n'est qu'en 1947 que la sucrerie de Francières retrouve une activité normale. Mais le sort s'acharne : Gaston Benoit meurt en juillet de la même année. Son gendre, Jean Valette, prend la direction de l'usine. Il a compris que l'usine doit être modernisée, que les règles sociales ont changé, que le paternalisme n'a plus lieu d'être et que l'ère du syndicalisme vient de s'ouvrir. Mais en 1951, il meurt, lui aussi.
Une nouvelle fois, Marguerite Benoit devient la directrice du site. Elle a 71 ans, est d'une autre époque et ne croit pas que la concentration industrielle en marche dans le secteur du sucre soit l'avenir de la filière. Mais surtout, elle refuse d'améliorer la productivité de l'usine au détriment de l'emploi. Un mauvais choix technologique va grever les finances de l'entreprise qui n'est pas assez productive que ses concurrents. La SASDF fait faillite en 1969. C'est la fin de la sucrerie de Francières.
"Au moment de la fermeture, Francières traitait 800 tonnes de betteraves par jour. Aujourd’hui, Chevrières qui est l’usine la plus proche, à 8 km de Francières et à laquelle je livre mes betteraves, traite environ 12 000 tonnes de betteraves par jour, explique Jean-Pierre Bricout, lui-même agriculteur et descendant de Marguerite Benoit. C’est la dernière sucrerie dans l’Oise. Les plus grosses sucreries de France traitent 24 000 tonnes de betteraves par jour. On voit bien la différence entre les usines de l’époque et celles d’aujourd’hui. En 1900, il y avait plus de 500 sucreries en France. Aujourd’hui, il n’en reste plus que 20. Mais on fait plus de sucre aujourd’hui qu’en 1900."
On voulait attirer l’attention sur ces bâtiments pour que les gens les voient non plus comme une friche mais comme un patrimoine.
Jean-Pierre Bricout, Association de sauvegarde de la sucrerie de Francières
La sucrerie est démantelée par les ferrailleurs et autres démolisseurs. Les habitants quittent un à un le hameau. Marguerite Benoit meurt en 1972 dans la maison patronale d'une usine vide.
Abandon et lente renaissance
Les lieux vont rester la proie du temps et des vents jusqu'en 1996, date à laquelle est créée l'Association de sauvegarde de la sucrerie de Francières. "Ce qui ferme en 69, c’est l’activité industrielle mais l'activité agricole, elle, se poursuit, précise Jean-Louis Bricout. L'entreprise s'appelle aujourd'hui la Société agricole de Francières dont je suis patron. L’ensemble des bâtiments de l'usine appartient à cette société. Les murs ont été donnés à bail à l’association de sauvegarde de la sucrerie de Francières pour les sauver, réhabiliter et à terme ouvrir le lieu au public pour des concerts ou des pièces de théâtre. Le site était vu comme une friche industrielle et à l’époque, une friche industrielle, on la rasait. Et nous, on voulait attirer l’attention sur ces bâtiments pour que les gens les voient non plus comme une friche mais comme un patrimoine."
Un patrimoine inscrit aux monuments historiques en 1999. "C'est la seule sucrerie à betteraves inscrite", selon Jean-Pierre Bricout. S'il reste encore beaucoup de travaux, les plus urgents ont déjà été réalisés dont la mise hors d'eau des bâtiments. L'école et la chapelle ont été rénovées. Tout comme la grande cheminée, les laboratoires et le puits. En 2023, Francières est choisie pour participer au Loto du patrimoine qui financera la restauration du four à chaux.
La reconnaissance ultime de la place de Francières dans l'histoire industrielle picarde, c'est probablement la création d'un centre d'interprétation de l'industrie sucrière et des agro-ressources en 2012 dans ses bâtiments. Ces larges bâtiments de briques rouges dont les vitres ont disparu depuis longtemps et qui, avec la haute cheminée qui tient bon, la vaste cour vide et les rails de chemin de fer qui ne mènent plus nulle part, laissent imaginer que l'endroit redeviendra un lieu important.