DOSSIER. Crowdfunding, système D, troc artistique : la débrouille des artistes pour continuer à faire vivre la musique

Certains sortent des clips ou des albums, d'autres sont forcés de prendre un petit boulot pour survivre. Tous attendent l'autorisation de pouvoir remonter sur scène. Comment les musiciens gèrent-ils la crise sanitaire ? Éléments de réponses, avec des artistes des Hauts-de-France.

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"On doute… On se dit que les gens vont nous oublier après tous ces mois d’absence. Mais en fait, non. Le public ne nous oublie pas. C’est ça, la magie." Manukeen a le sourire. Malgré la crise, la cagnotte lancée sur le site solidaire participatif Helloasso pour produire son quatrième album a atteint 49% en deux semaines. Ce rocker valenciennois est un "full indé", comme on dit. "Je fais tout moi-même, on est nombreux dans ce cas. J'ai fondé mon propre label associatif en 2015."

Avec l'arrivée du Covid, il n’avait pas prévu de se lancer dans un quatrième album. L'artiste finissait tout juste sa tournée au début de la crise sanitaire et l’a conclue en sortant le clip de Let me dream, axé sur le vide. "C'est le confinement qui m'a inspiré. J’avais mis le feu au théâtre de Denain, et là… Plus rien."

Les retours sont unanimes et les fans, fidèles, lui envoient de nombreux messages pour lui réclamer un quatrième album. Ça tombe bien, il l’a en tête. Pendant le confinement, il a travaillé sur "quelque chose de différent". Un projet pop rock électro urbain, avec une majorité de textes en français, "et ça, c’est très nouveau". Manukeen, qui a recouru au crowdfunding pour tous ses albums, n'a pas hésité cette fois-ci non plus, d'autant qu'il a derrière lui une forte communauté, grandissante, qu’il appelle les "Angels".

"Le public répond toujours présent et ça fait chaud au cœur, dit-il, des étoiles dans les yeux. Les gens sont prêts à acheter mon album alors même qu'il n'existe pas encore! Et heureusement, car ce que le gouvernement et la Sacem ont pu me verser comme aides en tant qu'auto entrepreneur est minime. Juste de quoi manger."

Je touche 1000 euros par mois. Avec 800 euros de loyer. (...) J'ai été obligé d’appeler ma mère au secours. Deux fois. A 46 ans, ça fout les boules…

Frédéric Aberson, pianiste professionnel

Même son de cloche du côté des intermittents, comme Hervé Coquerel, batteur calaisien du groupe de death metal Loudblast et de Black Bomb A, un crossover de hard rock, punk et metal. "On est 700 000 intermittents en France, recense-t-il, 120 000 seulement ont conservé du travail sur la période. Pour les autres, on a eu droit à une année blanche. On a été indemnisés par Pôle Emploi mais on a forcément eu un gros manque à gagner chaque mois..." Et d'ajouter, fataliste : "La question se reposera l’an prochain, puisqu'on n’a pas eu cette année les 43 cachets sur 12 mois qui nous permettent de prétendre au statut d’intermittent."

"En tant qu’intermittent, je touche 1 000 euros par mois.", précise Frédéric Aberson, pianiste professionnel depuis 25 ans et membre du groupe picard Come Back 80. "J’ai 800 euros de loyer. Le compte est vite fait. Je me suis hyper serré la ceinture, et j’ai été obligé d’appeler ma mère au secours. Deux fois. A 46 ans, ça fout les boules…"

Depuis un an, les 40 dates de son groupe de reprises des années 80 ont été annulées et les hôtels de luxe de Chantilly, où il travaille comme pianiste d'ambiance tous les week-ends, ont aussi cessé de l’appeler. Mais Frédéric reste philosophe. Il a même publié en ligne un clip de soutien au monde du spectacle, dans lequel il interpelle avec beaucoup d'humour la ministre de la Culture Roselyne Bachelot, clip qui a fait le buzz. Tous les jours, il travaille, dans son studio d'enregistrement. "Le métier s’arrête, mais la passion, jamais."

