L’histoire du dimanche - Le révolutionnaire picard Gracchus Babeuf, premier "communiste agissant" qui inspira Marx

Né à Saint-Quentin et acteur de la Révolution française, Gracchus Babeuf, lecteur des Lumières, fut le premier à faire de l’utopie communiste (le terme n’existait pas) un projet politique de prise du pouvoir et d’abolition de la propriété, au point d’inspirer Karl Marx.

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C’est un homme de la plus basse extraction, que rien ne destinait à un quelconque rôle. Un pauvre, "né dans la fange" (la boue) comme il l’écrira, d’une mère ouvrière du textile à domicile et d’un père petit fonctionnaire des douanes. Pourtant à Saint-Quentin dans l’Aisne, où Jean-Noël Babeuf naît le 23 novembre 1760, une place porte aujourd’hui son nom, devant le palais de justice.

Avant d’entrer dans les livres d’histoire et de philosophie, Babeuf en était lecteur et auteur. "C’est un gars du peuple qui n’est pas allé à l’école mais, on ne sait pas pourquoi, il a appris jeune à lire et écrire, avec une calligraphie remarquable et une imagination prodigieuse", souligne avec admiration l’historien Jean-Marc Schiappa, spécialiste reconnu de Babeuf (par ailleurs père de la ministre Marlène Schiappa).

À l’adolescence, Babeuf est un grand lecteur des Lumières. Et pas des best-sellers du moment. "Il correspond avec le secrétaire de l’académie d’Arras et c’est Rousseau qui revient le plus dans ses lettres, mais surtout ses livres égalitaires, qui sont minoritaires à l’époque, explique Stéphanie Roza, chargée de recherches CNRS en philosophie politique. Il s’intéresse aux utopies, il est sensible au sort des plus pauvres, à celui des femmes, à l’éducation, à l’injustice."

Une injustice qu’il voit de très près via le travail de feuilliste qu’il exerce à Roye, dans la Somme. Tel un juriste, il est missionné par des nobles pour explorer leurs archives, mettre de l’ordre dans leurs droits et établir quelle redevance les paysans doivent payer.

De ces expériences, naît le rêve de changement. Babeuf commence à poser par écrit des idées de réformes profondes et produit avec un géomètre Le cadastre perpétuel, un ouvrage présentant une méthode de mesure rationnelle des terres du royaume afin de répartir l’impôt de manière plus juste.

Hasard du calendrier : les sans-culottes prennent la Bastille la semaine où il est à Paris pour l’édition de son livre. Il est horrifié qu’on ait promené la tête du gouverneur au bout d’une pique, condamne la violence... mais l’explique par les violences des rapports sociaux qui préexistent : "Nos maîtres nous ont fait de bien mauvaises mœurs", écrit-il à sa femme le 17 juillet 1789.

1789 : à 28 ans, il envoie son projet à l’Assemblée nationale

Puisqu’il a des idées pour changer le monde, Babeuf va les soumettre. Il décide d’envoyer son Cadastre perpétuel à l’Assemblée nationale, accompagné d’une lettre, Discours préliminaire, élevant l’égalité en valeur cardinale.

[...] la nature, économe de ses dons, ne produit qu’à-peu-près ce qui est utile à tous les êtres qu’elle crée ; & quelques-uns ne peuvent pas jouir d’un superflu, sans que d’autres manquent du nécessaire. [...] Pour justifier l’extrême inégalité des fortunes dans l’état de société, on dit cependant que, même dans l’état sauvage, tous les individus ne jouissoient pas rigoureusement d’une égalité absolue, parce que la nature n’avoit point départi à chacun d’eux les mêmes degrés de sensibilité, d’intelligence, d’imagination, d’industrie, d’activité & de force [...] Mais si le pacte social était véritablement fondé sur la raison, ne devrait-il point tendre à faire disparaître ce que les lois naturelles ont de défectueux et d’injuste ? [...] Au lieu de cela, les lois sociales ont fourni à l’intrigue, à l’astuce & à la souplesse, les moyens de s’emparer adroitement des propriétés communes. [...] Rien n’a fixé les bornes des richesses qu’il fut permis d’acquérir. 

Extrait du Discours préliminaire

Et la philosophie de mener à la politique. Dénonçant les "classes égoïstes" et "la classe opulente" face aux "classes malheureuses", Babeuf, très enthousiaste, propose aux députés d’instaurer un impôt unique et proportionné aux "facultés respectives" de "tous les François". Mieux, cette fiscalité financera des services publics, à commencer par une éducation laïque : "qu’en place de tous ces Maîtres d’Ecole de Paroisses, qui n’ont que ce qu’il faut d’acquit pour insinuer des notions barbaresques à leurs Elèves, on substituât des Instituteurs capables au moins d’enseigner à lire passablement [...] Que le Peuple ainsi éduqué, offrira une totale différence caractéristique avec le Peuple d’aujourd’hui. Celui-ci est grossier, superstitieux, stupide & sans énergie : celui-là sera éclairé, industrieux, actif et patriote."

