L'histoire du dimanche – Le sucre de betterave, une production imposée par Napoléon lors du blocus continental de 1806

Si la culture de la betterave, majoritairement produite dans l'actuelle région Hauts-de-France, reste expérimentale à la fin du XVIIIe siècle, elle se développa sous Napoléon 1er, contraint de s'intéresser à la filière suite au blocus continental de 1806.

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C'est l'une de ses nombreuses batailles : la bataille du sucre. Tout commence le 21 novembre 1806, lorsque Napoléon 1er instaure, par le décret de Berlin, un blocus continental destiné à affaiblir l'Angleterre en interdisant ses marchandises en Europe et en bloquant l'accès à ses navires. "On est dans une guerre d'usure depuis 1792, explique Maxime Patte, professeur d'histoire. On voit bien que militairement, on a du mal à faire tomber les Anglais et inversement. Donc on va essayer d'asphyxier économiquement les pays. C'est un blocus qui est réciproque, puisque la marine anglaise bloque également ce qui arrive d'ailleurs."

Conséquence, les bateaux transportant le sucre de canne provenant des Antilles n'arrivent plus en France. "Quand vous commencez à manquer de produits alimentaires, ce sont des choses suffisantes pour tendre une population, indique Maxime Patte. Alors ici, ce n'est pas le sucre qui va provoquer une révolution, mais il y a déjà eu des petites pénuries qui ont provoqué des tensions. Plutôt dans les milieux aristocratiques et bourgeois d'ailleurs parce qu'à l'époque c'est une denrée assez rare, très chère. C'est vraiment un produit de luxe."

La solution est donc de se tourner vers la production locale à base de betterave. Certains, bien avant les chimistes et industriels du temps de Napoléon, se sont déjà penchés sur la question de l'extraction du sucre à partir de ce légume.

Des premières études dès le XVIIe

Dans son ouvrage, Le théâtre d'agriculture et mesnage des champs en 1600, l'agronome français Olivier de Serres est le premier à remarquer ce sirop fort en sucre qu'il est possible d'obtenir à partir de la betterave. Mais cette découverte reste relativement inaperçue.

Il faut attendre 1747 pour que le sucre contenu dans ce légume soit mis en évidence dans les travaux du chimiste prussien Andreas Sigismund Marggraf. Il est ainsi allé plus loin que l'extraction du sirop et est parvenu à isoler le saccharose de la betterave et réaliser la cristallisation du sucre.

Ceci étant, cette technique ne permettait pas de développer une exploitation industrielle, jusqu'au travaux de l'un de ses élèves, Franz Karl Achard. "S'ils ne sont pas restés confidentiels, loin s'en faut, les travaux de Marggraf ont tout de même attendu plus de quarante ans pour séduire des entrepreneurs", commentent Denis Brançon et Claude Viel dans leur article paru dans la Revue d'Histoire de la Pharmacie en 1999.

En 1796, son étude sur la technique d’extraction du sucre à une échelle industrielle est publiée en France dans les Annales de chimie. "On commença ainsi à prévoir que la production industrielle du sucre de betterave pourrait peut-être devenir un jour une réalité, mais à un prix de revient plus élevé que celui du sucre de canne. D’autre part, l’aspect du nouveau produit ne présentait ni la blancheur ni la pureté de son concurrent, si bien que les critiques ne lui furent pas ménagées", commente l'historien Paul Ganière dans la Revue du Souvenir Napoléonien de 1971.

Parvenir à une technique d'extraction rentable

En 1799, le chimiste français Nicolas Deyeux, professeur à l’Ecole de Médecine de Paris et futur Premier Pharmacien de Napoléon, reprend les travaux d'Achard et parvient à reproduire sa technique d'extraction. Selon les conclusions de son analyse, pour s'adapter à l'industrie, il faut assurément trouver une solution pour baisser le prix de revient et transformer le sucre roux en sucre blanc.

Benjamin Delessert, poursuivit sur cette voix. En 1801, ce fils de riche banquier parisien, qui avait repris les affaires familiales, installa sa première fabrique de sucre à Passy et continua d'essayer d'extraire du sucre de bonne qualité.

"Les événements extérieurs vont accélérer le cours des recherches, indiquent Denis Brançon et Claude Viel. À partir de 1807, par l'effet du blocus continental, tous les ports sont coupés, les flottes des pays neutres se retirent et les importations officielles de sucre brut en France passent en une année de 25 000 à 2 000 tonnes. Seules sources d'approvisionnement : les prises de corsaires, la confiscation dans les territoires conquis ou administrés des stocks existants et la contrebande."

Plusieurs entrepreneurs français se penchent sur la question de l'extraction du sucre de la betterave comme Louis Crespel-Dellisse qui installera son atelier à Lille en 1810. Jean-Antoine Chaptal, ami de Benjamin Delessert, chimiste de formation et ministre de l’Intérieur de 1801 à 1804, jouera aussi un rôle déterminant.

Napoléon initie une production de grande envergure

Le 19 novembre 1810, Nicolas Deyeux et Jean-Pierre Barruel, chef du laboratoire de chimie de l’École de médecine, présentent deux pains de sucre de betteraves cristallisés devant les membres de l’Institut de France. Ils publient un mémoire sur la fabrication du sucre de betterave inséré dans les Annales de chimie et de Physique en 1811. En parallèle, Louis Crespel-Dellisse obtient également un pain de sucre cristallisé qu’il remet au maire de la ville de Lille.

