L'histoire du dimanche - La Charte d'Amiens de 1906, texte fondateur du syndicalisme révolutionnaire à la française

En 1906, le 9e congrès de la CGT réuni à Amiens a adopté un texte qui allait durablement marquer l’histoire syndicale française. Grève générale, lutte des classes, émancipation ouvrière : la Charte d’Amiens a scellé les bases du syndicalisme révolutionnaire à la française.

Amiens, le 8 octobre 1906. Sous un soleil radieux, quelque 300 délégués syndicaux, arrivés la veille de toute la France, affluent vers l’école du faubourg de Noyon, au sud-est du centre-ville. À 10h30, l’effervescence règne sous le préau de l’établissement scolaire, sobrement "orné de quelques drapeaux rouges", comme le décrit le journal L’Humanité dans son édition du lendemain. Personne ne le sait encore, mais le 9e congrès d’Amiens adoptera cinq jours plus tard une motion qui va marquer l’histoire syndicale française de son empreinte révolutionnaire.

Lutte des classes et grève générale

Parmi les délégués présents : Victor Griffuelhes, secrétaire général de la CGT depuis cinq ans et partisan d’un syndicalisme révolutionnaire, Auguste Keufer, représentant de la réformiste fédération du livre, ou encore Victor Renard, mandaté par la fédération du textile et favorable à un rapprochement avec le parti socialiste. Trois visions différentes pour l’avenir de la centrale syndicale. Trois visions qui vont s’affronter, jusqu’à ce que l’une d’entre elles parvienne à faire consensus. Elle sera incarnée par une motion qu’on appellera quelques années plus tard la charte d’Amiens.

"La charte d’Amiens n’est pas un acte fondateur de la CGT à proprement parler, nuance d’emblée Michel Pigenet, professeur émérite à Paris I, puisque les idées qu’elle entérine ne sont pas nouvelles mais elle fixe la méthode et le projet cégétiste : la lutte des classes comme conception de la relation entre les travailleurs et les employeurs, la grève générale comme moyen de renverser la société en place, l’émancipation intégrale comme objectif ultime et le syndicat comme outil privilégié de transformation sociale." La messe est dite.

La motion de Griffuelhes est d’inspiration révolutionnaire mais elle ne s’y réduit pas, ce qui expliquera sa longévité parce que chacun peut y retrouver ce qu’il veut.

Michel Pigenet, professeur émérite à Paris I

Cette résolution traversera le XXe siècle, et près de cent ans plus tard, la majorité des grandes plateformes syndicales françaises s’en réclament toujours, avec quelques ajustements dans le discours, toutefois. "À sa création en 1948, FO a insisté sur l’indépendance vis-à-vis des partis politiques alors que la CGT d’après-guerre s’est concentré sur l’aspect lutte des classes et émancipation, détaille le spécialiste de l'histoire du travail et du syndicalisme. Aujourd’hui Sud se réfère volontiers à l’action directe et reste attaché au mythe de la grève générale."

L'émancipation des travailleurs par les travailleurs

Retour en 1906 : la CGT est encore un jeune syndicat, puissant mais vulnérable. Depuis sa création en 1895, il se distingue par un refus catégorique de toute tutelle politique. "Il y a l’idée que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, explique le professeur d'histoire contemporaine. Et le syndicat, qui est une organisation ouvrière par définition, a davantage de légitimité que le parti, qui réunit sur des bases idéologiques des militants de classes sociales variées, notamment des bourgeois."

Il faut regarder quelle était son sens profond [la Charte d’Amiens]. Il était clair : ne pas permettre à la classe ouvrière d’être roulée. Roulée, ni par ses ennemis, ni par ses faux amis, ni par ses propres délégués, mal tenus en main.

Pierre Monatte, figure majeure de la CGT, 1956

Mais les différents partis socialistes, unifiés en 1905 sous la bannière de la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO) ne l’entendent pas de cette oreille. C’est du moins ce que craint une partie de la CGT et l’épineuse question des rapports entre la CGT et la SFIO sera le sujet principal de conversation de ce neuvième congrès, celui qui brûlera toutes les lèvres. À l’ouverture des débats le jeudi 11 octobre, après plusieurs jours de discussions variées, "les délégués arrivent à l’heure, animés déjà, passionnés, insoucieux du temps merveilleux dont nous jouissons à Amiens depuis notre arrivée", écrit L’Humanité. "Et le public est déjà nombreux."