Que l’on établisse une caisse nationale pour la subsistance des Pauvres. Que l’on salarie, sur les fonds publics, les Médecins, Apothicaires & Chirurgiens, pour qu’ils puissent administrer gratis leurs secours. Qu’il soit fait un plan d’éducation nationale, dont tous les Citoyens puissent profiter. Que les Magistrats soient aussi salariés sur les revenus publics, pour pouvoir rendre la Justice gratuite.

Extrait du Discours préliminaire

"Avec Babeuf, on va passer de l’utopie à l’action", résume Jean-Marc Schiappa. Une proposition d’action qui n’aboutit pas. Elle n’est lue que par une poignée de députés, perdue dans une myriade de doléances. "Sur le moment, on compte 100 000 brochures imprimées, car depuis 1788, Il y a une totale liberté de la presse. Toute personne qui a des idées et sait écrire les soumet", explique l'historien. 

Babeuf se battra pour les siennes - au prix de multiples séjours en prison - et elles ne tarderont pas à prendre de la valeur.

Du meneur de foule picard… Au révolutionnaire parisien

Au début de la Révolution, Babeuf n’est qu’un militant de province. "Je suis né Picard, je suis familier de leur caractère", disait-il. "C’est un meneur de foule, il rédige des pétitions pour abolir les droits féodaux, est élu de l’administration révolutionnaire à Montdidier... il fait partie de ces leaders populaires qui émergent partout dans le royaume", décrit Stéphanie Roza. "Il était très aimé, surnommé "le Marat picard", ajoute Jean-Marc Schiappa, mais en proie à une violente hostilité de la noblesse et de la bourgeoisie locale, qui l’ont empêché d’entrer chez les franc-maçons et de se présenter aux élections nationales."

En 1792, des ennemis politiques de Babeuf lui tendent un piège, qui l’amène à produire un faux pour lequel il est condamné. Il fuit à Paris en février 1793. Un mal pour un bien.

Le sans-culotte picard va être embauché à la mairie de Paris et y gagner progressivement en notoriété. "Il se fait connaître dans une couche militante, restreinte certes, mais il est apprécié, parce qu’il est sérieux, efficace, sincère", développe Jean-Marc Schiappa.

Il découvre aussi la puissance des moyens publics, avec l’impression (fausse) que Robespierre porte le même projet d’égalité absolue. "Il devient un artisan de la Terreur et ça lui plaît beaucoup, pose Stéphanie Roza. Il y a un volet social important dans la Terreur et Babeuf, chargé de réquisitionner les grains et de les répartir dans la population tout en faisant respecter les prix, découvre que l’État peut réguler l’économie, peut mener une politique égalitaire au-delà d’un simple partage des terres."

Babeuf et sa pensée prennent donc de l’ampleur, tandis que Robespierre se perd dans le volet répressif de la Terreur. Trop de morts, y compris aux yeux du Picard. Et alors que sa figure tutélaire a été renversée, Babeuf lance en septembre 1794 un Journal de la liberté de la presse rapidement renommé Le Tribun du peuple, qui aura une réelle influence dans les milieux populaires. Le journal vante le "bonheur commun" et, selon Sophie Roza, "Babeuf passe du partage des terres et du fermage collectif, à la collectivisation aussi des moyens de transport, des manufactures, des moyens de production".

C’est là aussi que Jean-Noël devient Gracchus. "Babeuf refusait son prénom chrétien et avait déjà décidé de s’appeler Camille, en référence au général romain, la fascination pour l’antiquité étant commune à toute l’époque, rappelle Jean-Marc Schiappa. Mais il se rend compte que c’est le nom donné à l’harmonie sociale, or il milite pour l’affrontement social... et choisit donc Gracchus", comme les frères Gracques, des tribuns assassinés après avoir tenté de réformer le système social romain.

Tout va très vite pendant cette révolution. En quelques semaines, Babeuf renoue avec les anciens robespierristes pour s’opposer à la bourgeoisie, qui a repris le dessus et annule les avancées sociales récentes. Dans la foulée, celle-ci le fait à nouveau emprisonner. Encore un obstacle, pour mieux sauter.

1795-1796 : l’échec de sa propre insurrection

Derrière les barreaux, le révolutionnaire-lecteur déguste un petit ouvrage du philosophe des Lumières Étienne-Gabriel Morelly, Le Code de la nature (1755), oeuvre utopique qui a l’originalité de se conclure par "un plan de législation idéale" que Stéphanie Roza qualifie de "premier programme socialiste de l’histoire de France", proposant notamment d’abolir la propriété privée. De quoi nourrir encore sa propre pensée et, parce qu’il est temps, sa propre insurrection.