Au début de l'année 1811, une nouvelle commission désignée à la demande de Chaptal par l’Académie des Sciences fait le point sur la fabrication du sucre de betterave. "Dès la parution de cette étude, Montalivet, ministre de l’Intérieur, adressait à l’Empereur un long rapport dans lequel il l’invitait à encourager les promoteurs de l’industrie sucrière française et à les aider à remporter sur l’Angleterre une victoire incontestable", explique Paul Ganière dans la Revue du Souvenir Napoléonien.

Delessert va recevoir la Légion d'honneur parce qu'il fait partie de ceux qui relèvent la France, comme un militaire qui remporte une bataille

Maxime Patte

Le 25 mars 1811, Napoléon 1er impose par décret la mise en culture de 32 000 hectares de betteraves sur l’ensemble du territoire français. Il ordonna également qu’une superficie de 4 000 hectares située dans le nord de la France soit réservé à la culture de la betterave. Le décret prévoit également que le sucre de canne doit être remplacé à terme par le sucre de betterave. L'objectif est donc de s'en approcher au maximum.

Dans sa sucrerie de Passy, le 2 janvier 1812, Benjamin Delessert parvient à présenter à l'Empereur deux pains de sucre blancs cristallisés. Satisfait du résultat, Napoléon lui remet sa propre Légion d’honneur et le nomme "raffineur impérial." "C'est un enjeu politique. C'est une façon de dire que Napoléon, et donc la France, n'est jamais dans l'impasse. Delessert va recevoir la Légion d'honneur parce qu'il est celui qui va trouver une solution au manque de sucre et forcément il fait partie de ceux qui relèvent la France, comme un militaire qui remporte une bataille", souligne Maxime Patte. 

Après la fin du Premier Empire, l'essor industriel

Ceci étant, la production sucrière reste minime. Peu de départements respectent les quotas et le manque d'expérience des cultivateurs ne permet pas d'obtenir un bon rendement. "Il ne faut pas, en effet, surévaluer la production de sucre sous Napoléon, c'est bien après son règne qu'il va y avoir une vraie production de sucre de betterave en France, rappelle Maxime Patte. Même s'il y a eu des procédés industriels qui se sont développés sous son temps, Napoléon a retardé l'industrialisation en France. Il ne croyait pas en l'industrie, parce que cela venait d'Angleterre. Il ne s'agissait donc pas de faire comme eux. C'est aussi pour cela que la production à grande échelle s'est développée plus tard."

En Picardie, il existe tout de même plusieurs sucreries. À cette époque, huit sont créées dans l'Aisne : à Château-Thierry et Laval en 1811, Soissons, Vailly-sur-Aisne, Fourdrain et Gouy en 1812, et Roupy et Rogny en 1813. Dans l'Oise en revanche, la seule sucrerie du département ferme ses portes en 1813.

Avec la chute de l'Empire en 1815, le sucre de canne est de nouveau importé pour le marché français. De nombreuses sucreries font faillite. Il faudra attendre la loi du 18 juillet 1822 qui augmente la taxe d’importation des sucres étrangers pour relancer la production du sucre de betterave en France. "On imagine très bien que les Français voulaient continuer de produire leur sucre de betterave pour la simple et bonne raison que cela coûtera beaucoup moins cher que le sucre de canne", commente Maxime Patte. Parmi eux, Louis Crespel-Dellisse compte bien ne pas laisser tomber.

En 1833, il possède plusieurs sucreries dans le Nord, le Pas-de-Calais et la Picardie. Il prend notamment la direction de la sucrerie de Francières dans l'Oise, investit dans du matériel plus performant et développe son usine qui deviendra l'une des plus importantes de la région.

Les sucreries concentrées dans le Nord de la France

Rapidement, la Picardie compte de plus en plus de sucreries. En 1836, on en recense 50 dans la Somme et 45 dans l'Aisne. Les deux départements sont ceux qui en comptent le plus derrière le Nord et le Pas-de-Calais. Après 1840, la production est réellement concentrée dans l'actuelle région Hauts-de-France.

Sur l’ensemble de la région, les statistiques de 1865 dénombrent 125 établissements sucriers (76 dans l’Aisne, 23 dans l’Oise et 26 dans la Somme), soit une augmentation de plus de 25% en l’espace de 20 ans.

De nombreux progrès techniques viennent également participer à l'accroissement de la production : les chaudières, les machines à vapeur, les lavoirs à tambours, la carbonatation multiple... La plus importante des inventions reste la râperie, créée par un industriel picard, et expérimentée pour la première fois dans son établissement de Moncornet dans l'Aisne.

En 2019-2020, la France a produit 4,957 millions de tonnes de sucre de betterave majoritairement vendu en France et en Europe. Cinq groupes industriels et entreprises se partagent la production du sucre : Tereos, Cristal Union, Saint Louis Sucre, Lesaffre Frères et Ouvré Fils SA. Il existe 25 sucreries en France dont 10 sont situées dans les Hauts-de-France.

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