La grippe a tué plus de 8 000 personnes en France l'année dernière. Pourtant, ce virus inquiète beaucoup moins que le Covid-19, qui provoque des réactions collectives "disproportionnées", d'après Christophe Al-Saleh, philosophe de l'Université Picardie-Jules Verne.
Depuis plusieurs semaines, tous les regards sont tournés vers le petit nouveau, le Coronavirus Covid-19, et particulièrement dans l'Oise, où se trouve l'un des foyers de contamination. À tel point que l'on oublierait presque les autres épidémies hivernales, qui sont pourtant bien passées par la France elles aussi : bronchiolite, gastro-entérite aïgue, et surtout la grippe saisonnière, qui tue plusieurs milliers de personnes chaque année.
Si le pic est passé depuis deux semaines dans la région, l'épidémie est encore bien présente d'après Santé Publique France.
Pour le moment, difficile de comparer les chiffres du Covid-19 et de la grippe, car l'un vient d'apparaître et l'autre est déjà passé. On peut néanmoins s'étonner de la différence de comportement de la société vis-à-vis de ces deux virus. Alors que les autorités de santé recommandent chaque année l'utilisation de gel hydroalcoolique pour limiter la propagation des virus, depuis quelques jours, les rayons des pharmacies en sont vidés, et le gouvernement doit même en plafonner le prix pour éviter les dérives. Dans les magasins, les rayons pâtes, riz ou conserves, se vident plus rapidement qu'à l'accoutumée. Et dans certaines communes, les livraisons de courses à domicile ont considérablement augmenté.
Comment expliquer un tel emballement ? D'après Christophe Al-Saleh, philosophe amiénois qui suit de près les comportements collectifs depuis l'arrivée du virus, plusieurs facteurs expliquent ces réactions "complètement disproportionnées par rapport à la dangerosité réelle du virus".
Peur de l'inconnu
"D'abord, il y a eu l'indifférence complète, parce que c'était loin. C'était menaçant, mais loin. Puis il y a eu les réactions racistes, qui relèvent en fait d'un sentiment de peur déguisé.", explique-t-il. "La bascule s'est fait il y a une semaine, quand c'est vraiment arrivé en France. C'est là que la panique collective est arrivée. C'est lié à la peur de l'inconnu, parce qu'on ne connait pas encore bien ce virus. (...) La grippe, on la connaît, on la maîtrise, même si les gens ne se vaccinent pas, ça ne fait plus peur."
En effet, si la grippe saisonnière tue toujours... elle n'effraie plus autant. "C'est curieux, mais à partir du moment où le vaccin existe, même si on n'est pas vacciné, on se sent protégé. Ça relève de la pensée magique." En effet, moins de la moitié de la population française se vaccine contre la grippe chaque année.
"Contagion émotionnelle"
"Mais la peur de l'inconnu n'explique pas tout." D'après l'universitaire, le Covid-19 a réveillé des "réflexes archaïques" liés à des événements traumatisants de l'histoire. "Il y a dans la société une référence collective à des événements traumatisants où il y a eu un manque, des grandes épidémies, ou plus récemment la guerre. Des choses qui sont dans l'inconscient collectif mais auxquelles on n'est pas habitués." C'est là qu'arrivent la peur de manquer, et la ruée vers les rayons pâtes et conserves des supermarchés."La peur se répand. Pourtant, il n'y a pas de catastrophisme dans les médias. Mais ça ressemble plutôt à une contagion émotionnelle. (...) On n'est pas du tout dans le rationnel, c'est une épidémie de panique et d'irrationnalité.", précise-t-il. "Depuis le début de ce phénomène, je pense à la phrase d'un autre philosophe, Ludwig Wittgenstein, qui résume très bien la situation : "La folie nous environne de toutes parts.""
Effet boule de neige
Deux autres facteurs renforcent ces comportements "irrationnels" : "Il y a l'incertitude. C'est un élément, on ne sait pas ce qui va se passer. (...) Et le confinement aussi fait peur. On est dans une société de liberté, alors ne plus avoir la liberté de ses mouvements, c'est très angoissant." La somme de tous ces éléments engendre ensuite des "comportements moutonniers" : "On se dit que c'est idiot d'aller faire le plein de pâtes, mais quand on voit les rayons à moitié vides, on se dit que finalement, on devrait quand même en acheter nous aussi, et on crée la pénurie."Enfin, Christophe Al-Saleh met en perspective ce phénomène avec les catastrophes auxquelles l'humanité devra faire face à l'avenir. "C'est intéressant, parce qu'on se dit que ce n'est pas très grave comme virus, alors si on arrive à quelque chose de plus grave, qu'est-ce qui va se passer ?" Il évoque par exemple les enjeux environnementaux. "Le réchauffement climatique est une certitude beaucoup plus menaçante, nous ne sommes pas loin de l'effondrement du système climatique à cause de notre propre impact, mais ça ne crée pas de mouvement de panique. Probablement parce que contrairement aux épidémies, ça, on n'en a pas encore eu l'expérience, ça semble lointain, donc on n'a moins peur."