C'est une fourmilière dont Amazon ne renierait pas la logistique: dans un grand entrepôt de Calais, une association assure la livraison de vêtements ou nourriture aux migrants de la "jungle", un dispositif prêt à être redéployé ailleurs après la décision d'évacuation d'une partie du bidonville.
"On était une petite association locale, on est pratiquement devenus une entreprise...", souffle, incrédule, Christian Salomé, président de l'Auberge des migrants. Dans ce hangar de 3.300 m2 où s'activent chaque jour entre 100 et 300 bénévoles, les dons aux migrants sont triés, stockés - ou cuisinés dans le cas de la nourriture - avant d'être distribués dans la "jungle". Le tout en moins de 24 heures, quotidiennement, selon une mécanique logistique bien huilée.
"Nous avons des référents dans la +jungle+, qui nous disent ce qui leur manque. Le lendemain on livre leur commande tôt, vers 5h du matin", explique M. Salomé. Dans la gare de triage des vêtements, un écriteau avertit : "port de la veste de chantier obligatoire". Les habits sont en effet entreposés sur de hautes étagères alignées comme des rayons de supermarché, dans des boîtes ou des sacs de toile soigneusement étiquetés. "Nous les trions par type, taille et genre", relate Renke, Néerlandais d'une trentaine d'années, chef du service pour quelques jours. "C'est du flux tendu : en début de semaine, la pile à trier allait jusqu'au plafond, aujourd'hui elle est basse car depuis tout est parti dans la +jungle+".
L'opération s'avère difficile à cause de multiples dons inadéquats, comme des vêtements farfelus ou trop grands, des robes de soirée... "Vêtements que vous ne porteriez pas et que nous ne donnerons donc pas", dit l'une des pancartes. En revanche, certains habits sont en rupture de stock, comme les sous-vêtements pour homme - qu'on ne peut donner que neufs -, les gants, les imperméables. L'endroit comporte également une pharmacie grillagée et cadenassée, à l'accès strictement contrôlé.
Une organisation fragile
A l'autre extrémité du bâtiment, musique à fond, Mary, petite Allemande brune de 33 ans, cuisine en brigade salade, riz, plats épicés ou encore gâteaux pour plusieurs milliers de migrants sous l'égide d'un chef professionnel venu d'Angleterre. "Nous devons composer avec les dons reçus, et pour des nationalités diverses. Par exemple on ne fait pas de pâtes ou de fromage, car ça entre peu dans les habitudes. Et si on distribue de la viande, il faut qu'elle soit hallal", note Mary.Dans un hangar séparé noyé par le bruit des scies et des marteaux, une vingtaine d'autres bénévoles bricolent des cabanes en kit, que les migrants assembleront eux-mêmes dans la "jungle" pour se les approprier. Ellis, Gallois de 22 ans, ne quitte pas son curieux chapeau surmonté d'une plume même en plein effort de fabrication d'une table. "Je suis technicien dans un cirque donc je suis assez manuel", explique le jeune homme, qui emploie ses vacances à aider ici.
"Ils sont d'une efficacité incroyable, à bosser dans le froid", admire M. Salomé. Ce petit homme souvent coiffé d'un simple bonnet dirige à présent une association salariant quatre personnes à temps plein et indemnisant 16 personnes à hauteur de 500 euros mensuels, pour un budget de fonctionnement de 40.000 euros par mois.
Mais point de 3x8 : l'Auberge des migrants n'a pas de planning pour tous. Les bénévoles, à 90% britanniques, viennent généralement pour moins d'une semaine, travaillent quand ils le veulent, et le temps qu'ils veulent. "C'est une organisation fragile", admet Renke. Mais ô combien nécessaire depuis la publication le 2 septembre de la photo d'Aylan, 3 ans, retrouvé sans vie sur une plage de Turquie et qui avait ému l'opinion. Cette simple image a conduit à la création de la plateforme humanitaire : il a bien fallu ordonner les dons qui, dès le lendemain, croulaient dans la "jungle".
Cette expertise patiemment construite au fil des mois ne va pas disparaître avec le démantèlement programmé d'une partie de la jungle, acté jeudi par la justice : "tout va s'organiser autour de Grande-Synthe", à 40 km, où s'est établi un camp de 1.100 migrants, affirme M. Salomé