Comme au premier tour du scrutin, l'abstention s'est élevée sans surprise à des niveaux records, notamment à Roubaix ou Villeneuve-d'Ascq.
77,25% d'abstention à Roubaix, 71,99% à Villeneuve-d'Ascq, 68,58% à Douai ou 68,27% à Lille. Ces taux record d'abstention, au deuxième tour du scrutin des municipales, ne sont pas une grande surprise au vu du contexte sanitaire.
Mais ils ont malgré tout contribué à rendre cette élection historique. Nous avons interrogé Julien Talpin, chercheur en science politique au CNRS, CERAPS / Université de Lille, pour analyser ce phénomène.
► Cette abstention record est-elle à mettre sur le compte de la crise sanitaire, ou cela relève-t-il du phénomène de fond que l'on constate depuis plusieurs élections ?
Les deux. Il y a au moins trois éléments qu'on peut souligner. Le premier, c'est qu'une partie des électeurs ne sont pas rendus aux urnes pour des raisons sanitaires [43% des abstentionnistes, selon une étude Ipsos / Sopra Steria pour France Télévisions, ndlr]. C'est tout particulièrement le cas pour les personnes âgées, il y a eu des déclarations en ce sens.
Le deuxième facteur, c'est la nature de la campagne. L'effet Covid s'est fait ressentir sur la campagne du second tour, qui a repris début juin. Le traitement médiatique est assez révélateur de ce point de vue là, puisqu'on a véritablement commencé à parler de la campagne une semaine avant le scrutin. Avant cela, au niveau national, il y avait eu la sortie du confinement ou la mobilisation contre le racisme et les violences policières.
Le déroulé de la campagne a été aussi marqué par cet effet Covid, avec une plus faible intensité que d'habitude : il n'y a pas eu de réunions publiques, le porte à porte a été fortement affecté... Ça, ça joue sur la participation des électeurs peu politisés. L'intensité de la campagne, l'atmosphère générale, la façon dont on en parle en famille, entre amis, ça a un impact sur la paticipation, et ce contexte général contribue très clairement à l'abstention.
Le troisième effet est encore plus indirect : les élections municipales, au second tour, sont apparues comme éloignées de ce que les électeurs venaient de vivre ces derniers mois. On a très peu parlé pendant la campagne du confinement, de la crise sanitaire, de la gestion de cette crise par la municipalité sortante. Il n'y a pas eu beaucoup de sujets qui ont porté sur ces enjeux-là. Ce que les électeurs ont vécu ne s'est pas retrouvé en débat, ce qui a pu renforcer l'idée que cette élection était loin de leurs considérations quotidiennes.
► N'est-ce pas un paradoxe de s'en désintéresser quand on voit que pendant la crise sanitaire, l'action des maires a eu un impact concret sur la vie des gens ? (distribution de masques, veille sur les plus fragiles...)
C'est un paradoxe dans le sens où les maires étaient en première ligne. D'une manière générale, ça a été une période de politisation de la société. On n'a rarement eu autant le sentiment que les choix politiques avaient un impact sur la vie des gens. C'était même une question de vie ou de mort. On a aussi vu tous les soirs le ministère de la Santé faire un bilan chiffré de la pandémie.
Dans le même temps, c'était un moment où il n'y a pas eu trop de controverses. Il y a même eu une forme d'union sacrée autour de la gestion de la pandémie, avec cette idée qu'il ne fallait pas introduire de querelle partisane. L'unité autour du maire, ou de ceux qui ont géré la pandémie, ne contribue pas à faire penser que les alternatives politiques seraient une nécessité.
L'idée qui a pu ressortir à ce moment-là, c'est qu'au fond, quel que soit le maire en place, la gestion de la crise aurait été similaire.
► Peut-on craindre que cette abstention ne mette en cause la légitimité des maires pour les six ans à venir, et ne les pousse à diriger autrement ? Stéphane Baly n'a pas manqué de souligner hier soir que Martine Aubry avait été élue par 7% des Lillois.
C'est un discours qui va être très mobilisé par les opposants puisque effectivement, la légitimité objective est très faible. Néanmoins, l'histoire nous enseigne que le fonctionnement un peu routinier, ordinaire des institutions, fait que même un maire élu par 5% de la population gouverne classiquement.
