Magistrats, avocat, greffiers : face au manque de moyens, une mobilisation historique des métiers de la Justice

Ce 15 décembre, les métiers de la Justice se mobilisent massivement pour demander des moyens et effectifs supplémentaires. En novembre, le suicide d'une jeune magistrate avait fait éclater le mal-être de toute une profession.

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C'est la première fois de notre histoire récente qu'ils font front tous ensemble. Avocats, greffiers, magistrats, chefs de tribunaux, Cour de cassation... Tous les professionnels de la Justice sont mobilisés ce mercredi 15 décembre, en grève ou dans la rue, à Paris ou en régions, comme à Lille ou Amiens. Le premier acte d'une mobilisation appelée à durer dans le temps.

Mort de Charlotte : les magistrats crient leur douleur

Le 23 novembre, c'est une tribune douloureuse qui met le feu à la conscience collective. Trois mois plus tôt, Charlotte, une jeune magistrate s'est suicidée à Boulogne-sur-Mer, à l'âge de 29 ans. Ses collègues décrivent une jeune femme rigoureuse, professionnelle, humaine. "Nous souhaitons affirmer que son éthique professionnelle s’est heurtée à la violence du fonctionnement de notre institution", clament ceux qui l'ont connue.

"A des conditions de travail difficiles s’ajoutaient des injonctions d’aller toujours plus vite et de faire du chiffre. Mais Charlotte refusait de faire primer la quantité sur la qualité. (...) Comme beaucoup, elle a travaillé durant presque tous ses week-ends et ses vacances, mais cela n’a pas suffi. Se sont ensuivis un arrêt de travail, une première tentative de suicide. Nous souhaitons affirmer que Charlotte n’est pas un cas isolé." Combien sont-ils à s'être reconnu dans ces cadences infernales, cet épuisement ? Ils sont aujourd'hui plus de 7000 à avoir signé le texte.

"La situation est extrêmement difficile, que ce soit pour les magistrats, les greffiers, les avocats, ou les justiciables qui sont face à nous" explique Sandra Leroy, déléguée régionale de l'Union Syndicale des Magistrats (USM) qui exerce à la cour d'appel d'Amiens. Le manque de moyens et surtout d'effectifs a rendu la situation volcanique. "On ne peut pas audiencer nos dossiers aussi vite qu'on le devrait, que ce soit les affaires familiales, les demandes d'indemnisation au civil... Et les délais de traitement s'allongent. Dans la chambre où je travaille, on est censé travailler sur des procédures à délai rapproché, et on a parfois quatre mois d'attente."

La Justice, le parent pauvre du budget français

D'après les calculs de la Commission européenne pour l'efficacité de la Justice, un organisme indépendant, la France est loin d'être le meilleur élève en Europe. En 2018, le budget investi dans la "justice judiciaire" (appellation qui exclu notamment le monde pénitentiaire, ndlr) est de 69,5 euros par habitant en France. Le total des sommes atteint à peine 0.2% du PIB. Par comparaison, l'Allemagne dépense 131 euros par habitant. 

Concernant les effectifs, la France compte environ 11 juges professionnels pour 100 000 habitants, contre 24 en Allemagne. Les membres du personnel non-juge, comme les adjoints administratifs ou les greffiers, absolument indispensables, sont 34 pour 100 000 habitants contre 65 en Allemagne. En résumé, l'étiquette "Peut mieux faire" nous colle à la peau.

"La crise de la justice due à l'absence de moyens est une vérité ancienne, estime Laurence Soula, spécialiste de l'Histoire de la Justice. Ce qui change, depuis plusieurs décennies, c'est la politique d'effectivité et de rendement qui rendent ces situations insupportables aux dirigeants et aux parties. Elle était déjà une réalité criante dans les années 90 et le déficit s'est sans cesse creusé, malgré les annonces récurrentes de certains gardes des sceaux. Un constat fait par la cour des comptes en 2018 est que même quand le budget augmente, cela n'a pas forcément d'effets sur le nombre d'emplois, ni sur les délais de jugement du contentieux."

Résultat : une profession toute entière qui se sent à bout. " Ça se traduit par une audience correctionnelle qui termine à 00h30 quand on est convoqué à 14h, et payée le même tarif que si on avait fini à 16h. Par exemple chez le JAF quand on attend des décisions sur le droit de visite des enfants, le dossier peut mettre 8 mois voire un an avant d'être audiencé. Ce sont des plaintes déposées devant les services de police qui mettent plusieurs années à être instruites. Et nous, on recueille dans nos cabinets la frustration, la colère de gens qui ne comprennent pas pourquoi l'affaire de leur vie n'est pas traitée à la hauteur de son importance" témoigne Me Antoine Chaudey. Avocat à Roubaix, il est également président lillois du syndicat des Avocats de France.

Les métiers de la Justice font bloc, une entente "historique"

Les syndicats d'avocats et de greffiers sont rapidement venus en renfort de la mobilisation des magistrats. D'ordinaire, les corps de métiers qui œuvrent pour la Justice ont des revendications propres aux spécificités de leur exercice. Entre eux se tissent des enjeux de pouvoir, de hiérarchie, de reconnaissance et les relations parfois houleuses à force de s'affronter en audience. Dans les couloirs des tribunaux, malgré un passion commune, ça sent parfois la poudre. Mais l'infernal flux tendu, ils connaissent tous.

"La tribune est un élément déclencheur qui a fait remonter des difficultés qui sont aussi les nôtres, que nous dénonçons depuis des années. Pour moi, c'est quasiment historique, ce mouvement de convergence", apprécie gravement Me Antoine Chaudey, président local du Syndicat des avocats de France, à Lille. "Il faut une embauche significative, et qui ne se limite pas à ces contractuels qui sont qualifiés de "sucres rapides" par notre Garde des Sceaux" ironise le responsable syndical.

Pour Sandra Leroy, la représentante de l'USM, cette mobilisation est bel et bien exceptionnelle : c'est la première fois de son histoire que son syndicat appelle à la grève. "Normalement, nous sommes régis par une ordonnance de 1958 et les mouvements collectifs ne nous sont normalement pas permis. Mais nous faisons du droit, donc nous avons trouvé une faille et développé une argumentation à l'appui de notre déclaration de droit de grève, détaille-t-elle. La chancellerie est en train de demander aux chefs de cour et chefs de juridiction de remonter le nombre de grévistes et leurs noms. C'est un début de chasse aux sorcières mais tant pis, nous assumons."

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