Une passion pour la musique qu'Efyx a lui aussi, chevillée au corps. Pourtant, cet artiste lillois entre rock et électro trap, à qui tout souriait, s’est posé la question d’arrêter. Il faut dire que le premier confinement lui a coupé les ailes. Vainqueur de plusieurs tremplins, dont le Rock en stock, le groupe s’était produit devant des milliers de personnes aux Ovalies UniLasalle de Beauvais, au festival de rock R4 à Revelles (Somme), en première partie de Eiffel, ou encore lors du festival UTCéenne au Parc Astérix à Senlis.

On était dans une excellente dynamique. (...) Et d'un coup, plus rien. On nous a laissés crever la gueule ouverte.

Efyx, artiste lillois

"On terminait la tournée du premier album, se remémore-t-il, nostalgique. On a joué en Bretagne, un peu partout au nord de Paris, au Bus Palladium. On devait même jouer au festival Pic'Arts, près de Soissons, avec Skip the use, KO KO MO, Suzane… On était dans une excellente dynamique. On commençait à être un peu plus que des locaux, et j’envisageais de créer mon label. Et d'un coup, plus rien. On nous a laissés crever la gueule ouverte." Ni intermittent, ni auto-entrepreneur, le chanteur en autoproduction n'a droit à aucune aide et a dû prendre "un petit boulot à côté, pour tenir".

Décidé à ne rien lâcher, il profite du temps qui lui est donné pour relever un nouveau défi. "Je me suis formé à la technique du dessin animé avec des tutoriels sur YouTube et j'ai fait moi-même le clip de Trash for Legacy." Envers et contre tout, il décide de lancer son projet d’album et un crowdfunding qui s'achèvera le 15 mai.

Comme pour Manukeen, les fans sont au rendez-vous. "On ne savait pas à quoi s’attendre, après un an et demi loin du public. Mais on a levé 3000 euros en six jours, de quoi sortir l'album..., s'enthousiasme Efyx. Ça nous a fait un bien fou. Si les gens n’avaient pas suivi, je crois qu’on aurait tout arrêté."

Arrêter la musique ? Impossible, c'est une vraie drogue

Antony Bellicourt, auteur et interprète

Arrêter, Antony Bellicourt a essayé. Plusieurs fois. "Aujourd’hui, la musique me coûte de l’argent, annonce ce multiartiste lillois. J’ai tenté à plusieurs reprises de laisser tomber. Mais c’est impossible. C’est une vraie drogue. J’y passe mes jours de repos, mes week-ends, mes soirées, mes nuit, même. Je mets tout de moi. Je ne peux pas faire autrement : je suis obligé de chanter."

"La chance que j’ai, analyse-t-il, c’est que j’ai trois métiers. Un métier alimentaire et à côté, la sculpture et la musique. Grâce à ce que je gagne avec mes œuvres, ça me paie mes enregistrements studio et mes clips."

Pour tourner À l’abri de nous au Fresnoy, à Tourcoing et financer une promo nationale, Antony a vendu sa voiture. "C’est toujours un coup de poker. Comme quand on va au casino. Je croyais en ce single. J’ai tout mis en œuvre pour que ça décolle mais les radios n’ont pas suivi. Trois ans plus tard, je rembourse toujours le prêt pour mon Qashqai, mais je roule en Micra.", s'amuse-t-il, un brin fataliste.

Ils sont nombreux à tout donner pour tenter de percer. Le Soissonais Jean-Philippe Mary vient de créer le duo Wiliwaw avec la chanteuse et artiste de cirque Camille Kanane. Non seulement la crise sanitaire ne les a pas empêchés de lancer leur projet mais le duo a même décidé de sortir un premier album le 1er juillet, malgré tout. Oui, c’est possible.

