Fondé dans la petite ville de Guise, dans l'Aisne, au XIXe siècle, par l'industriel axonais Jean-Baptiste André Godin, le familistère se voulait être une ville ouvrière modèle. Jusque dans les années 1960, le gigantesque complexe fut dédié à améliorer la vie quotidienne des ouvriers des usines Godin en leur proposant à proximité des logements décents et des loisirs.
Un véritable château de Versailles en briques rouges domine le centre-ville de Guise, petite ville de 4 500 habitants du nord de l'Aisne. Comme le palais de Louis XIV, le familistère de Guise possède un pavillon central cerné de deux ailes, abritant de nombreux appartements lumineux, des jardins, ou encore un théâtre. Mais lui n'était pas destiné à épater la noblesse : le familistère a été conçu par l'industriel axonais Jean-Baptiste André Godin pour le confort de ses propres ouvriers et de leurs familles. D'où son nom !
Une société plus égalitaire
Ce géant de briques a pu voir le jour grâce au passé ouvrier de Jean-Baptiste André Godin et son succès industriel. Né en 1817 à Esquéhéries, à quelques kilomètres de Guise, "Godin travaillait là avec son père dans l'entreprise familiale de serrurerie," conte Maxime Dequecker, responsable de la communication du familistère.
À l'aube de ses vingt ans, il réalise avec son cousin le tour de France des compagnons. Là, il découvre la fonte de fer, mais aussi la condition horrible des ouvriers au XIXe siècle, qui sont notamment logés dans des chambres insalubres et sans lumière. À l'époque, leur espérance de vie ne dépasse pas 36 ans.
Maxime Dequecker, à propos de J.-B. Godinresponsable de la communication au familistère de Guise
De là émergent dans la tête de ce contemporain de Karl Marx des questions sociales : si un jour quelqu'un travaille pour lui, il devra en prendre soin. Il commence à lire Charles Fourier, l'un des pionniers du socialisme utopique. Celui-ci se plaît à imaginer des communautés agricoles appelées "phalanges" qui reposeraient sur la libre association de ses membres. Ces derniers résideraient dans des "phalanstères", un complexe mêlant production et travail, mais aussi des logements confortables et des loisirs.
Le "Palais social" et les multiples annexes
Les affaires sourient à Jean-Baptiste André Godin. Grâce à l'invention d'un poêle en fonte dont il dépose le brevet, les commandes pleuvent et l'entreprise d'Esquéhéries devient rapidement trop petite. Le jeune patron prospecte dans la région et trouve en 1846 le terrain adéquat à Guise pour implanter son usine de serrurerie-chauffage. Il pense déjà à y adjoindre un lieu où il logerait ses ouvriers dans les meilleures conditions possibles. Car, inspiré par Fourier, il compte bien "créer à Guise une société alternative à celle de l'époque, une société qu'il trouve plus équitable", rappelle Maxime Dequecker.
Avant de se lancer, Godin finance un phalanstère au Texas. Mais ce projet ne prend pas, déçoit Godin et périclite. Il se sert de cette expérience pour adapter les idées de Charles Fourier à ses besoins de patron d'industrie.
Maxime Dequeckerresponsable de la communication au familistère de Guise
Inspirée des phalanstères, la construction du familistère début en 1856 juste en face de l'usine, de l'autre côté de l'Oise. C'est Jean-Baptiste André Godin, en architecte autodidacte, qui en dessine lui-même les plans. Grâce à un innovant système d'aération naturelle, l'air circule en permanence des grilles situées dans les caves jusqu'aux verrières des atriums. "Encore aujourd'hui, les étudiants en architecture viennent régulièrement analyser le bâtiment", souligne Maxime Dequecker.
Chacun des trois bâtiments du Palais social (le pavillon principal et ses deux ailes) abrite des appartements à la lumière traversante qui gravitent autour d'un vaste atrium central. Les logements, de tailles différentes, sont attribués aux ouvriers de l'usine Godin en fonction de la taille de leur famille, et non de leur hiérarchie dans l'entreprise. Au crépuscule de sa vie, Godin fait édifier deux autres pavillons (Landrecies en 1883 et Cambrai en 1884, voir plan ci-dessous), portant à 490 logements et 1 750 occupants la population du familistère en 1889.