C’est Victor Renard qui ouvre le bal et monte le premier à la tribune défendre sa résolution. "Il reste prudent et propose d’établir des liens temporaires avec la SFIO parce qu’il croit en l’action du parti pour faire avancer au parlement les revendications syndicales, explique Michel Pigenet. Mais il ne se fait aucune illusion et sa motion est très nettement repoussée deux jours plus tard." Le lendemain, c’est au tour de Keufer le réformiste de défendre son point de vue. Celui de la neutralité politique au sein du syndicat.

Voici la dernière journée et nous en sommes encore à la question des rapports de l’action syndicale et de l’action politique. […] Aussi, le congrès va-t-il entendre la troisième série d’orateurs des trois tendances […].

L’Humanité, 14 octobre 1906

La victoire du consensus

D’autres propositions se succèdent, sans remporter de réelle adhésion. Jusqu’à celle de Griffuelhes, qui parvient à présenter une résolution d’orientation syndicaliste révolutionnaire certes, mais qui peut être votée par tout le monde. Ce texte, dont on raconte qu’il a été écrit sur un coin de table à la gare, est adopté à 824 voix contre 3, avec un seul bulletin blanc, celui de Renard. La Charte d’Amiens est née.

"C’est une belle manœuvre pour couper l’herbe sous le pied de ses opposants parce qu’à la fois elle évoque la lutte des classes, la grève générale et l’émancipation des travailleurs mais en même temps elle proclame l’indépendance du syndicat", sourit le professeur d’histoire contemporaine. Une belle manœuvre mais pas que. Parce qu’à l’expropriation capitaliste le texte allie des revendications quotidiennes, "il donne une bonne raison aux non-révolutionnaires de rejoindre le syndicat", complète-t-il. Et de damer le pion à la SFIO, qui partage la même ambition.

La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat.

Charte d’Amiens, 1906

Le congrès d’Amiens sera l’acte final rêvé d’une année 1906 agitée. "Cette année-là, le mouvement social est dans une phase ascendante, explique Michel Pigenet, et un 1er mai explosif est attendu pour réclamer la journée de huit heures." En mars, la catastrophe de Courrières, dans le Pas-de-Calais, qui voit plus de 1 000 mineurs succomber à un coup de grisou, ne fait que renforcer la détermination des travailleurs. Aujourd’hui, on estime à 9,4 millions le nombre de journées de grève enregistrées dans le pays. "Un certain nombre de militants pensaient que la révolution allait venir, explique l’historien. Mais ça ne vient pas."

Un héritage inconscient

Ce qui vient en revanche, c’est la Première Guerre mondiale, en 1914, qui – sans surprise – plombe le mouvement social. La CGT, pourtant antimilitariste, ne respecte pas son engagement de décréter la grève générale en cas de conflit armé et soutient même l’effort de guerre. "C’est une terrible épreuve de vérité", souligne l’historien. De scissions en réunification, la CGT ne sera plus jamais la même mais toujours, les syndicats qui naîtront de ces divisions se réclameront de la Charte d’Amiens. Jusqu’à l’étranger, où le texte provoquera la sympathie de la CNT espagnole, de l’IWW américain et de petites structures en Allemagne, Italie et au Royaume-Uni.

"La France va rester le pays de la grève générale, ou généralisée, analyse Michel Pigenet. Si on regarde 1936 ou 1968, on voit bien qu’elle reste un moyen privilégié de déblocage même si elle ne vise plus à amener la révolution." Aujourd’hui, si la Charte d’Amiens demeure une référence pour les vieux briscards du syndicalisme, elle n’imprègne plus de la même manière l’engagement de la nouvelle génération. Du moins pas consciemment. "C’est devenu un texte patrimonial, conclut le professeur. Le cégétiste ou le sudiste de base ne connaît plus forcément ce texte même si dans sa pratique il est porteur de cet héritage."

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