La musique, remède à la morosité ambiante

"Le confinement m’a servi de déclencheur, raconte Jean-Philippe, qui ne parvenait pas à utiliser son studio d'enregistrement maison, pourtant prêt depuis six mois. Je faisais un blocage. Mais quand j'ai compris que les gens allaient mal, je me suis tout de suite demandé ce que je pouvais faire pour les aider. Toutes les chansons que j’avais écrites étaient positives. Alors j’ai eu l’idée de préparer un album solaire, qui ferait du bien. J’avais notamment écrit Te relever, une chanson sur la résilience qui trouvait tout son sens en cette période. C’était le moment ou jamais de l’offrir au public."

Grâce au crowdfunding, l'album de 14 titres, pour lequel le duo a invité dix autres artistes picards, sortira même en physique, le 1er juillet. "On a eu 62 contributeurs, 2500 euros, s'enflamme Jean-Philippe. Ce n'est que de l'amour."

La scène manque, humainement et financièrement

Comme les autres artistes, Wiliwaw attend désormais la scène pour faire vivre son album. Pour tous, c'est évidemment difficile d'être loin du public et le manque à gagner est conséquent. "Notre modèle économique, c’est le concert, décrypte Efyx. On se rémunère grâce aux cachets, aux ventes de merchandising et d’albums. Et les concerts nous rapportent 90% de nos droits d’auteur contre 10% seulement pour les radios et le streaming. Le streaming, c’est bon surtout pour la visibilité mais ça ne rapporte rien."

"Le clip À l’abri de nous m’a coûté 21000 euros, compte Antony Bellicourt. En tout, j’ai gagné 70 euros avec le streaming et le téléchargement. Quand je suis écouté une fois sur Deezer, je touche 0,002 centimes."

Le streaming, c'est un vrai braquage

Jérôme, du groupe nordiste III Vagues

Pour Jérôme de III Vagues, groupe pop de la métropole lilloise avec des racines nordistes pures, le streaming est une catastrophe pour le monde de la musique. "Ça rapporte d’abord au producteur, explique-t-il, puis au site support, à l’interprète, et en dernier aux auteurs. C’est le mec qui crée la chanson qui est le moins rémunéré, c’est un vrai braquage." Alors, de quoi peut vivre un auteur ? La réponse est simple : "Le disque, le live, la radio et la télé, affirme Jérôme. Éventuellement la synchro, si ses chansons sont utilisées dans des publicités par exemple."

Esteban Fernandez en a bien conscience. Lui qui vient de tourner un clip hommage à sa ville de Valenciennes sous le nom Fe a décidé de se diversifier, "la clé pour s'en sortir". Il a par exemple accepté de donner des cours de sound design dans des écoles de jeux vidéo.

"Quand j’ai vu arriver le premier confinement, se souvient-il, ça m’a obligé à me remettre en question, à décrocher mon téléphone et à appeler mes contacts. C'est comme ça que j'ai été signé par un label qui fait des musiques de synchronisation." Depuis, il a fait quelques titres qui entrent dans le catalogue et peuvent être synchronisés sur des films, des docus, des JT… "Je prépare aussi pour eux un album typé science-fiction, une de mes passions.", explique-t-il.

Les membres du groupe picard de reprises Dust, eux, se sont focalisés sur leurs projets musicaux perso. Flamm, le batteur, a enregistré un album de reprises de Michel Delpech. Le chanteur Loïc Van Zon a travaillé en studio sur la musique d’un film qui sortira en fin d’année. "Je fais aussi des sets en solo à l’étranger, confie-t-il depuis les Maldives. En février, j’étais au Mexique. Là, je vais d’île en île pour jouer seul en acoustique sur la plage, au moment d’un apéro, ou à l’occasion d’une soirée spéciale."

Depuis les annonces gouvernementales, ma boîte mail se remplit et mon téléphone resonne."