En face de ce grand palais social, le chef d'entreprise fait construire des écoles et un théâtre. "L'école était obligatoire pour les enfants des employés, relate maxime Dequecker. Si on s'apercevait que les parents les envoyaient au travail, ces derniers pouvaient être virés." Sur les bords de l'Oise, Jean-Baptiste André Godin aménage une buanderie-piscine chauffée par l'usine voisine et un parc. Et - chose inédite pour l'époque - une nourricerie-pouponnat derrière le Palais social, pour permettre aux femmes de travailler comme les hommes. Tous ces services, qui fonctionnent grâce à une cinquantaine d'employés dédiés au familistère, sont réservés à ses ouvriers.
"Godin est conscient que sa richesse vient de ses ouvriers, et souhaite rendre cette richesse aux familistériens en leur amenant des loisirs au travers du théâtre, une société de tir à l'arc, une harmonie par exemple", raconte Maxime Dequecker.
Un siècle de laboratoire social
La société alternative imaginée par Jean-Baptiste André Godin est concrétisée le 13 août 1880 avec la création de l'"association coopérative du capital et du travail". Cette association fait des employés de l'entreprise les propriétaires collectifs du familistère, des usines et des capitaux. Tous les responsables de l'association ont obligation de résider sur place, au familistère.
"Ce n'est pas ce que l'on appelle du paternalisme industriel [organisation sociale d'une entreprise selon laquelle le patron se comporte en père pour ses salariés, NDLR], puisque ce concept sous-entend que les logements offerts aux employés permettent au patron de les avoir constamment sous la main et de les contrôler. Dans le cas de Godin, les ouvriers deviennent propriétaires et toutes les décisions sont prises collectivement par le vote. Et les femmes y sont déjà associées."
Godin s'éteint le 15 janvier 1888 et est enterré en surplomb des jardins du familistère. L'association lui élève une statue la même année devant le Palais social. L'association lui survit 80 ans, mais privilégie la redistribution au détriment des investissements. "Le modèle de société du XIXe siècle n'est plus du tout le même le siècle suivant : [dans les années 1960,] le familistère fait bien moins moderne, les travaux pour établir l'eau courante n'ont jamais été réalisés, considère Maxime Dequecker. De plus, il fait face à une rude concurrence avec l'avènement de la mondialisation. Les demandes ne sont plus là et les responsables de l'association n'ont plus les épaules".
Ramener de la vie au familistère
En 1968, l'association coopérative du capital et du travail est dissoute, le familistère est définitivement séparé des usines. Celles-ci sont reprises en 1970 par le groupe Le Creuset. De son côté, les différentes parties du familistère connaissent un destin divers : les écoles sont municipalisées, les appartements du Palais social et des pavillons Landrecies et Cambrai sont vendus à des propriétaires privés et les autres annexes abandonnées.
Depuis 1998, le département de l'Aisne mène des travaux pour réhabiliter ce site historique unique dans le cadre du programme Utopia, avec le soutien de la Région, de l'État et l'Union européenne. Un syndicat mixte du familistère est créé en 2000 pour mener ces rénovations, qui mènent notamment à la création d'un musée et d'une buvette dans le pavillon central. En 2023, seuls quinze appartements sont toujours habités dans le pavillon central. Le théâtre a rouvert et accueille des spectacles et des séminaires d'entreprises.
La phase 4 d'Utopia va amener, au deuxième semestre 2023, à la livraison de 77 nouveaux logements dans l'aile droite. En 2027, devrait ensuite être inauguré le Familistère Campus, qui accueillera un établissement hôtelier doublé d'un lieu de séminaire et de cotravail, dédié à l'économie sociale et solidaire. "C'est un projet novateur qui rejoint l'esprit de Godin, juge Maxime Dequecker. Autour de ce patrimoine industriel, on va regrouper des logements, des expositions culturelles, un musée... On va ramener de la vie au familistère."