L'exemple de Roubaix est révélateur : pour son premier mandat, Guillaume Delbar avait été élu par 7% de la population totale. La participation avait été très faible (44,41%). C'était une quadrangulaire et lui-même avait reçu très peu de suffrages (34,84%, contre 33,18% pour son opposant de gauche). Malgré cela, il a mené son mandat classiquement sans tenter de transformer ses pratiques politiques, et n'a pas eu une façon de gouverner plus collégiale par exemple. Il a gouverné comme un maire de centre-droit qui dispose de la majorité.
Le mode de scrutin majoritaire contribue, si ce n'est à légitimer, au moins à permettre de gouverner. Malgré tout, Martine Aubry a dit hier soir qu'elle était sensible au fait que les électeurs écologistes s'étaient mobilisés et qu'elle allait verdir son programme.
Ce qui pourrait ressortir de cette situation, c'est néanmoins un recours accru à la démocratie participative, dont on n'a rarement autant parlé que cette année. Mais ce n'est pas nouveau à Lille. Et malgré tout, Guillaume Delbar qui avait été très mal élu en 2014 n'a pas eu de pratiques de démocratie participative très poussées.
► Que peut-on faire pour changer la donne et donner envie aux électeurs d'aller voter ?
Il n'y a pas de baguette magique, mais je vois au moins deux pistes. La première chose, ce serait de réussir à montrer que les décisions politiques ont un impact concret sur la vie des gens, ce que les citoyens ont du mal à percevoir en temps ordinaire.
Il faudrait, de la part des élus, parvenir à démontrer que tel aménagement ou telle décision n'est pas quelque chose qui sort de la cuisse de Jupiter et que les choses auraient différentes si on avait voté autrement. Et l'opposition doit être plus pédagogue sur ce qu'elle aurait fait si elle avait été élue. Le cœur du problème de l'abstention, c'est d'abord celui-là : le sentiment pour les électeurs que la politique ne change rien à leur quotidien, qu'elle est une sphère séparée qui n'a pas de prise sur leur vie.
Le deuxième élement, je pense que c'est un travail de longue haleine de repolitisation de la société, sur le temps long, et pas uniquement des jeunes. Il y a un travail d'éducation populaire à faire. Pas de l'éducation civique au sens de l'apprentissage du fonctionnement des institutions et de la constitution ; mais au sens de mettre en place des projets à l'initiative des habitants.
C'est ainsi que fonctionnait le socialisme municipal au 20e siècle à Lille, Roubaix ou Tourcoing. Ça se passait beaucoup au sein du parti politique, du syndicat, de la coopérative... Il y avait tout un système d'organisation, d'association, qui politisait le quotidien. Ce système-là s'est effondré.
Aujourd'hui, ça peut être via le rôle des associations, ça peut être la démocratie participative, mais forcément sur le temps long. Quant aux partis politiques, ils n'ont quasiment plus d'existence que pendant les campagnes. Les gens le ressentent et disent : 'Vous ne venez nous voir que quand vous avez besoin de nous pour recueillir des suffrages.' Je pense que les partis politiques ont encore un rôle un jouer, en dehors des campagnes, pour être aux côtés des habitants et contribuer à cette politisation du quotidien.
► Le vote obligatoire comme en Belgique peut-il être une solution viable ?
Ça pourrait l'être, mais ça ne serait pas une solution miracle. Ça semble tellement à rebours de la culture française, où le vote est un plébiscite des citoyens, signe de leur attachement à la République, que ça semble difficile à imaginer. Par ailleurs, il n'y a pas de consensus là-dessus.
Personnellement, je n'y suis pas opposé parce que l'intérêt de l'obligation, c'est que ça peut pousser des gens à s'y intéresser,. Parce qu'il faudra se rendre aux urnes, ça peut contribuer chez certains électeurs à s'intéresser aux programmes. Il peut y avoir un effet de politisation, qui a été observé par des études en Belgique. Mais il y a aussi un risque de vote désinvesti, chez d'autres.
Je pense que l'une des clés pour que les gens reprennent goût à la vie publique, c'est d'avoir davantage l'impression de toucher du doigt les décisions. Cela passe par davantage de recours à la démocratie directe, comme des référendums sur des sujets locaux. Je pense par exemple au devenir de la friche Saint-Sauveur, à Lille. La participation serait importante, et ça pourrait créer la légitimité nécessaire sur certains projets.
Mais il faut panacher différentes initiatives, c'est difficile d'avoir recours à la démocratie participative si en même temps, on ne fait pas d'éducation populaire. Et sans une réforme institutionnelle d'ampleur, il y a très peu de chances d'inverser la tendance, sur cette montée continue de l'abstention depuis les années 80.