Loïc Van Zon, chanteur du groupe Dust

La reprise des concerts dans l'Hexagone, il commence à y croire. "Depuis les annonces gouvernementales, ma boîte mail se remplit et mon téléphone resonne, se réjouit Loïc, même si ça reste très timide. On a des clients qui veulent réorganiser des événements, des villes qui nous contactent. Mais je crois qu’il va falloir gérer une nouvelle clause Covid dans les contrats…"

Pour Hervé Coquerel, qui a une répétition prévue la semaine prochaine aux Quatre Ecluses à Dunkerque, avec Black Bomb A, c'est le soulagement. "Ça fait des mois que je m’entraîne seul chez moi. On finit par douter. Sincèrement, je ne sais pas si j’aurais tenu une année de plus." Son autre groupe, Loudblast, a sorti un album très attendu le 27 novembre 2020. "On avait 42 dates. Elles ont toutes été annulées.", déplore-t-il. Sans tournée, l'album est mort-né.

Des tournées nécessaires pour faire vivre les albums

Manukeen, dont le quatrième album devrait sortir fin 2021, le confirme : "Si on ne peut pas faire vivre nos titres sur scène, en tournée ou dans les festivals, l'album est mort dans l’œuf. Le partage avec les gens, c'est notre ADN."

"Mon album sortira fin octobre, renchérit Efyx qui commence à stresser, mais pour l'après, les salles de concert ne nous donnent que des accords de principe, pas plus." Pour une tournée d'automne, il faudrait pratiquement qu'elle soit déjà signée. Alors par superstition, le pianiste Frédéric Aberson a décidé de ne pas placer trop d'espoir sur une reprise cette année et "espère une tournée pleine avec Come Back 80 au printemps/été 2022".

Contrairement à lui, Antony Bellicourt compte beaucoup sur son tourneur, Divan Productions, pour lui booker des dates dès cet été. Avec son guitariste, Germain Lewandowski, il a conçu "Chansons Populaires", un spectacle de reprises des années 80 à nos jours. Parmi les titres annoncés, La fièvre dans le sang, célèbre hit d’Alain Chamfort, dont Antony a pu tourner le clip façon Top 50, en famille et avec des copains, dans une salle prêtée par un ami, "en mode système D".

S'en sortir grâce au troc artistique

Comme tous les artistes régionaux, le groupe III Vagues a continué à travailler pendant cette période difficile. En mettant le moins d'argent possible sur la table. "Je refuse de faire appel au financement participatif, révèle Jérôme. Je ne me vois pas demander de l’argent aux gens, et combien ? Un clip, c’est 10000 euros. Au minimum."

Jérôme a donc décidé de mettre en place ce qu’il appelle un "troc artistique". Le principe est simple : "Chacun apporte son talent et on partage." De quoi économiser jusqu'à 90% du budget. "La partie technique d'un tournage revient à zéro euro en tournant avec des potes, détaille-t-il. En contrepartie, je leur ferai par exemple l’habillage sonore de leur vidéo à eux. Un habillage sonore, normalement c’est 1500 euros." Un copain lui prête un camion pour le transport de matériel ? "Je peux lui faire sa vidéo de mariage par exemple. Pour le clip On peut plus le faire, tourné dans une casse, on a mis le logo, on a parlé d’eux, ils nous ont prêté la casse."

Nous les artistes, on est les agriculteurs de la musique.

Jérôme, du groupe nordiste III Vagues

Jérôme aimerait créer une association avec des artistes régionaux. "On deviendrait un réseau qui aurait du poids dans la région, se projette-t-il. On pourrait même demander des subventions, organiser des scènes partagées, se faire prêter des salles par des communes… Ce qui fait la possibilité d’un développement, ce n’est pas l’argent, c’est le réseau."

"J’aime bien dire que nous, les artistes, on est les agriculteurs de la musique, rit Jérôme. On sème quelque chose et on récolte le bonheur des gens. Si on le fait à plusieurs, c’est un peu comme si on créait une coopérative."

"Je vois l’avenir de moins en moins noir, soupire Hervé Coquerel. Pour l’instant, il est gris, espérons qu’il va s’éclaircir encore un peu." "On a enfin une lueur d’espoir !", reconnaît Antony Bellicourt. Le groupe III Vagues, lui, est carrément optimiste : "Je pense qu’on va s’en sortir, affirme Jérôme. Le monde change, il faut l’accepter et nous adapter. C’est à nous de trouver des solutions. On est là pour créer. Alors créons."

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