Sorti de prison, Babeuf relance Le Tribun du peuple et publie le 30 novembre 1795 un Manifeste des Plébéiens dans lequel il propose de "supprimer la propriété particulière". Alors que les Parisiens meurent de faim, il veut reprendre la Révolution et la pousser à son aboutissement à ses yeux : l’égalité absolue. Pour que l’égalité de droit se concrétise en égalité de fait, il faut "la communauté des biens, des travaux et des jouissances".

Que le peuple proclame son Manifeste. [...] Qu’il prouve que la démocratie est l’obligation de remplir, par ceux qui ont trop, tout ce qui manque à ceux qui n’ont point assez ! [...] Que le seul moyen d’arriver là est d’établir l’administration commune : de supprimer la propriété particulière ; d’attacher chaque homme au talent, à l’industrie qu’il connaît ; de l’obliger à en déposer le fruit en nature au magasin commun, et d’établir une simple administration de distribution, une administration des subsistances qui, tenant registre de tous les individus et de toutes les choses, fera répartir ces dernières dans la plus scrupuleuse égalité [...]

Extrait du Manifeste des plébéiens

Un projet communiste, et une stratégie pour le faire appliquer. "Babeuf avait une vista politique incontestable, raconte Jean-Marc Schiappa. Ses camarades lui disent : "Maintenant, c’est ton tour !". Avec de grands noms de la presse démocratique et d’anciens robespierristes, les "Égaux", il crée en mars 1796 un comité clandestin, le Directoire secret de salut public.

"Ils l’imaginent sur le modèle de la Terreur montagnarde : une première insurrection, une période de terreur et une dernière phase où il n’y aurait plus de propriété, détaille Stéphanie Roza. Une république communiste, finalement."

Mais la conjuration des Égaux tourne court. Très vite, un conjuré trahit les siens. Babeuf est arrêté et, condamné à mort par la Haute cour de justice installée à Vendôme, tente de se suicider au couteau. "La guillotine est considérée comme une peine infamante, alors que le suicide est un acte révolutionnaire, explique Jean-Marc Schiappa. On est maître de son destin et, en plus, c’est une manière de nier tout sentiment religieux."

Agonisant, Babeuf est emmené sur l’échafaud et meurt le 27 mai 1797.

La reconnaissance de Marx

Le Picard s’en est allé mais, après des années de chape de plomb sur la mémoire de la Révolution, un livre de 1828, Conspiration pour l’égalité dite de Babeuf, fait renaître le mouvement babouviste.

"Il est écrit par un ami conjuré de Babeuf, revenu de la déportation à laquelle il avait été condamné, et il va faire le tour de l’Europe, explique Stéphanie Roza. Il raconte le rôle central de Babeuf dans la conjuration et va jouer le rôle de passeur avec le mouvement républicain ouvrier du 19e siècle."

Des groupes de néo-babouvistes se forment dans les années 1830 et 1840, à l’époque où un certain Karl Marx, très grand connaisseur des doctrines politiques de la Révolution française, travaille comme journaliste à Paris. Pour la philosophe,"c’est très probablement à leur contact qu’il devient communiste".

Marx se revendique des écrits de Babeuf, qui avait selon lui créé "le premier parti communiste réellement agissant". "Platon défendait déjà l’absence de propriété privée, mais Babeuf était le premier à proposer la communauté des biens comme un objectif de militants", note Stéphanie Roza. Jean-Marc Schiappa confirme : "Babeuf a donné deux idées au marxisme : la nécessité d’abolir la propriété privée ; et celle d’organiser ses partisans, hier par la conjuration, demain par la Ligue des communistes."

Le communisme ne se résume pas au babouvisme. Marx a largement puisé dans la philosophie allemande et l’économie politique anglaise pour développer son analyse sociale, économique et financière du capitalisme, tandis que Babeuf n’a jamais utilisé le terme prolétariat... puisque le prolétariat industriel n’existait pas. Mais il a été - et reste pour certains - une inspiration.

Je dirais que c’était "un révolutionnaire comme Marx". Quelqu’un de terriblement devancier. Or aujourd’hui, au moment de la pandémie, l’inégalité sociale est au moins aussi forte qu’en 1796. Alors la question de l’abolition de la propriété particulière n’est-elle pas cruciale ? Le message babouviste est pertinent. Mais on ne trouvera en 1796 les réponses à une situation de 2021. Elles seront faites par les hommes et les femmes d’aujourd’hui.

Jean-Marc Schiappa

Jean-Marc Schiappa est lui-même militant. Aux élections européennes de 2019, il avait intégré le comité de soutien de La France insoumise. En revanche, il n’est point besoin d’être engagé, ni né dans la boue, pour réinterroger des notions prises pour acquises. Dans quelles mesures l’avoir doit-il dominer l’être ? Et de se souvenir que, deux siècles et demi plus tôt, un jeune Picard avait tenté d’inscrire sa réponse dans l’Histoire.

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